Autour du travail d'Agnès Fornells.

Exposition Escape au FRAC Occitanie Montpellier, 2017

Céline Mélissent

La fascination exercée par l’Amérique Latine sur les voyageurs provient sans aucun doute de l’exubérance de sa nature et du sens de la fête de ses habitants ; tout semble participer à la célébration de la vie. Agnès Fornells est tombée sous le charme, mais au-delà des images d’Épinal, elle aime se plonger seule dans les villes, déambuler dans les rues de Mexico, glanant çà et là des fragments d’un monde qui se livre tel quel. Pour autant, les images et les mots collectés ne relèvent pas du documentaire mais d’une vision sensible et poétique. L’artiste accueille ce qui arrive, fouille pour capter quelque chose qu’elle ne sait pas. En s’abandonnant ainsi à la possibilité de l’événement, elle en exprime la diversité et l’étrangeté, sans supposition ni attente.
La série De l’autre côté place celui qui regarde dans cette disposition d’esprit dans la mesure où, bien que les photographies paraissent familières, certains éléments viennent perturber leur perception, les images dégagent une sorte d’irréalité. Un glissement a lieu, qui pousse à confondre la réalité et l’effet des images. Par un jeu de mise en abîme, la réalité se dédouble pour mieux lever les voiles et faire écho aux vacillements qui recouvrent le réel. L’envers montre un endroit possible aux rues déformées, découpées, floues, partielles. Agnès Fornells regarde « de l’autre côté de la flaque »1 , au travers d’un miroir, cherche la logique et le sens de ce nouvel arrangement. Elle a capté Mexico dans l’eau des rues, au hasard des surfaces délimitées, avant de retourner les clichés pour nous placer face aux images. Ne pas tout saisir instantanément permet de chercher à comprendre. À l’envers ou à l’endroit, les reflets sont l’occasion de voir autrement. « La vie réelle se porte mieux si on lui donne ses justes vacances d’irréalité »2 . Cette série renvoie également à l’histoire particulière qu’entretiennent les chilangos3 avec l’eau, soumis aujourd’hui à des pénuries, alors qu’à l’origine la ville était traversée de nombreux cours4 . Lavant fréquemment les rues et les places à grande eau, les flaques semblent un rappel inconscient à cet âge d’or de la ville.
Hecho en México résulte aussi d’un travail de rencontre, de découpe et de déroute. L’artiste rêve une sociologie pour restituer un nouveau langage qui mixe traduction littérale et interprétation. À partir de la collecte de mots écrits et d’annonces dans les rues et places de Mexico, elle met en tension et en lien des fragments plus ou moins aléatoires pour composer des textes, lettres ou poèmes, anonymes et collectifs. La superposition des langues, des filtres de lecture et la dé-contextualisation des mots créent un ensemble étrange. Se mêlent sans hiérarchie, réalité sociale et environnement sous contrôle, désillusion et espoir, absurdité et humanité, intimité et espace public, une densité à plusieurs visages à l’image de la mégapole surpeuplée.
Le travail d’Agnès Fornells se réalise par contraste entre le caractère « brut », direct et sans mise en scène de ses images et la mélancolie qui teinte les scènes. Un basculement s’opère entre le monde extérieur qui perd de sa réalité et un repli sur l’irréel, le monde intérieur, qui amène une part de réalité, pour créer une zone intermédiaire, comme un point de contact authentique. « Là où le monde réel s’est transformé en une image et où les images deviennent réelles, la puissance pratique de l’homme se détache d’elle-même et se présente comme un monde en soi »5 . Du projet mélancolique émane un souffle communicatif, résultat des errances urbaines de l’artiste, de son regard sur la fragilité humaine et le spectacle du monde.

Notes

  1. En Amérique latine, expression qui signifie « Outre-Atlantique »
  2. Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, 1942
  3. Nom des habitants de Mexico
  4. Les espagnols auraient comblé tous les canaux de Mexico pour se sentir plus proches de l’environnement sec de leur pays
  5. Giorgio Agamben, Stanze, 1994