Les chambres mystérieuses.

Julien Syrac

Un divan. Un drap défait. Une tête de lit capitonnée. Le rectangle bouffant d’un coussin. Un bouquet sur la table de nuit. La rotonde pâle d’un abat-jour. Un papier-peint désuet. Un rouleau de papier toilette. Au mur, une Joconde grimée, deux têtes de cerfs, les yeux tristes d’un lion. Une paire de talons aiguilles sur l’étagère. La plante de pied d’un teddy-bear géant. La liane épineuse d’une guirlande électrique. Une rainure de carrelage, un bout de radiateur, un coin de chambranle. D’autres formes encore, que l’œil tente de déchiffrer en suivant les fissures, les taches claires sur le fond noir, grouillant et vibratile comme une forêt dans la nuit, ou bien, quand les valeurs du clair-obscur s’inversent, dans les reliefs gris de la chambre surexposée. La chambre où tout se passe. Devant, au milieu ou décentré, mais toujours central, un visage : penché sur le côté, le menton dans une main appuyée sur un coude, ou les deux échouées sur les cuisses, ou c’est un ongle qu’on ronge, un téléphone qu’on regarde, la nuque qu’on gratte, ou les genoux qui remontent comme un barrage, devant un pli de ventre nu, un soutien-gorge dont la bretelle a glissé. C’est une bouche, qui ne sourit pas. Ce sont des yeux surtout, des yeux dont les paupières semblent lourdes, comme quelque chose qui tombe et résiste, qui voudrait veiller mais s’endort, ou dormir et n’y arrive pas. Des yeux qu’on voudrait accrocher, qui se dérobent. Ils regardent ailleurs, un ailleurs proche et très lointain, sans vrai lieu, un ailleurs métaphysique. Et nous, nous qui sommes tout devant, derrière la glace sans tain de l’écran, l’unique et trompeuse fenêtre de ces chambres qui n’en ont pas d’autre, nous les regardons, fascinés.


Il y a le sujet, le matériau, l’idée, et puis il y a l’œuvre. Le sujet, au départ, semble être la pornographie, déjà abordée par Sylvain Fraysse (Let’s Build a Fire, 2014). La pornographie dans sa forme la plus récente, la plus « démocratique » : celle du camming, où des personnes seules, en couple ou davantage, amateurs ou professionnels, se mettent en scène et se filment dans leur espace privé, diffusant les images en direct sur Internet, via des plate-formes dédiées. Dans ce monde insomniaque du life-casting, la frontière entre le site pornographique et le « réseau social » est mince, poreuse, incertaine. C’est tout son intérêt. Voilà donc le matériau : ce sont les centaines de captures d’écran effectuées par Sylvain Fraysse au cours des ans sur l’une de ces plateformes, Chaturbate, lancée en 2011. Le nom du site : tout un programme, aux accents d’utopie ludique et impossible, comme Internet n’a cessé d’en susciter, d’en promettre, d’en rater : mot-valise formé à partir de chat (« discuter », « papoter ») et de masturbate – traduction inutile. Avec le matériau, l’idée : elle est annoncée dans le titre, Melancoliate, autre néologisme, inventé par Sylvain Fraysse, où la référence au site fournisseur est réduite à un suffixe allusif, presque anecdotique, le sulfureux verbe indevinable, qui laisse à la « mélancolie » une primauté éclatante. L’artiste, dès ce titre, révèle que le matériau a été détourné, le sujet déplacé : ce ne sera plus le cam-porn, mais « l’ennui propre à ce nouveau face à face numérique », comme il l’écrit dans sa note d’intention. Ce sont les moments « entre », les intermèdes, les coulisses, l’antichambre du sexe dans la chambre filmée, sous l’œil vital et oublié de l’écran, qui est à la fois le miroir, la fenêtre, la glace sans tain. Instantanés du désœuvrement, de solitude, d’absence. C’est au fond l’Ennui, la condition psychologique moderne identifiée par Baudelaire, toujours réactualisée, toujours actuelle. C’est la Mélancolie, plus romantique et plus ancienne, qui nous ramène évidemment ici, vu la parenté du titre et du médium, à celle de Dürer, elle aussi le menton dans la main, le coude sur le genou, le regard ailleurs. Si l’on tire un peu le fil de la métaphore hors de la pelote étymologique, la « bile noire » ce serait l’encre qui irrigue la plaque du graveur, la substance active de l’estampe, le révélateur des sillons, des balafres dont est faite l’image. C’est tout ce qui est vie sous nos yeux : la chambre, les êtres dans cette chambre.


Il y a le titre, qui annonce l’idée et reformule le sujet, et puis il y a l’œuvre, qui confirme : sur les 91 images qui composent Melancoliate, aucune n’est pornographique. Aucun acte ni organes sexuels, très peu de nudité, et alors comme incidente, naïve, une nudité de vestiaire plus que de scène classée X. Non seulement les images de Melancoliate, à rebours de ce que propose Chaturbate, ne donnent pas à voir le sexe, mais elles montrent les signes du fantasme subtilement tournés en dérision, en tendre dérision. Il y a la première image de la série, deux filles, l’une debout qui presse ses seins, l’autre assise devant l’écran : où le cliché de séduction incarné par la brune au visage tronqué, avec sa cambrure, sa moue, son rouge à lèvres, ses créoles, son décolleté, contraste avec le regard mélancolique de la blonde – manifestement coiffée d’un accessoire absurde, une espèce d’auréole en moumoute, comme pour aller au bout de la symbolique ange et démon du duo. Et c’est la blonde, c’est l’ange triste aux airs de Marylin qui a un visage complet, un regard ; c’est elle qui intrigue, qu’on regarde. Plus loin, il y a la jeune fille avec son serre-tête de playmate à oreilles de lapin : comment son regard pathétique contredit la vocation érotico-ludique de l’accessoire, ramené avec tout le fétichisme sous-jacent à l’impuissance d’un reliquat, comme un hors-sujet puéril, comique. Il y a aussi la fille en soutien-gorge et collier à mousqueton, tatouée sur l’épaule gauche, qui se détache comme une apparition, spectrale, tragique, un peu goyesque, sur un fond entièrement noir : toute l’audacieuse assurance de son harnachement « BDSM » annulée par son regard égaré, entre l’absence et la sidération, ces grands yeux noirs auxquels un léger strabisme ajoute une touche d’innocence enfantine. Il y a aussi la fabuleuse image du mâle bodybuildé, torse nu dans la pose du Penseur, la nuque basse sous le regard supérieur et morne d’un lion punaisé : comme l’exploit d’Hercule inversé, comme une allégorie de la Force vaincue, de la Force inutile. Comme pour signifier, avec ironie et tendresse, la vanité du corps héroïque, de la machine sexuelle. Nous sommes décidément loin de
la pornographie. Et la nouvelle œuvre de Sylvain Fraysse va plus loin encore.


Il y a l’œuvre et il y a celles qui la précèdent, qui aident à l’apprécier. Chez Sylvain Fraysse, le rapport de continuité est évident entre Let’s Build a Fire (2014), Rust never Sleeps (2017), 01:22:38/01:23:08 (2018-2021) – que par commodité j’appellerai « Monika » – et Melancoliate. Toutes sont des séries de gravures à la pointe sèche sur plexiglas, tirées en noir et blanc, réalisées à parties de photographies, préexistantes ou obtenues par captures d’écran.
D’autres continuités, thématiques, sont à première vue identifiables : la chambre (l’appartement de Kurt Cobain à Fairfax dans Rust Never Sleeps), la pornographie (Let’s Build a Fire), le visage, le regard (« Monika »). Je risque une hypothèse : la série Melancoliate naît d’une sorte de choc dialectique entre Let’s Build a Fire et Monika, dont elle est à la fois une synthèse, un prolongement, et à mon sens un dépassement, remarquable de cohérence et de maturité. De Let’s Build a Fire, elle reprend le matériau des intimités « capturées », des extraits de vidéos Internet ; mais quand celles-là étaient explicitement pornographiques, donnant à voir un acte sexuel, certes fragmentaire et brouillé, les images de Melancoliate, on l’a dit, ne montrent pas le sexe, ni ces visages féminins aux expressions démonstratives, souffrance, provocation, extase, qui jalonnent Let’s Build a Fire. (Mais les visages sont là, sans l’être systématiquement : ils n’y étaient pas dans Rust Never Sleeps). Aussi, le trou par lequel on regarde a changé : le cadrage fixe, les plans plus larges de la webcam ont remplacé le zoom mobile et prédateur de la caméra subjective dans la main du partenaire sexuel. Quand le dessin de Let’s Build a Fire est saturé d’effets dynamiques, tremblements, lavis, griffures, entraînant parfois l’image aux frontières de l’abstraction, celui de Melancoliate, sans rien avoir d’hyperréaliste, permet de lire confortablement l’image, comme un portrait ou une scène de genre. Quand Let’s Build a Fire – où les images porno alternent avec celles de véhicules accidentés, lieux désolés, cadavres d’animaux – apparaît comme l’expression, sinon le manifeste, d’une esthétique post-punk, composant un album sauvage et torturé, « d’un romantisme noir, bilieux », comme écrit Antoine Beauchamp, Melancoliate – que la conjonction de ces deux adjectifs semble littéralement prédire – paraît avoir gardé la mélancolie mais laissé le romantisme, l’agitation, le punk : comme un assagissement.


Entre les deux, ce n’est pas un hasard, il y a Monika. De ce travail spectaculaire, obsessionnel, un peu sisyphéen, Melancoliate reprend le systématisme sériel (absent de Let’s Build a Fire), la composition en planches quadrillées d’une vingtaine d’estampes chacune. Le matériau originel, l’univers exploré la rattachent cependant à l’œuvre précédente, comme si Melancoliate était le carnet intime de Let’s Build a Fire passé par le tamis formel de Monika. Dans cette série, Sylvain Fraysse décomposait en 701 images, 701 estampes gravées à la pointe sèche, le plan-séquence d’environ trente secondes où l’actrice Harriet Andersson, dans le film d’Ingmar Bergman Un été avec Monika (1952), fixe longuement l’objectif-spectateur. Regard inoubliable, considéré, à tort paraît-il, comme le premier « regard caméra » de l’histoire du cinéma, et dont Jean-Luc Godard disait qu’il était aussi, de la même histoire, le plus triste. Ce choix d’une image « culte » tirée d’une œuvre d’art qui l’est autant, et comme sacralisée encore par sa démultiplication en centaines de miniatures comme autant d’icônes originales, ce choix donc – par où Monika s’inscrit à plein dans ce jeu discursif avec la référence culturelle qui caractérise l’art postmoderne – contraste exemplairement avec celui assumé dans Melancoliate, où Sylvain Fraysse, délaissant l’objet « noble », revient à ses premières amours, au matériau numérique anonyme et licencieux de Let’s Build a Fire. Comme un sculpteur, après avoir répété jusqu’à l’épuisement un motif hiératique dans un marbre de prix, reviendrait aux produits épars et oubliés de l’érosion du monde, à ces cailloux qu’il ramasse au fond des ravins : parce qu’il les aime, qu’il sait les voir, qu’il veut les montrer. Mais ces cailloux, comme il les sélectionne et les travaille, doivent quelque chose à l’œuvre antérieure, la monumentale. Sans Monika, la série Melancoliate n’aurait peut-être pas été ce qu’en fin de compte elle est : une série de visages, une galerie de portraits.


Il y a de l’une à l’autre comme un phénomène de desserrement général, à tous niveaux, et c’est cela qui m’intéresse : pour mieux comprendre Melancoliate et, espérons, mieux réussir à en parler. D’abord, le fait qu’au visage de la seule Harriet/Monika succèdent plus d’une centaine de sujets différents. Ensuite, ces images – les plaques, car le graveur travaille à l’échelle 1/1 – sont plus grandes : 12,5 x 16,5 cm contre 5 x 6,7 cm pour les miniatures de Monika. Et le champ s’est élargi : quand le plan resserré de Bergman gommait volontairement l’arrière-plan, avant de le dissoudre dans un fondu au noir artificiel, laissant le seul visage de Monika apparaître dans la solennité d’un clair-obscur dramatique, dans Melancoliate l’espace des chambres fait partie intégrante du sujet, interagissant avec les visages et les corps, qui sont là, parfois en entier. Enfin, et c’est la différence la plus subtile mais la plus significative : à une ou deux exceptions près (et toujours quand il s’agit d’un couple), aucun des visages de Melancoliate, plus d’une centaine, ne regarde la caméra, c’est-à-dire nous, en face, dans les yeux. L’absence de regard caméra, de regard direct, c’est l’absence de défi érotique. C’est le contraire de Monika, où le « jeu scopique » instauré par la caméra de Bergman est le sujet même de l’œuvre : il faut soutenir le regard de Harriet/Monika, démultiplié en centaines d’images qui sont autant de tentations et d’énigmes, autant de formulations d’une même énigme universelle et obsédante. Alors j’imagine que Sylvain Fraysse,
après ces centaines d’heures passées à affronter le regard de Monika – dans une sorte de duel qui tiendrait à la fois de l’interrogatoire, de la corrida et de l’acte amoureux –, aura senti le besoin de desserrer l’étreinte, de sortir du piège scopique. C’est-à-dire déposséder les êtres dont il grave les traits de ce pouvoir subjuguant du regard direct : qui engage trop littéralement le dialogue dans le langage de la séduction. Comme si l’artiste – à rebours du parti-pris de « Monika », mais en gardant le grand thème du visage, féminin surtout, et c’est pourquoi la comparaison me semble éclairante – avait voulu que ses personnages, déjà délivrés de l’exhibition sexuelle, ne puissent être les initiateurs du dialogue qui s’établit entre eux, qu’on regarde, et nous, qu’ils ne voient pas. Comme pour affirmer à la lettre notre condition de voyeurs, mais en réalité – puisqu’il n’y a « rien à voir » – pour transformer cette condition : car en les déchargeant, c’est nous qu’il libère.


Il y a l’œuvre et comme le regard la reçoit ; il y a la composition, le dispositif. L’édition en cinq planches de Melancoliate respecte la charte graphique – le template – de la première page du site Chaturbate, « induisant dans certains cas des coupes horizontales dans les images d’une même ligne, de façon à évoquer le défilement ou scrolling propre aux interfaces numériques », ainsi que Sylvain Fraysse l’écrit dans sa note d’intention. Le cadre de l’œuvre, au sens propre, est posé, et il est fidèle à la source, comme un gage de transparence presque journalistique. Entre parenthèses, on pourrait en rester là. L’artiste aurait pu se contenter, pour faire œuvre sur Chaturbate, de faire tourner le template sur le mur du White Cube, comme un grand catalogue édifiant, avec un texte et sa signature dans un coin. Il y aurait eu discours, il y aurait eu message : sur l’époque, sur un monde de flux numériques et de sociabilité virtuelle, consommateur d’images évanescentes et déjà périmées, d’une obscénité diluée par le nombre, où durée et mémoire sont sacrifiées sur l’autel d’un interminable présent d’obsolescence, où tout va trop vite, tout est simulacre, tout est pornographie, plus rien n’est Éros : etcetera. Sylvain Fraysse ne fait pas cela. Son œuvre n’est pas rhétorique ; elle ne parodie pas, ne dénonce, n’accuse rien. Elle transfigure, en profondeur. Elle est, au sens fort, création. D’abord parce qu’à l’intérieur du template, la composition est inédite : jamais les 91 images de Melancoliate, et même pas deux, ne se sont trouvées ensemble sur une page Chaturbate. Elles ont été soigneusement choisies, et j’ai essayé de dire à quel point ce choix, intuitif aussi bien, était riche de sens. Ensuite, à la logique de défilement potentiellement infini du scrolling, qui est la logique, l’idéologie même du panta rhei cybernétique, l’œuvre imprimée oppose la réalité d’une fin, concrète et structurante : dans le blanc du papier, le noir du cadre, à la dernière planche. Comme les chambres qu’elle montre, la série est close.


À première vue, ce dispositif clos, par le regard englobant qu’il offre sur une multiplicité d’intimités séparées, semble vouloir installer le spectateur dans une position « panoptique », encore meilleure que celle du voyeur Chaturbate : comme un surveillant de nuit devant son écran de contrôle. À première vue. Car en réalité, ce qu’on voit dans les cases de l’écran désamorce la sensation de puissance voyeuriste ou policière : aucun crime à surprendre, ni lieu vide où traquer le passage d’une silhouette suspecte, les traces d’une scène macabre. C’est simplement une galerie de personnages, ordinaires, innocents. Un album généreux dont le parcours, grâce au quadrillage qui permet de sauter d’une image à l’autre dans tous les sens possibles, prend un tour intensément ludique : c’est le grand jeu des différences et des ressemblances, le grand plaisir de la variété dans la masse homogène. Chaque figure est à la fois sujet singulier et maillon d’une chaîne dynamique, modulée et enrichie au contact des autres, comme dans une foule vue d’un balcon, par exemple, ou des poissons derrière la vitre d’un aquarium – le confort et la gravité de l’immobilité en plus. Il y a recoupements, comparaisons, associations, repérage de paires, de familles. On s’arrête, on s’attarde, on s’attache : à des atmosphères, des poses, des expressions, des visages, des êtres dont le mélange de dérobade et de disponibilité, en même temps qu’il la frustre en surface, excite
la curiosité en profondeur. La part manquante – le sexe, l’événement, le spectacle – devient la part mystérieuse, la troisième dimension que le spectateur invente et explore par un moyen qui n’est plus la lecture factuelle de l’image, mais l’imagination.


Ici il faut parler de la gravure, dont Sylvain Fraysse, qui ne s’y limite pas – et par humilité refuse de se dire « graveur » –, a fait un médium de prédilection. Elle lui permet de travailler la capture vidéo exactement comme son contraire. Les images générées instantanément, en masse et à flux tendu par la machine deviennent artefacts singuliers, produits du travail patient de la main humaine. L’image « plate » et sans support physique devient dessin d’abord incisé sur la plaque de plexiglas, enfin fixé sur le papier. La couleur devient noir et blanc, qui indique qu’on a quitté la perception réaliste pour entrer dans le domaine de la représentation artistique. Ce choix du noir et blanc, que nous associons inconsciemment à un « passé moderne », celui de la photographie avant la couleur, est le premier facteur de l’inscription, au sens propre, des images de Melancoliate dans le temps de l’histoire et de l’art. L’instantané peut devenir durée, le fugace, durable, la transparence, épaisseur et mystère. Voilà pour la formule ; mais l’énoncer ne suffit pas à rendre l’ampleur de la transfiguration : elle est à voir dans chaque image. Sylvain Fraysse manifeste une fidélité primitive à son outil, la pointe sèche : il ne dessine pas, il grave, il gratte. En regardant de près les estampes de Melancoliate, on remarque que le geste est toujours vertical, court, sec, un hachurage serré évoquant plus l’opération répétitive du grattage, les brosses métalliques du sculpteur, que le trait linéaire du dessinateur. L’artiste semble vouloir s’éloigner du réalisme photographique comme on s’éloigne du présent immédiat. On pourrait parler d’un processus, à la fois plastique et métaphorique, d’archaïsation de l’image. Il est particulièrement sensible dans le jeu des gris, couleur de la pierre, grattés comme la pierre, qui donne aux images de Melancoliate une sorte d’ancienneté minérale : les images abondent d’effets d’érosions, de grain, de sillons, de strates, qui brouillent la texture et la nature des objets, un pan de mur devenant une paroi de grotte, un couvre-lit un chaos rocheux, l’ombre d’un genou une échine montagneuse. Comme si la géologie, plus ancienne mémoire qui soit, avait fourni le dessin premier de ces images, le fond hasardeux et archaïque, aux abstraites beautés de traces, sur lequel les objets, les êtres que nous voyons se seraient lentement individualisés. Ils apparaissent dans une série de vibrations fines, aux résonances mélancoliques, plus liquides que minérales cette fois, comme si la scène était vue à travers un rideau de pluie (une impression déjà présente, en plus marquée – plus musicale, plus romantique – dans Let’s Build a Fire). On pense aux estampes de Degas, ces « sorties du bain » et autres scènes d’intérieur, où des filles, souvent vues en plongée comme dans Melancoliate, se déshabillent et se peignent dans le clair-obscur vaporeux d’une petite chambre : c’est le même trait hachuré et pluvieux, la même poésie de l’instant volé, la même vibration d’intimité sensuelle et mystérieuse. Aussi, ces effets d’ondes évoquent l’idée d’une présence cryptée, brouillée, menacée par le bug qui déstabilise, dissout et efface l’image : avant le « bruit blanc » puis l’écran noir qui signent la fin de la communication, interruption accidentelle mais fatale dont les estampes de Melancoliate, par leurs
contrastes marqués, comme si une valeur était en voie d’absorber les autres, semblent suggérer la probabilité et l’imminence. Et donc l’urgence à saisir ces images, dont Sylvain Fraysse, en un tour de
force discret, rappelle la fugacité originelle, la précarité ontologique, par l’usage même du médium qui les inscrit dans la durée.


Enfin il y a les noirs, ces noirs qui rappellent que Sylvain Fraysse a beaucoup travaillé au fusain avant de commencer à graver, ces noirs denses, gras, capiteux, qui injectent dans l’image une plasticité et une épaisseur organiques, comme – fidélité encore aux moyens de l’art – la traduction en acte du phénomène de révélation que produit l’encre en irriguant les creux de la plaque gravée. Ce que ces noirs révèlent notamment, qui rythme la série et en constitue l’élément érotique le plus saillant (l’érotisme de fond tenant en un mot : jeunesse), ce sont les chevelures féminines, ces grandes pluies de cheveux noirs qui encadrent et soulignent les visages comme un appel, une promesse, un abandon. Presque, Melancoliate est une ode à la chevelure des femmes. Par où l’on revient à Degas. Par où l’on revient aussi – puisque la femme en cheveux, depuis Marie-Madeleine, c’est toujours déjà
la prostituée – à la réalité des filles s’exposant sur Chaturbate, mais innocentée, sublimée par le symbolisme qui transfigure cette réalité sans la cacher : on revient à toute la peinture occidentale. Il y a tellement de peinture dans Melancoliate… Si la série Let’s Build a Fire était un morceau de musique, si Monika mettait cinéma et photographie en abyme, c’est à la peinture, au portrait, qu’on associe spontanément Melancoliate. On pourra y voir des madones italiennes, la folle de Géricault, la bohémienne de Renoir, la somnambule de Courbet, des liseuses de Corot, des baigneuses de Degas…
Il n’y a pas d’image sans imaginaire. Si nous entrons dans Melancoliate avec tant de facilité, mais intensément, en profondeur, c’est peut-être parce que nous y retrouvons spontanément la grammaire visuelle et symbolique d’une tradition picturale – celle du nu, entre autres et fondamentalement – qui a éduqué notre œil à regarder le sujet humain dans toute la réalité de sa nature. Les images de Melancoliate, parce qu’elles s’inscrivent dans cette tradition réaliste et, osons le mot, humaniste, nous parlent un langage familier. Et cette familiarité ancienne, inconsciente, dédoublant celle des scènes si extrêmement contemporaines que les images donnent à voir, leur donne une profondeur culturelle qui permet, à la manière d’un papier calque dont le dessin ne correspondrait pas exactement, de faire ressortir leur originalité ; de mesurer la façon qu’elles ont, dans un jeu d’écarts subtils, de renouveler l’imaginaire pictural classique et moderne.
Ainsi, l’angle et le champ offerts par l’œil de la webcam réinventent le point de vue du peintre sur son modèle ; les regards légèrement déviés des internautes sur l’écran ne sont pas ceux des portraits classiques ; enfin et surtout, la gamme des attitudes et des gestes « capturés » par la caméra numérique forme un lexique corporel original : propre à cette nouvelle configuration de l’Ennui, cette nouvelle réalité de la Mélancolie, si véridiquement actuelle, qu’est l’état de veille devant un écran d’ordinateur. Jamais la peinture évidemment, la gravure ni même la photographie ne nous l’avaient fait voir.
C’est l’œuvre de Melancoliate de nous le dévoiler, transcrit dans le langage de l’art : comme imaginaire. Comme poésie et comme roman.


Car on pourrait finir comme ça, en digressant une dernière fois à défaut de conclure, et dire que les images de Melancoliate, si elles sont des tableaux, sont aussi des fictions littéraires, des petits romans. Pas de roman, pas de modernité non plus sans individu ordinaire saisi dans son intimité, son ennui, son imagination : dans sa chambre. Certaines chambres de Melancoliate, avec leurs lits de fer, leurs papiers-peints désuets, leur tissus râpeux, leur obscurité de cave, leur modestie de mansarde, avec leurs amoureuses de cabaret ou leurs rêveurs malingres dont le corps est trop lourdement là, la tête si manifestement ailleurs, avec leurs jeunes couples épuisés et hagards, l’un semblant toujours monter la garde autour de l’autre qui se repose, et avec ce noir et blanc de carton et d’encre qui semble les faire arriver d’un siècle en arrière – certaines chambres de Melancoliate paraissent tout droit sortir d’un roman. De Dostoïevski ou de Céline peut-être, de Virginia Woolf ou de Henry Miller, peu importe : d’un de ces fragments d’univers romanesque qui peuplent notre imaginaire et dont nous surprenons, dans ces images, la trace et le prolongement. Enfin quelque chose, dans ces chambres mystérieuses, paraît s’être déposé comme la poussière du Temps, comme le résidu vivant d’une histoire déjà écrite, le germe d’autres à inventer.

Auteur·e

Julien Syrac (1989, France) est écrivain. Il est l’auteur du roman La Halle (La Différence, 2017, Quidam Éditeur, 2023, pour l’édition de poche), des nouvelles Berlin On/Off (Quidam Éditeur, 2018) récompensées par le Prix Boccace de la Nouvelle 2019, de deux recueils de poèmes, Complainte du mangeur solitaire (Gallimard, 2019) et Poèmes à Faye (Quidam Éditeur, 2021), ainsi que d’un essai, Déshumanité, paru en 2021 aux Éditions du Canoë. Il écrit également pour différentes revues, dont entre autres la NRF, Zone critique, L’Atelier du roman.