Peior Sum ad Optimum Faciendum Entretien.

Céline Mélissent et Gaëlle Saint Cricq

Céline Mélissent et Gaëlle Saint Cricq : Comment as-tu organisé tes idées pour construire le projet à Uzès, suite à l’invitation du Frac Occitanie Montpellier à produire une œuvre pour les nouveaux bâtiments des lycées, général et des métiers d’art ?

Sylvain Fraysse : Durant les premiers travaux furent découvertes quelques mosaïques datant du premier siècle avant J.C. C’est à partir d’elles qu’ont commencé à s’articuler les idées. La première piste de réflexion s’appuyait sur un diagramme présent sur l’une d’elles. Ce diagramme, dit « templum », était présenté comme relatif aux traités d’arpentages, constitutifs de l’implantation de la cité, entre ordre cosmique et harmonie du monde. Après consultation, il semblerait que cette hypothèse de lecture soit quelque peu hasardeuse, mais le lien avec la mémoire des lieux était tissé.

C.M et G.S.C. : Quel cheminement t’a conduit à utiliser la dalle en pierre comme support et la typographie en caractère romain ?

S.F. : Je travaillais depuis quelques temps déjà sur des pièces où je gravais des textes manuscrits sur des plaques de placoplatre BA-13. Le rapport aux stèles romaines s’est rapidement imposé.

C.M. et G.S.C. : Peior Sum Ad Optimum Faciendum (« Je suis le pire dans ce que je fais de mieux ») évoque une stèle et renvoie à la mort et à la commémoration. Peux-tu nous en dire plus ?

S.F. : Dans sa version première, la pièce devait être incorporée au dallage du parvis, ce qui renvoyait plus directement encore aux stèles funéraires mais également aux étoiles d’Hollywood Boulevard. Pour des raisons diverses, elle est finalement installée verticalement, ce qui lui confère une dimension un peu plus solennelle.

C.M. et G.S.C. : Pourquoi cites-tu les dernières paroles (I’m worse at what I do best) de la chanson Smell Like Teen Spirit de Kurt Cobain, que tu avais déjà convoquées dans l’œuvre Rust Never Sleeps ?

S.F. : Convoquer Kurt Cobain, c’est convoquer une forme de mythologie adolescente. Aujourd’hui, ce n’est plus le chanteur de Nirvana que j’écoutais au collège, c’est une icône au sens d’image fantôme. Smell Like Teen Spirit, littéralement « ça sent l’esprit adolescent » malgré ses paroles obscures, a été élevée au rang d’hymne d’une certaine jeu-
nesse. Le graver « dans le marbre » sur le parvis d’un lycée me paraissait faire sens. Kurt Cobain n’a-t-il pas déclaré : « S’il y a bien une chose que je peux reprocher au punk rock, c’est son refus du
sacré et de l’érudition » ?

C.M. et G.S.C. : Tu as choisi de traduire cette phrase en latin, en sachant que peu de gens seraient capables de la comprendre. Peux-tu nous expliquer ce choix?

S.F. : Le trouble tient une place importante dans mon travail. Le rapport entre le simulacre et la copie également. Dans un lieu où les savoirs de l’artisanat, manuels, techniques, jouxtent le purement intellectuel, questions que mon travail ne peut ignorer, il s’agissait d’évoquer une certaine forme d’érudition propre au latin dans l’imaginaire collectif.

C.M. et G.S.C. : Dans quelle mesure penses-tu que le public, notamment adolescent, peut faire le lien avec le groupe Nirvana ?

S.F. : Il est étonnant de constater qu’aujourd’hui encore des lycéens portent des t-shirts de Nirvana. Après, savent-ils ce que cela revêt, la pièce va-t-elle leur parler ? Même H&M a créé une ligne à partir d’icônes punk et Nirvana est en procès avec une maison de haute couture pour utilisation de leur logo, alors… L’important reste de poser des questions.

C.M. et G.S.C. : Indéniablement il y a une forte référence à la
culture rock. Dans quelle mesure cela impacte-t-il ton travail ?

S.F. : C’est quelque part inhérent à ma pratique. Avec celle du skate, c’est une culture dans laquelle j’ai grandi, avec des codes, une esthétique et un état d’esprit propres dont je ne me suis jamais vraiment départi.

C.M. et G.S.C. : Les icônes sont très présentes dans ta pratique. Peux-tu nous expliquer la nécessité de les convoquer ?

S.F. : Si l’on considère que mon travail interroge essentiellement l’image dans son rapport à notre contemporanéité et que l’étymologie du mot icône est précisément image, nous avons peut-être là un premier
élément de réponse. Mais on peut aussi remonter à ma fascination pour la tauromachie, qui implique esthétiquement le rituel, le sacré, le sacrifice et l’érotisme, voire la pornographie.

C.M. et G.S.C. : Il y a également dans tes pièces une récurrence de l’absence, du souvenir et de la mort. Pourquoi cette obsession ?

S.F. : L’imago grecque n’est autre qu’un masque mortuaire appliqué sur le visage des défunts afin d’en garder une trace fidèle. J’évoque aussi souvent la naissance du dessin selon Pline, la légende de Dibutades est le fait de circoncire une absence dans un tracé au charbon. Les images aujourd’hui n’ont plus de vocation mémorielle, elles sont vouées à la
perte.

C.M. et G.S.C. : L’utilisation de la gravure sur pierre, l’incision,
est-elle un moyen évident de garder une trace pour l’éternité, à l’instar de la mosaïque découverte sur le site du lycée ?

S.F. : La gravure, qu’elle soit sur pierre ou estampée, a toujours été pour moi un moyen d’historiciser les choses. La perte est aussi substantielle à certaines de mes productions, donc je ne parlerais vraiment pas d’éternité.

C.M. et G.S.C. : Tu utilises souvent la technique de la gravure dans tes œuvres, cela suppose un temps de travail assez long, précis, voire fastidieux.

S.F. : Oui, la gravure a quelque chose d’ouvrier. Dans une époque où il n’a jamais été aussi simple de produire et de diffuser des images, le recours à la gravure est un mode d’inscription dans le monde. Une manière d’organiser son pessimisme.

C.M. et G.S.C. : Le rendu brut, sali, saturé de tes œuvres, avec de forts contrastes noir et blanc, fait penser à la fois à l’esthétique grunge, rock, et aux gravures de Goya, qui passent de la beauté au
monstrueux, de la sérénité aux angoisses. Revendiques-tu ces deux références ?

S.F. : Revendiquer, non. Ceci dit, quiconque s’intéresse à la gravure peut, voire doit, s’intéresser à Goya sachant qu’à l’époque, la gravure était rejetée par les artistes car considérée comme une pratique
d’artisan. L’analogie qu’on peut clairement faire est dans les ambiguïtés du rapport texte/image. Si Goya avait connu la photocopieuse, Les caprices auraient-ils fait un bon fanzine ?

C.M. et G.S.C. : Au-delà du parti pris esthétique, la dimension politique inhérente à ces deux références, dans leur désir de dénoncer les servitudes de la société notamment, t’importe-t-elle ? Dans quelle
mesure est-elle induite par ta pratique ?

S.F. : Je ne crois pas beaucoup aux artistes politiques.

C.M. et G.S.C. : Peux-tu nous parler du lien qu’il y a entre culture savante (littéraire, cinématographique, artistique) et culture populaire (surtout musicale) dans ton travail. À quel endroit les choses s’articulent-elles ?

S.F. : La phase de recherche est bien entendu prépondérante dans le process, elle permet de déplacer les choses là où on ne les attend pas forcement. Tout cela doit permettre à mon sens un pas de côté singulier entre ce qu’on peut appeler « un sujet » aussi populaire ou désuet soit-il et sa matérialisation plastique. C’est un peu bateau, mais dans bien des cas il s’agit « de se souvenir d’oublier ». l’arti-
culation se fait au niveau de ce « d’ ».

C.M. et G.S.C. : L’esthétique rock est très présente dans tes pièces mais il y a aussi une place importante donnée à ce que Paul Virilio nomme « l’esthétique de la disparition », notamment au regard
des grandes toiles que tu réalises au charbon, par effacement et superposition des traces des dessins successifs. Est-ce que ce type de travail est une forme de résistance personnelle au flux permanent des images à notre époque ?

S.F. : Mon travail de gravure peut effectivement être pris de la sorte. Concernant le travail au fusain, qui en est quelque part le pendant, on est plus dans la ruine permanente. Mais, pour en revenir à Paul Virilio, dans les deux cas, c’est de temporalité dont il est question.

C.M. et G.S.C. : Ta pratique en creux, par soustraction, est-elle
à mettre en perspective avec ce que Blanchot et Bataille nomment le travail du négatif, dans un rapport au réel et au visible qui passe forcément par la complicité de l’invisible, par un mélange de
transgression et de sacré, pour atteindre une énergie, une matière première sauvage, voire une présence puissante ?

S.F. : Tous deux ont cette réflexion commune sur ce trou du regard, impossible à combler. Il s’agit de donner à voir ce qui se cache. D’écrire l’inécrivable, l’indicible. Cette réflexion sur l’essence même de leur pratique est effectivement une des choses qui me parle. Bataille, évidement pour de nombreuses raisons. J’ai un rapport plus instinctif et intime à Maurice Blanchot.

C.M. et G.S.C. : La tâche de l’artiste aujourd’hui consisterait-elle pour toi comme l’a suggéré Dan Graham, « à ressusciter le passé immédiat – cette période que la culture de la société de consommation
voue à l’amnésie – ainsi qu’à lui appliquer ce passé comme un « anti-aphrodisiaque » pour reprendre l’expression de W. Benjamin ». Créer
des images fantômes en réponse aux images du numériques hyper-réalistes ?

S.F. : Plus qu’une réponse, il s’agit plutôt d’envisager la durée comme un médium à part entière, d’engager la production d’images dans une autre temporalité que celle de l’instantanéité numérique. La latence
est bien plus qu’un processus de création, c’est aussi une forme de mise à distance, un positionnement privilégié.

C.M. et G.S.C. : Tu as aussi un lien fort avec le cinéma, qui prend toute sa mesure dans la pièce que tu es en train de produire, Monika, en référence au film d’Igmar Bergman. Pourquoi ce choix et surtout pourquoi t’être arrêté sur cette célèbre séquence du regard caméra de Harriet Andersson ?

S.F. : De par son rapport à l’incommunicabilité Bergman a toujours été un cinéaste qui m’a paradoxalement beaucoup parlé. L’arrêt sur image fait depuis longtemps partie des ressors qui induisent certains de
mes travaux. Dans le cas du regard camera de Monika, ce fut une simple évidence, instinctive ; que je devais lui donner une forme et que la forme était celle de graver image par image les 701 photogrammes constitutifs des 30 secondes de durée de la scène.

C.M. et G.S.C. : Tu parles de ta pratique de la gravure comme de l’impression d’un regard, peux-tu expliquer ce que tu entends par cette expression ?

S.F. : L’expression n’est pas de moi, mais de Tanguy Blum dans un texte sur Rust Never Sleeps. Je suppose que cela doit avoir à voir avec l’affirmation d’une subjectivité.

C.M. et G.S.C. : Il y a une forme de mélancolie dans ce regard, entre subversion et fatalité, grandeur et misère, ombre et lumière. Est-ce que c’est à rapprocher d’une forme de romantisme noir ?

S.F. : Godard a dit de ce regard qu’il était le plus triste de l’histoire du cinéma. Cette scène, de par sa subversion, constitue une véritable cassure dans l’histoire du cinéma, qui vient rompre avec les codes de l’époque. J’ai plutôt l’impression qu’il vient en finir
avec certains états d’âme. En ce sens, il serait plutôt constitutif d’un anti-romantisme.

C.M. et G.S.C. : Pour revenir à Bataille, l’analogie mort/érotisme est constante dans ton œuvre, entre extase et transgression, comme dans la pièce Let’s Build a Fire.

S.F. : C’est là, je n’en sais pas beaucoup plus. Comme le titre de la série l’indique, il s’agit de construire un feu, c’est extrait d’une chanson de P.J Harvey, Is this desire ?

C.M. et G.S.C. : À travers les icônes que tu convoques, est-ce l’exploration radicale des limites de l’expérience humaine qui t’obsède ?

S.F. : Explorer et opérer un déplacement, rendre compte d’une forme de migration des images. Poser la question de qu’est-ce qu’une icône aujourd’hui en revient à se demander qu’est-ce qu’une image. Ma
génération dite Y, ce qui équivaut à X 2.0 fut l’une des premières à grandir avec les débuts d’Internet. Ça induit de sérieux glissements.

C.M. et G.S.C. : Monika met en lumière un autre rapport au temps, qui ralentit, s’étire, évoquant certaines œuvres de Douglas Gordon. Est-ce un artiste dont tu te sens proche?

S.F. : J’aime son travail, de là à m’en sentir proche… Il se
trouve juste que nous avons quelques territoires en commun..

C.M. et G.S.C. : Quelles sont les artistes qui contribuent à nourrir et faire évoluer ta pratique ?

S.F. : Plus jeune, c’était beaucoup du côté de la photographie et du cinéma qu’il fallait regarder, Michael Ackerman, Nan Goldin, Larry Clark ou Antoine d’Agata ont des esthétiques qui ont indéniablement
influencé mon travail. Mais c’est plus ou moins digéré. Celui qui continue à me nourrir et dont je me sens très proche par certains aspects, c’est Harmony Korine.

C.M. et G.S.C. : Au-delà des formes, des idéologies, dirais-tu
que l’art et le rock se rejoignent dans leur portée transcendantale ?

S.F. : De manière transcendantale, je ne sais pas, ils se nourrissent mutuellement. C’est un peu comme la peinture qui est censée être morte depuis si longtemps. (Ça fait un peu zombie tout ça.).