Melancoliate Note d'intention.

Sylvain Fraysse

De 1850 à nos jours, la pornographie s’est comme séparée des autres modes de représentation, que ce soit par le caractère massif de sa diffusion, ou à travers « la représentation de l’acte sexuel pour lui-même, indépendamment de toute visée religieuse, politique, voire artistique 1 ».
Si son imagerie était jusque-là reservée aux boudoirs aristocratiques, ou aux collectionneurs cultivés et fétichistes, sa démocratisation va connaître aussi bien en Occident qu’en Asie un premier moment de propagation à grande échelle à la fin du XVIIIè siècle avec l’invention de la gravure. L’invention dans la deuxième moitié du XIXè de la photographie et du cinéma conduit à une rupture majeure dans la fabrication des images. Le XXè siècle poursuit cette révolution et l’amplifie, transformant notre rapport à l’image au point que des années 1950 à 1970, l’évolution des mœurs déplace peu à peu la frontière entre l’obscène et le décent, faisant tomber en désuétude les vieux tabous.
Un exemple illustre cette transformation, le magazine Playboy créé en 1953 voit son tirage passer de 70 000 à 900 000 exemplaires en 4 ans, tandis que le « porno business » connaît un succès florissant sur fond de libération sexuelle. Face à l’explosion des films dits pornographiques est votée en France en 1975 la loi sur le classement « X » des films pornographiques et incitant à la violence, les cantonnant entre autres contraintes à être diffusés dans un réseau de salles spécialisées. Les réactions sont vives et une frange de l’intelligentsia progressiste s’engage auprès des réalisateurs. Des liens entre libération sexuelle, pornographie et combats politiques s’instaurent. La revue Art Press titre son numéro de Janvier / Février 1976 : « Pour la pornographie ? ». Dans son édito, la directrice Catherine Millet se montre optimiste : « Dès que la vague de réaction (bien naturelle, faut pas rêver !) se sera aplanie, qu’à nouveau on achètera son hebdomadaire porno dans le premier kiosque venu, que la porno sera redevenu un genre cinématographique parmi d’autres, que l’on baigne comme on baigne dans la télé et les campagnes électorales, à quelle formidable prise de conscience on assistera ! Souvenez-vous en 68, ce qu’il a fallu de grèves et de barricades, de discours de pavés pour que l’on commence à enregistrer que tout est politique. La pornographie, proliférante, censurée et redoublante, va commencer à faire entrevoir que tout est sexualité2 ».
Une nouvelle fois favorisées par les innovations techniques et technologiques (Vidéo VHS notamment), la pornographie et l’imagerie sexuelle n’ont cessé dès lors de proliférer au point de se banaliser.
Pourtant, la révolution sexuelle alors promue ne s’est pas exactement déroulée comme imaginé. Dans le même temps d’autres modes de visionnage privé sont apparus. « On est passé de la communauté à la cellule, du grand prosélytisme libérateur au huis clos. Telle est la mutation historique et sociale qui a dominé les vingt dernières années3  ». Désormais, « L’éxpérience pornographique se déroule dans un cadre privé, voire solitaire, même si parallèlement se sont épanouies des formes de convivialité autour de l’exhibition de l’intime. L’autre essor de ces nouveaux médias a été de renforcer l’emprise du visuel sur le champ des signes, où s’est imposé un certain code et de l’acte sexuel et de sa représentation. (…) La question de l’influence de ces codes sur les autres domaines de la représentation (art contemporain, cinéma classique), sur l’imaginaire amoureux et sur les comportements mérite d’être posée4  ».
Dans le même temps, l’avènement d’internet et l’apparition des camgirls, camboys et autres camcouples ainsi que des plateformes dédiées à la diffusion de leurs vidéos, a considérablement modifié les dogmes de la représentation pornographique. Alors que la pornographie réfute majoritairement l’idée même de toute ambiguïté, ces modes de diffusion, du fait de la spécificité de leur dispositif, donnent à voir toute autre chose. La pornographie doit donc être repensée à l’aune de cette nouvelle grammaire visuelle.
Le 3 avril 1996, Jennifer Ringley installe une caméra dans sa chambre de résidence étudiante ; toutes les quinze minutes une photographie de sa chambre est publiée en ligne. C’est la première fois qu’internet est utilisé de la sorte pour proposer une diffusion en temps réel. Elle appelle son projet ainsi que son site JenniCam. Afin d’augmenter la visibilité de sa vie quotidienne, elle installe quelques années plus tard d’autres caméras à l’intérieur de son appartement. L’intervalle des photographies passe de 15 à 3 minutes et son site devient payant.
Au début, Ringley éteint la caméra lors de ses moments les plus intimes, mais elle supprime rapidement cette limite. La plupart du temps, les images ne contiennent rien de spécial. Les photos continuent d’être mises en ligne même en son absence. Ringley ignore la caméra et agit comme si elle avait oublié sa présence. Elle dort, s’habille, paresse dans sa chambre, se masturbe, fait l’amour avec son petit ami, le tout devant la caméra et donc devant son public. Cependant, le but du projet n’est pas de produire de la pornographie. Ringley explique que c’est le hasard du moment qui décide de ce que peut voir son auditoire. Le projet prend fin le 31 décembre 2003 après plus de sept ans de life-casting.


Aujourd’hui, on ne compte plus les sites internet proposant des diffusions de vidéos en direct et parmi eux, nombreux sont les sites pornographiques. Les premières plateformes de camsex ont fait leur apparition au début des années 2010. Chaturbate, Cam4, LiveJasmin ou encore My free cams font partie des plus populaires. Les utilisateurs hébergés gagnent de l’argent (dont 50% généralement est prélevé par le site) sous forme de pourboire, ou peuvent prédéfinir les montants à atteindre pour certaines activités.
Dans son texte Pornographie, appareillage numérique et internet : vers une culture sexuelle augmentée ? Fred Pailler divise les usagers de ces plateformes en trois catégories.
Dans un premier temps, on retrouve les professionnels et professionnelles, dont c’est le métier et l’activité principale. Viennent ensuite les amateurs et amatrices, personnes exerçants ces métiers non pas en les considérant comme des professions mais plutôt comme un plaisir, un passe-temps. Arrivent enfin les spectateurs et spectatrices.
Techniquement parlant, les webcams sont des appareils qui impliquent une configuration particulière de l’image qu’ils servent à enregistrer, notamment parce qu’ils doivent être reliés à un ordinateur et à internet. Là où « le cinéma pornographique est celui de l’image autarcique, autonome, consacrant le sexe comme tout5  », le dispositif de la webcam du fait de ces contraintes propres vient bouleverser les codes.
« L’agencement original que constitue l’articulation de la caméra, de l’ordinateur, du bureau ou de la table et de l’internaute détermine en grande partie la nature des images produites : le fait qu’une web-cam soit le plus souvent fixée au-dessus de l’écran, voire y soit intégrée, crée un cadrage typique, plongeant, écrasant la scène, ou bien alimente un effet de « face-à-face », effet parfois inadéquat à l’idée même de pornographie, puisqu’il rend acrobatique les gros plans sur les organes génitaux, les scènes montrant de nombreux partenaires, etc. Mais justement, le face-à-face trouve sa place dans cette nouvelle forme de pornographie6  ».
Le cadrage du plan, majoritairement fixe, tient une place importante dans cette frontalité. Mais une autre des singularités de ce dispositif tient au fait que la personne filmée que nous voyons à l’écran est également celle qui filme. « En même temps qu’elle produit une image pornographique, donc à contenus sexuels, une partie des gestes qui servent à produire l’image apparaît dans celle-ci. C’est ainsi que cette personne ne peut jamais vraiment quitter l’espace immédiat de l’ordinateur et prendre du recul (donc ouvrir le champ de l’image), au risque de perdre la possibilité de contrôler le dispositif par le clavier ou la souris, ou bien de ne pas pouvoir accompagner la production de l’image7  ».
La nature de ces images rappelle celle des films dits « gonzo » (en référence au journalisme incarné par Hunter S. Thompson dans les années 70), très en vogue au milieu des années 2000. Ces productions se caractérisent par une absence de scénario, de décor et de dialogue, ainsi que par l’utilisation de la caméra subjective consistant à voir la scène à travers les yeux de l’acteur. L’acteur filmant depuis son point de vue, son visage n’apparaît de fait pas à l’écran, tout comme le regardeur (voire dans certains cas le diffuseur) du site qui peut rester anonyme.
Si la production pornographique obéit à un impératif d’hyper-visibilité allant de pair avec le refus du sentiment, il n’en est rien dans le cas des sex-cams. Cette forme de pornographie non comme « représentation des corps, mais comme la rencontre d’une image et d’un désir8  » illustre alors parfaitement le précepte de Sherry Turkle : Alone Together.
Dans cet essai paru en 2011, Sherry Turkle décortique l’ambivalence de la technologie comme architecte de notre intimité où « le moi perpétuellement connecté se retrouve aussi étrangement isolé9  ».


La plateforme Chaturbate héberge à flux tendu entre 7 000 et 10 000 diffuseurs dont certains, pour les plus populaires, les plus professionnels ou les plus actifs, sont suivis par plus de 10 000 regardeurs simultanés. Cependant, la grande majorité des « rooms » ne jouissent pas d’une telle visibilité. Elles n’apparaissent alors connectées que par la solitude de ces nouvelles intimités.
Le projet Melancoliate puise dans des centaines de captures d’écran effectuées au cours de ces dernières années et donne à voir ces moments de mélancolie où des femmes, des hommes, des couples se retrouvent dans l’ennui propre à ce nouveau face-à-face numérique.
Regards étrangement absorbés par l’écran qui filme et diffuse simultanément, regards qui se regardent être regardés, regards dans le vide, protagonistes affairés à tout autre chose qu’une activité sexuelle : ces captures d’écran, photographies d’images en mouvement diffusées en direct sur internet ; ces portraits, images éminemment contemporaines sont ensuite reproduites à la pointe sèche sur Plexiglass. Comme souvent dans mon travail, la durée est ici aussi un médium et le médium un message. « L’œuvre qui s’élabore dans la durée s’engage et nous engage dans une autre temporalité que celle de l’écosystème numérique qui prend le contrôle de nos existences, nous contraint à l’instantanéité permanente, supprime les distances et les délais10  ».
Melancoliate s’inscrit dans la continuité des préoccupations déjà présentes dans des travaux antérieurs. Notamment dans Let’s Build a Fire puis plus récemment dans la pièce 01:22:38 / 01:13:08, relative à la scène du fameux regard caméra iconique du film d’Ingmar Bergman Un été avec Monika. Dans son texte, Séquence sur séquence, Mary Baldo évoque ces précédents : « La série de gravures Let’s Build a Fire (2014, également réalisées à la pointe sèche sur Plexiglass) regroupe des images de véhicules accidentés, lieux désolés, objets qui évoquent l’abandon, la ruine, entre les-quelles sont insérées des scènes de sexe. Ces dernières sont réalisées à partir de photogrammes tirés de vidéos porno représentant des femmes, vues en caméra subjective, du point de vue du partenaire. Hors contexte elles ne sont plus tellement explicites, mais la tension érotique subsiste à travers la caméra subjective. De la même façon, le regard qui passe à travers la caméra, la dialectique entre le « regardé » et « être regardé » produit la tension érotique du face-à-face de Monika avec l’objectif. Toute la scène du film d’Ingmar Bergman est un jeu sur la nature voyeuriste du dispositif cinématographique. Il met en place un jeu scopique comparable à celui du peep-show11  ».
Ici, c’est non seulement, la nature de l’image première qui se voit questionnée, mais c’est également celle de la gravure comme multiple autonome qui s’en trouve déplacée. L’édition en 5 planches de 70 x 120 cm reprend strictement la charte graphique, le template, de la première page de Chaturbate, induisant dans certains cas des coupes horizontales dans les images d’une même ligne de façon à évoquer le défilement ou scrolling, propre aux interfaces numériques.
Ce parti pris vient alors tronquer certaines images, annule une part de leur lisibilité, en déplace leur complétude et entraîne de nombreux décalages dans la linéarité des planches les unes vis-à-vis des autres.

Notes

  1. Jean-Claude Bologne, Histoire de la pudeur, Paris, Perrin, 1986, p. 188.
  2. Catherine Millet, Art Press, 22, janvier-février, p 2.
  3. Gérard Lenne, Érotisme et cinéma, Paris, La Musardine, 1998, p. 341.
  4. Laurent Martin, Jalons pour une histoire culturelle de la pornographie en Occident, Nouveau monde éditions, 2003, p. 19.
  5. Matthieu Dubost, La tentation pornographique, Paris, Ellipses, 2014, p.24
  6. Fred Pailler, Pornographie, appareillage numérique et Internet : vers une culture sexuelle augmentée ?, sur Politiques des affects, 2013
  7. Ibidem
  8. Paul Matthias, intervention au séminaire sur les politiques amateurs, dir. par Laurence Allard, 2009
  9. Sherry Turkle, Seuls ensemble, Paris, l’échappée, 2015, p. 245.
  10. Mary Baldo, Séquence sur séquence, revue Offshore n° 51 Automne / Hiver 2019, p. 5.
  11. Ibidem