Le regard de Monika.

Mary Baldo

Le texte qui suit analyse la scène du regard caméra d’Harriet Andersson dans le film Un été avec Monika (Ingmar Bergman, 1952), enquête sur les liens entre le travail de Sylvain Fraysse et le film, et réfléchit aux questions soulevées par 01:22:38 / 01:23:06, la suite de gravures que l’artiste a consacré au regard de Monika. L’élaboration du texte s’est déroulée entre 2017 et 2020 simultanément à la réalisation des gravures par Sylvain Fraysse.


01:22:38 / 01:23:08 est composé de centaines d’images gravées à la pointe sèche sur des plaques de plexiglas de 5 x 6,7 cm et imprimées en 30 planches de 50 x 65 cm. Sur les premières planches que l’on découvre sont alignées vingt-quatre petites gravures rectangulaires. Les images représentent une jeune femme en plan serré, vue de trois quarts. Son visage est tourné vers la droite, elle nous regarde, tandis qu’elle porte sa cigarette aux lèvres. Au premier coup d’œil, les images paraissent identiques. Mais une observation plus attentive révèle d’abord une différence entre la première et la dernière image de chaque planche, puis d’infimes détails changeants entre chacune des images qui se suivent. Un point d’ombre sur la joue a disparu, un autre sur la bouche… Le grain est instable. Quelque chose se passe, d’à peine perceptible. Quelque chose comme un laps de temps. D’une planche à l’autre, nous le devinons, les séries de petits portraits constituent en fait une séquence.

Le titre 01:22:38 / 01:23:08 était un indice. Il rappelle un timecode, système permettant d’identifier les photogrammes d’un film en attribuant à chacun une adresse temporelle suivant le modèle : heure:minute:seconde:image. On nous indique ici le nombre de secondes écoulées, soit vingt-huit. Les vingt-huit secondes de l’inoubliable regard à la caméra à la fin du film d’Ingmar Bergman Un été avec Monika que Sylvain Fraysse a entrepris de reproduire, photogramme par photogramme.



Le personnage de Monika

Un soleil gris se lève sur le port de Stockholm. Des voiliers et des bateaux de plaisance sont à quai, des grues de déchargement de marchandises à l’arrêt. Un mouvement lent de l’une des grues annonce le début d’une journée de travail. Voilà un livreur au milieu du trafic matinal, il pédale avec ardeur sur son tricycle à carriole. Le vacarme de la circulation a remplacé les cornes de brume et les cris aigus des mouettes. Nous suivons le garçon dans les rues de cette ville des années 1950. Ou plutôt, nous le précédons, en travelling arrière, immergés dans le flux urbain. Le livreur fait halte dans le bar d’un quartier populaire. Là, il est abordé par une jeune femme qui cherche du feu pour allumer sa cigarette. C’est Monika. Nous l’avions déjà aperçue quelques secondes auparavant au travers d’un miroir. Lors de cette scène qui marque son entrée dans le film (et dans le bar), Monika s’est approchée du miroir, a manipulé un tube de rouge à lèvres vide qu’elle a fourré dans la poche de sa blouse et, après avoir ajusté son fichu d’un air têtu, nous a tourné le dos et s’est éloignée en tirant sur son jupon trop serré. On a juste eu le temps d’apercevoir une jolie silhouette dans sa vieille blouse et ses bottillons usés tandis que sa mine farouche et sa désinvolture donnaient le ton du film.
Monika est ouvrière dans un magasin d’alimentation. Elle est la seule femme parmi des collègues qui la malmènent, bien qu’elle ne se laisse pas faire. Elle habite un minuscule appartement avec sa mère affairée, son père alcoolique et trois plus jeunes frères et sœurs. Comme les autres enfants, elle dort dans l’unique pièce à vivre, sur une banquette tout près de la table de la cuisine, sans la moindre intimité. Pourtant, elle aime traîner au lit et rêver. Monika est brune, rieuse, pas particulièrement belle, pas poseuse pour un sou. Elle n’a rien d’une gravure de mode avec ses vieilles jupes, ses petits pulls étriqués et ses grandes culottes en coton. Mais elle est très sensuelle, d’une sensualité d’autant plus ravageuse qu’elle se moque du regard des autres. Son regard est intense, un peu fatal. Monika n’a pas froid aux yeux. Elle mastique du chewing-gum en ouvrant grand la bouche, fume des cigarettes et drague les garçons dans les cafés. Elle rêve d’être actrice, c’est ce qu’elle confie à son nouvel amoureux Harry, un soir, après une séance de cinéma. Le couple vient de voir un film intitulé Rêve de femmes. Pauvre Harry, il est désolé de ne pas pouvoir offrir davantage à Monika. Mais elle le rassure gaiement : tu es bien mieux qu’un acteur de cinéma !
Juste après la séance, la vie de Monika va basculer. À cause du film, de la rencontre avec Harry ou de sa pauvreté ? Au cours d’une dispute avec son père, dont elle ne supporte plus l’alcoolisme, elle quitte la maison familiale. Elle part sans but ni repères, avec pour seuls bagages une petite valise, l’amour d’Harry et l’été qui commence.


Harriet Andersson

Monika est incarnée, au sens le plus fort du terme, par Harriet Andersson, actrice née le 14 février 1932 à Stockholm. Au moment de sa rencontre avec Ingmar Bergman, Andersson était une femme affirmée qui s’était déjà forgée une réputation d’excentrique préférant interpréter une pauvre fille sans maquillage ou une ouvrière rebelle mal coiffée plutôt qu’une amoureuse candide. Bergman est prévenu contre la personnalité de la jeune femme. Qu’importe. Il est survolté, totalement fasciné par celle qu’il désignera plus tard comme un rare génie cinématographique.
Sommaren med Monika sort à Stockholm le 9 février 1953. Le film, d’une stupéfiante nouveauté, connaît un succès mitigé. Il sera censuré et interdit aux moins de 15 ans. Un scénario qui malmène le schéma de la famille bourgeoise et l’érotisme ravageur d’Harriet Andersson lui font une réputation sulfureuse sur laquelle les distributeurs jouent allègrement pour attirer le public. Aux Etats-Unis, il sort en 1955 sous le titre Monika, the Story of a Bad Girl associé à une promotion de la nudité dévoilée dans le film. En France, le film est tour à tour intitulé Un été avec Monika, Monika ou Monika et le désir. À sa sortie le 14 mai 1954, il est interdit aux moins de 16 ans mais passe inaperçu. Son érotisme – à replacer dans le contexte des années 1950 – et la légèreté apparente de son scénario ont probablement dérouté la critique et occulté la radicale nouveauté de l’œuvre. Le film est finalement découvert à Paris en 1958, à l’occasion de la rétrospective Bergman organisée par Henri Langlois à la Cinémathèque. Cette fois, Monika fait impression sur les jeunes cinéastes des Cahiers.
François Truffaut cite le film et lui rend hommage dans Les quatre cents coups en 1958. Un jour alors qu’Antoine Doinel et son copain René font l’école buissonnière, ils s’arrêtent dans le hall d’un cinéma et arrachent la photo d’une femme : il s’agit d’une image promotionnelle du film sur laquelle Andersson pose, épaules nues, yeux clos, le visage et le décolleté offerts aux rayons du soleil. L’image est connue et reconnue des cinéphiles. C’est une icône. Le clin d’œil va plus loin : à la fin du film, Antoine en cavale court sans savoir où aller. Il se dirige vers la mer et, une fois les pieds dans l’eau, il adresse à la caméra un regard désemparé fixé par un arrêt sur image.


Le regard caméra

La même année, Jean-Luc Godard publie un article dans lequel il désigne pour la première fois ce qui constitue la nouveauté du film, soit la scène du regard caméra : « Il faut avoir vu “Monika” rien que pour ces extraordinaires minutes où Harriet Andersson, avant de recoucher avec un type qu’elle avait plaqué, regarde fixement la caméra, ses yeux rieurs embués de désarroi, prenant le spectateur à témoin du mépris qu’elle a d’elle-même d’opter involontairement pour l’enfer contre le ciel. C’est le plan le plus triste de l’histoire du cinéma.»1
Ce n’est évidemment pas la première fois que le regard caméra est utilisé. Le procédé est aussi ancien que le cinéma lui-même. C’est une pratique courante du cinéma primitif, qui rappelle ses liens avec le théâtre. Mais son interdiction est devenue une convention fondatrice du cinéma de fiction classique. Comme le dit Roland Barthes «Un seul regard venu de l’écran et posé sur moi, tout le film serait perdu.»2 L’apostrophe au spectateur, qu’elle soit accidentelle ou volontaire, crée une fissure dans l’enveloppe de la fiction. C’est ce pouvoir de rupture qui lui a donné une place importante dans l’histoire du cinéma, au sein de la Nouvelle vague. Ce n’est pas le seul moyen utilisé par Truffaut, Godard et les autres, mais il devient une sorte de signature subversive du cinéma de l’avant-garde française marquée par Monika. D’après Frédéric Bonnaud, la scène du regard caméra de Monika marque un passage de relais entre la pré Nouvelle vague suédoise (qui avait 4 ou 5 ans d’avance sur la France) et le jeune cinéma français3 .

La scène se situe à la fin du film. Monika et Harry sont rentrés en ville après leur échappée belle sur l’île. Le retour à la réalité est terrible. Ils ont dû se marier à cause de la grossesse de Monika. Harry travaille le jour et étudie la nuit dans l’espoir d’offrir un avenir meilleur à son épouse et à leur fille. Monika, elle, ne pense pas à l’avenir. Elle veut le bonheur au présent. Elle supporte mal le manque de disponibilité d’Harry et la présence de cette enfant qu’elle n’a pas voulue. Elle se trouve prise au piège dans la vie banale et laborieuse qu’elle avait tenté d’éviter. Avide de liberté, elle fuit ses responsabilités. Elle traîne au lit, elle sort dans les bars.
Un jour, avant qu’Harry ne parte en voyage, le couple se dispute. Monika, seule chez elle, ouvre les rideaux et, à demi-vêtue, s’étire comme un chat. Elle esquisse quelques mouvements de danse et fredonne un air de jazz tout en se peignant. Le plan suivant commence sur un autre air de jazz : une main insère une pièce de monnaie dans un juke-box et s’anime au rythme saccadé de la musique qui démarre. Nous sommes dans un bar. Le propriétaire de la main retourne s’asseoir. Il tend une cigarette à Monika que l’on découvre installée en face de lui.
La caméra cadre le profil de Monika en plan rapproché juste au-dessous de son épaule droite. La main de l’inconnu munie d’un briquet entre dans le cadre pour allumer la cigarette de Monika, qui s’incline ensuite pour accoler le bout incandescent à celle de l’homme dont on aperçoit désormais le profil. L’homme lui effleure le menton dans un geste de remerciement. Monika répond d’un sourire absent et reprend position sur sa chaise en tournant doucement le visage vers sa droite. Son regard vide balaie l’espace hors-champ entre l’homme assis en face d’elle et la caméra à sa droite. Dans la fluidité de ce mouvement, le cadre se resserre lentement sur le visage de Monika lorsque celle-ci, de trois quarts, ayant repris sa position initiale, lève finalement les yeux en direction de l’objectif et, tout en expirant la fumée, plante son regard droit dans celui du spectateur. C’est le début de vingt-huit longues secondes d’une puissante ambiguïté qui mettent le film en suspens. Tout à coup, Monika est seule, en dehors de la scène qu’elle jouait. Le bar dans lequel elle se trouvait a mystérieusement disparu. Elle prend son temps, comme pour nous dire quelque chose en aparté. Le regard est fixe mais l’expression de son visage change. On croit discerner un voile de mélancolie dans ses yeux.


À quoi pense t-elle ?

D’après Jean-Luc Godard, l’ombre dans le regard de Monika témoigne du dégoût qu’elle éprouve envers elle-même. Car elle opte pour l’enfer (la vie de femme seule sortant dans les bars) contre le ciel (la vie de mère et d’épouse). Mais elle fait ce choix involontairement. Monika aurait donc le diable au corps mais n’en serait pas responsable. C’est une créature incapable de connaître et d’assumer ses propres désirs, une femme-enfant comme le cinéma de la Nouvelle Vague et le cinéma en général les aime tant.
L’interprétation du sentiment de culpabilité de Monika est soutenue par un traitement filmique dramatisant : arrière-plan fondu au noir, musique qui se déconstruit, séquence suivie d’images des rues la nuit évoquant la débauche, le désordre, la perte. Bergman compose le scandale et concède à la morale la possible condamnation de Monika. C’était bien la moindre des choses vu les doutes qu’elle a jetés sur le bonheur familial et l’instinct maternel.
Pourtant, une autre lecture est possible. Revoyons la séquence. Monika est en face de l’inconnu qui vient d’allumer sa cigarette, elle reprend place dans son fauteuil en tournant la tête vers la caméra, alors même que nous prenons conscience de l’adultère qui est en train de se dérouler. Autrement dit, nous la surprenons en flagrant délit. C’est à cet instant précis qu’elle plante son regard dans le nôtre, comme en réaction à notre surprise. Son irruption dans le hors-champ ne nous laisse ni l’espace ni le temps de savoir ce que nous pensons de son comportement. Cette prise à témoin du public a quelque chose de l’ordre de la défiance. Non seulement elle nous demande qui sommes-nous pour la juger, mais elle lance aussi à qui veut le comprendre quelque chose comme « et sinon toi, t’en es où dans ta vie ? ».


Monika brise la catharsis du spectateur

Le point de vue sur Monika est masculin, c’est celui d’Ingmar Bergman. Elle a beau incarner la pulsion de vie face au principe de réalité, elle reste un personnage féminin totalement pris au piège.
Le réalisateur prend soin de nous le montrer au début du film : ouvrière pauvre, harcelée sur son lieu de travail, elle vit avec des parents alcooliques, dans une promiscuité qui ne lui laisse aucune liberté individuelle. Elle n’a pas de marge de manœuvre. Sa soif de liberté est d’emblée pathétique. Ingmar Bergman enferme sa créature de fiction. Mais pour ensuite faire cette chose incroyable, qui consiste à la dégager de son propre scénario. Et il ne le fait pas n’importe quand, mais précisément au moment du scandale. Au moment où son procès approche, Monika brise la catharsis du spectateur et perturbe l’empathie envers Harry. Or, la complicité entre le public et le personnage masculin aux dépens du personnage féminin est une parfaite constante du cinéma, classique ou Nouvelle Vague, d’hier et d’aujourd’hui.
À qui s’adresse donc le regard de Monika ? Dans les conditions historiques de sa réalisation, à un homme. L’auteur est Bergman, les spectateurs d’un film aussi osé dans les années 50 ne peuvent être que des hommes. Mais son caractère de regard discriminant, qui traite les spectateurs comme des individus séparés, fait qu’il est réactivé dans le cadre de l’expérience individuelle et actuelle que chacun.e en fait. Ainsi, rien n’exclut la possibilité d’une expérience féminine et féministe du regard de Monika.


Le film est perdu

La scène semble presque spontanée. On aurait pu croire à une initiative d’Harriet Andersson défiant le metteur en scène qui saisit l’improvisation. Mais la présence d’un autre regard caméra (Harry, à la toute fin du film, regarde la caméra en se remémorant l’été avec Monika), de plusieurs mises en abyme du film (Monika disant qu’elle rêve d’être actrice) et la mise en scène, indiquent bien que tout cela est minutieusement préparé. De toute façon, la personnalité et les méthodes de travail de Bergman ne permettent pas de douter de la préméditation de chaque détail. Mais la créativité de Bergman repose ici sur l’époustouflante présence et intelligence de jeu d’Harriet Andersson. Tout le film semble tendu par la relation entre l’actrice et le réalisateur. Alain Bergala explique qu’avec Monika, pour la première fois, le rapport créateur-créature-spectateur l’emporte sur la fiction et devient le véritable enjeu du film. Le réalisateur et l’actrice vivant réellement une aventure amoureuse (adultère) fait écho à l’histoire de Monika et Harry. L’actrice et le réalisateur jouent ensemble de la perméabilité entre la vie du personnage et celle de son interprète, de la perméabilité des frontières entre la fiction et la réalité.
Ainsi, le regard caméra est fait de plusieurs regards : le regard diégétique de l’héroïne du film qui va tromper son époux, le quitter et abandonner son enfant. Le regard de l’actrice qui s’applique à braver un interdit cinématographique, regarder la caméra (en plus de l’interdit social qu’est l’adultère). Le regard de Harriet Andersson adressé à Bergman son amant, animée d’on ne sait quel motif intime, complicité, défiance ou nostalgie de la fin de tournage (qui correspond à la fin de leur idylle). C’est aussi le regard de Monika-Harriet auquel répond celui de Bergman, car en définitive le regard à la caméra révèle la présence d’un autre regard, celui du réalisateur derrière la caméra. Le film est perdu, comme dirait Roland Barthes4 . Mais pas entièrement. En faisant éclater l’artifice de la fiction, le regard entre Andersson et Bergman met le film en abyme et le film devient le sujet du film.
Ce tissage de regards renvoie tout commentaire à celle et celui qui l’émet, à sa façon d’être femme, d’être homme, d’être humain, à son appartenance sociale, à ses idées sur la famille, éventuellement à sa cinéphilie. L’interprétation de la séquence dépend de la façon dont on l’appréhende, de l’engagement de chaque spectateur. On peut tant dire sans avancer d’un centimètre sur la question de son sens et c’est dans cette incertitude que tout se joue.


Graver le regard

Revenons à Sylvain Fraysse qui est, au moment où j’écris, en train de dessiner à la pointe sèche sur des petites plaques de Plexiglas les visages de Monika/Harriet Andersson. Les 28 secondes comptent plus de 700 photogrammes, autant de plaques à graver. Précisons qu’une seule plaque correspond à environ trois heures de travail. Cela donne la mesure de l’invisible démesure de l’œuvre. Pourquoi tant de peine ? On pourrait soupçonner Sylvain Fraysse de tenter de forcer l’admiration par l’effort fourni. Mais personne ne le fera, puisqu’il n’en restera rien une fois l’œuvre terminée, une fois les matrices détruites. Alors que l’œuvre d’art est désormais caractérisée par sa reproductibilité, qui aura l’idée, face à la multitude des visages imprimés, presque identiques, d’envisager qu’ils aient pu être réellement gravés l’un après l’autre ? Ce serait insensé. C’est pourtant très sérieux. La durée est aussi un médium et le médium est un message. L’œuvre qui s’élabore dans la durée s’engage et nous engage dans une autre temporalité que celle de l’écosystème numérique qui a pris le contrôle de nos existences, nous contraint à l’instantanéité permanente, supprime les distances et les délais. Régime qui impose à l’artiste de produire et communiquer en continu, dans l’urgence. Internet offre la diffusion universelle, sûrement, mais avec une contrepartie : la difficulté d’attirer l’attention. Il faut lutter pour être visible dans la nouvelle économie de l’attention. La concurrence est rude et ceux qui ne tiennent pas le rythme sont pénalisés. Or, la pensée et l’imagination exigent du temps. L’attachement de certains artistes à la lenteur, à la répétition, parfois aux difficultés matérielles de réalisation (qui compromettent la fluidité médiatique de l’œuvre), interroge notre docilité à l’ère du tout-numérique.


L’idée et la matière

Sylvain Fraysse compare l’aspect manuel de son travail au labeur brut et peu valorisé de l’ouvrier, comme s’il fallait se moquer du clivage entre travail intellectuel et travail technique. On peut en effet s’étonner que la fin du mythe du progrès n’ait pas mis en doute la séparation qu’il avait engendrée entre le conceptuel et le manuel, et que cette séparation demeure au contraire un paradigme solide de l’art contemporain. Peut-être parce qu’elle correspond parfaitement à notre monde : elle reproduit la distinction sociale entre ceux qui conçoivent et ceux qui exécutent. Personne ne reviendra sur l’”arte cosa mentale”. Il n’y a pas de peinture sans idée de peinture, c’est indiscutable. Pour autant, l’idée d’une peinture n’est pas une peinture.
Le rapport avec la matière, le processus de fabrication dans sa durée sont pour l’artiste un mode d’inscription dans le monde en réponse à l’hystérie du présent. La réunion de la théorie et de la pratique, de l’esprit et de la main, sont un moyen de reprendre possession du réel. Une forme de résistance. La tentative d’échapper à la lumière aveuglante du spectacle et à la gloire du pouvoir décrite par Georges Didi-Huberman répondant au désespoir du Pasolini de L’article des lucioles.5 Une manière d’organiser son pessimisme, et c’est déjà beaucoup.
Walter Benjamin parlait d’inscription dans l’histoire, de la nécessité de préserver ce qui est menacé, en traçant des signes dans le présent, sans nostalgie. Le graveur trace, découpe, gratte, sillonne et ainsi de suite. Cette lutte contre la matière est déjà une façon d’être au monde, sinon pessimiste, sûrement furieuse. Dans un texte sur la main et la matière, Gaston Bachelard compare cette dernière au monde hostile dont elle a toutes les multiplicités. Le philosophe définit la gravure comme primitive, préhistorique, préhumaine. Nous retrouvons dans le texte de Bachelard les thèmes abordés précédemment : l’articulation intelligence/exécution, le travail manuel et le sens de l’expérience. Si le dessin, la peinture, laissent deviner les mouvements de la main, la gravure réactive la présence de l’artiste de façon autrement plus vivace. Ce ne sont pas seulement des traces mais des sortes de cicatrices du geste. Le temps passé à inciser, lacérer la matière est palpable. La gravure réitère la durée comme aucun autre médium ne le fait.


La gravure comme inscription au monde

Pendant ses jeunes années, Sylvain Fraysse a peint, dessiné, gravé, filmé les performances de plusieurs célèbres toreros. Les implications esthétiques de la corrida mêlent les thèmes du sacré, du sacrifice, de la mort et de l’érotisme. Cet art rituel, métaphorique et anachronique est un vestige témoin de l’archaïque convoitise de l’œil. La psychanalyse nous l’a appris : l’humain est doté de ce « trou du regard » impossible à combler, ainsi voué à l’angoisse, à la recherche des limites du visible, à la quête de ce qui se cache et in fine à la mise en scène de la cruauté. Freud a parlé de pulsion scopique, Lacan d’objet-regard.
L’obsession de la mort, de la perte, la récurrence d’images érotiques, la convoitise des yeux parcourent l’ensemble du travail de Sylvain Fraysse. La série de gravures Let’s Build a Fire (2014, également réalisées à la pointe sèche sur Plexiglas) regroupe des images de véhicules accidentés, lieux désolés, objets qui évoquent l’abandon, la ruine, entre lesquelles sont insérées des scènes de sexe. Ces dernières sont réalisées à partir de photogrammes tirés de vidéos porno représentant des femmes, vues en caméra subjective, du point de vue du partenaire. Hors contexte elles ne sont plus tellement explicites, mais la tension érotique subsiste à travers la caméra subjective.


Peep show et cinéma

De la même façon, le regard qui passe à travers la caméra, la dialectique entre le « regardé » et « être regardé » produit la tension érotique du face-à-face de Monika avec l’objectif. Toute la scène du film d’Ingmar Bergman est un jeu sur la nature voyeuriste du dispositif cinématographique. Il met en place un jeu scopique comparable à celui du peep-show. Monika regarde chaque spectateur comme s’il était seul à la voir.
On se souvient du kinétoscope de Thomas Edison. L’inventeur du film a été dépassé par les frères Lumière car il n’a pas cru – ou n’a pas voulu croire pour des raisons commerciales – à l’intérêt du projecteur qui permettait la diffusion du film à un grand nombre de spectateurs. Son kinétoscope impliquait une machine par spectateur. Il créait une illusion d’intimité entre le spectateur et le sujet. C’est l’ancêtre du peep-show qui, même quand il permet plusieurs regardeurs, repose sur un dispositif qui préserve le tête-à-tête avec le modèle. Chaque spectateur, isolé des autres, peut ignorer leur existence et se croire seul avec le modèle. La projection de cinéma en salle atténue l’intimité originelle du kinétoscope mais ne la supprime pas. La dimension exhibitionniste-voyeuriste est toujours une condition encadrée par un certain nombre de codes qui régissent le cinéma de fiction. On a établi une sorte de contrat, un jeu avec ses règles, « on disait que… », mais l’origine et la nature profonde du cinéma reste voyeuriste.


Le cinéma, art voyeuriste

La scène du regard caméra joue de l’érotisme latent du dispositif cinématographique. Par la mise en scène d’une part : la séquence est isolée du flux narratif du film, en resserrant le cadre, Bergman abaisse progressivement la lumière artificielle, de manière à supprimer le décor en fond (qui se dissout dans l’obscurité) et à enfermer le visage et la main dans un plan serré. À ce stade la caméra se fige, le film semble mis à l’arrêt, la caméra enregistre le regard fixe de Monika pendant de longues secondes. Cette mise en scène crée une atmosphère intimiste que la sensualité d’Harriet Andersson va saturer d’érotisme. La subtilité de son jeu défie tout commentaire. On en revient à jouer sur l’accumulation, l’opposition des pôles, comme nous l’avons fait précédemment : un regard fixe et mouvant, empreint d’intensité et de frivolité, de lâcheté et de courage, une provocation, un aveu de culpabilité ou de concupiscence, et un air de légèreté et de tristesse, l’introspection et la séduction, l’émancipation et l’aliénation, etc. Bergman dit d’Andersson qu’elle est un génie cinématographique, cette scène justifie à elle seule l’éloge, tant la présence de la jeune femme est intense.
Ce texte – qui accompagne la fabrication de 01:22:38 / 01:23:08 – enquête sur les raisons qui lient l’artiste au film, à cette séquence en particulier. La récursivité de l’œuvre, son inventivité dans la relation créateur-créature-spectateur, le mythe cinéphile qu’elle représente, sont des hypothèses. Il reste que Sylvain Fraysse n’aurait probablement jamais consacré un temps et une énergie tels à graver ces secondes de L’Eté avec Monika sans l’intensité de la présence d’Andersson. Sans son charme et sa sensualité. C’est comme si la gravure lui permettait, par un processus long, minutieux, rituel, de résoudre l’énigme de cette présence placée quelque part, on ne sait où, entre la fiction et la réalité. Nous l’avons dit, on ne sait plus à qui l’on a affaire. À Monika, un personnage de fiction. À Harriet Andersson, la femme réelle. L’artiste peut en rêver : elle existe vraiment et a vraiment été assise ici même où Monika est filmée. Ceci a vraiment eu lieu. C’est là mais ce n’est plus là en même temps. Le « ça a été » contemporain du « ce n’est plus » de l’image non-fictionnelle renvoie à la question du pourquoi je vis ici et maintenant. On aborde là les vastes questions de l’être qui portent le joli nom démodé de métaphysique. La scène du regard de Bergman – et son cinéma en général – l’interprétation d’Harriet Andersson et l’enjeu de l’œuvre de Sylvain Fraysse sont d’ordre métaphysique. Bêtement métaphysique, comme disait Barthes.


Soutenir le regard de Monika

Sylvain Fraysse tente de soutenir le regard de Monika. Le soutenir pour l’empêcher de disparaître, le garder le plus longtemps possible, le faire durer, amoureusement, à la manière de la fille de Dibutades tentant de conserver la présence de son amant en dessinant les contours de son ombre sur le mur.
Soutenir ce regard c’est aussi soutenir le défi qu’il lance au cinéma, et à l’art en général : montrer l’invisible. Car ce que Bergman met ici en scène, c’est un paradoxe. Le regard de Monika comporte ceci d’aberrant qu’elle me regarde sans me voir. Comme le sujet photographié décrit par Barthes, Harriet Andersson regarde un appareil, concrètement elle fixe un morceau de plastique noir. Donc, rien. Tout se joue dans le fait qu’Andersson regarde sans voir. Toute la subtilité de la scène se passe à l’intérieur d’elle-même. C’est cela le regard de Monika. En fait, elle ne regarde rien, elle retient quelque chose vers l’intérieur. Sa solitude ? Son isolement ? C’est un abîme. L’invisible du monde intérieur de Monika-Harriet.

Nous rejoignons ici Jean-Luc Godard qui désignait ce plan comme le plus triste de l’histoire du cinéma. On sent quelque chose de sauvage dans le regard de Monika/Harriet. On peut même aller plus loin : une certaine violence. Monika est violente tout au long du film. Le moment du regard caméra contient toute sa brutalité, l’enserre, l’enferme. Le soutenir, c’est s’exposer à cette violence. S’exposer à ce que le regard révèle, à ce qu’il dissimule et à sa folie latente.

01:22:38 / 01:23:08 procède à un examen méthodique non seulement du regard caméra de Monika, mais de son visage en entier. En fait, du visage et de la main qui porte une cigarette aux lèvres. De la bouche, qui, après avoir libéré la fumée chaleureuse et sensuelle, reste légèrement entrouverte. De la bouche animée de petits spasmes qui, comme le regard, sont à la surface du corps, retenus. Un examen de la présence de Monika-Harriet Andersson sous une lumière et dans une durée. De sa présence à l’image, donc de son absence.

Auteur·e

Mary Baldo vit et travaille à Rome. Après un doctorat en Esthétique et Sciences de l’Art (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), elle a passé plusieurs années en poste à l’Académie de France à Rome-Villa Médicis (Italie) et a publié un guide littéraire de Rome intitulé Rome en v.o (éditions Atlande, 2019). En parallèle de la rédaction d’articles et autres collaborations textuelles entre arts plastiques et cinéma, elle poursuit son travail de photographe qui a été publié par Yogurt Magazine en Italie (Dor est paru en 2021) et les revues Possession Immédiate et Polymorphes en France.

Notes

  1. Jean-Luc Godard, Arts n° 680, 30 juillet 1958
  2. Essais critiques III, L’obvie et l’obtus, Paris, Seuil, 1982
  3. Interview de Frédéric Bonnaud dans l’émission 1954 : Monika de Bergman, un film porno ? sur France Culture
  4. «Un seul regard venu de l’écran et posé sur moi, tout le film serait perdu», Essais critiques III, L’obvie et l’obtus, Paris, Seuil, 1982
  5. Georges Didi-Huberman, Survivance des lucioles, Les éditions de minuit, 2009.