L'impression d'un regard.
Tanguy Blum
Regarder des murs accrochés sur des murs : ce qui pourrait s’apparenter à un voyeurisme ironique ouvre d’abord une porte de la perception fait d’entailles puis d’encre pour plonger de manière sensible, intuitive, dans l’univers de Kurt Cobain. Le résidu artistique de cinq photos des deux chambres de l’appartement de 140 m2 occupé par Kurt Cobain et Courtney Love, enceinte de leur fille, dans le quartier cossu de Fairfax à Los Angeles entre 1991 et 1992, tags, seringues, cigarettes, emballages plastiques et détritus aléatoires éparpillés par un mode de vie erratique se retrouvent ainsi donnés à voir.
Ce choix opéré par Sylvain Fraysse de fixer ces témoignages objectifs, presque anecdotiques et totalement dépourvus de jugements est tout sauf innocent : au-delà du travail de la matière, il vient questionner le rapport à la mort – et à la vie – de l’artiste.
La présence de magazines musicaux (on devine la couverture de Rolling Stones et du fanzine Maximum Rock N Roll sous une pile de journaux) et des inscriptions murales lisibles des seul initiés (le groupe de punk Nation Of Ulysses, le nom de Gérard Cosloy, directeur des labels indépendants Homestead et Matador Records) témoignent de l’intégrité de Kurt Cobain et de son amour inconditionnel de la musique qui était partout, tout le temps dans sa vie. Mais à mesure que l’œil s’habitue à cet univers d’obsidienne, le contexte, les objets éparpillés et les dessins sur les murs importent peu.
La gravure gomme les repères de la réalité pour n’en garder que l’essence, une essence noire et blanche où les contours se font plus tranchés ou au contraire s’effacent selon les reliefs des sillons creusés à la main dans le plexiglas. Bien plus que la reproduction d’une photo, plus encore que le négatif de cette photo, Sylvain Fraysse creuse, sillonne, affirme cette subjectivité, puis par l’addition de l’encre jusqu’à l’impression finale sur le papier, il fait ressortir la substance humaine emprisonnée dans ces photographies.
Son travail nous fait toucher du doigt un mystère, qui est comme une pierre philosophale de la noirceur : c’est un art qui change l’image en humain, l’objectif en subjectif et dévoile le sensible par cet accomplissement poétique : l’impression d’un regard.
Ces éléments inanimés, tour à tour emprisonnés dans un magma noir et blanchi (bleach, comme le premier album de Nirvana) convoquent des natures mortes – still life en anglais –. Ce ne sont plus seulement des lieux, ni des objets, ni même les vestiges d’une rock-star au cœur pur et torturé qui ressortent de ces gravures, mais les traces d’une lutte pour la sincérité.
Manifestation bichrome de cet anti-destin que célébrait André Malraux, la gravure inscrit la permanence qu’on ne trouve que dans la mort et dans l’art. Un fil ténu entre l’éphémère et le permanent est donc au cœur de cette série, et c’est sur ce fil que Kurt Cobain a avancé dans un équilibre fragile, avec pour seul bâton de funambule une sensibilité extrême.
Sous l’effacement des contours et des formes de ce qui a été un moment de la vie du chanteur-guitariste, cette série tient du portrait d’un être utrasensible sur scène, dans ses textes, ses amitiés et dans son appréhension du succès.
Un paradoxe vivant, célébré à travers la mort qui l’obsédait, qui rêvait d’un destin illustre mais n’était pas taillé pour la célébrité. La série s’intitule Rust Never Sleeps (« la rouille ne dort jamais »), un vers emprunté à la chanson de Neil Young Hey Hey My My (Into The Black) citée par Kurt Cobain à la fin de sa lettre de suicide écrite en rouge sur blanc. « I don’t have the passion anymore, and so remember, it’s better to burn out than to fade away » (« je n’ai plus la passion, et souviens-toi, il vaut mieux brûler que s’éteindre à petits feux »).
Les gravures de Sylvain Fraysse rendent hommage à cette brûlure, ils en sont la cicatrice : comme le musicien est passé à travers le feu et comme il cassait rageusement ses guitares sur scène, Sylvain a détruit le plexiglas avec lequel il fait corps pour créer.
Si la rouille ne dort jamais, la mémoire de Kurt Cobain non plus et la matière de l’artiste encore moins.