Viva la saeta.

Hervé Gauville

Cela pourrait être un cri, une déclaration, un hymne à la vie et claquer comme une affirmation de joie. Viva la saeta ne claque ni ne crie pour une raison simple : on n’entend rien ! Pendant les douze minutes que dure la projection, aucune parole ne franchit le mur de l’écran. Au début, le public croit à une défaillance provisoire. Un technicien distrait aura oublié de brancher la bande-son ou d’en régler le volume. Quelques hypocondriaques iront jusqu’à craindre une surdité subite. Puis, le film se déroulant, un soupçon naît bientôt. Et s’il s’agissait d’un film muet ? Après tout, le noir et blanc des images projetées ne renvoie-t-il pas aux premiers temps du cinéma, à cette époque où il fallait glisser des cartons entre les plans pour expliquer l’action et installer un piano dans la salle pendant la projection pour un accompagnement musical ? 
Oui, d’accord, mais ici, on n’entend ni dialogues ni chansons et c’est tout de même fâcheux puisque, manifestement, il s’agit d’un reportage faisant la part belle à la musique. Les personnages cadrés au milieu de la foule ne s’évertuent-ils pas à pousser la note avec une conviction d’autant plus poignante ou pathétique qu’elle semble définitivement vouée au silence cinématographique ? Et pourtant, ce silence ne concerne pas les participants filmés. Ceux-ci écoutent au contraire avec recueillement les musiciens improvisés qui, chacun à leur tour, ont l’air d’entonner une mélodie, un refrain ou un couplet. Ces soli successifs sont vraisemblablement des hymnes religieux puisqu’ils sont proférés au passage d’une procession liturgique. 
Telle se présente ce qu’on pourrait appeler la version ignorante de Viva la saeta. 
Il en va tout autrement dès lors qu’intervient une certaine somme d’informations et de savoirs. Que sait-on en effet au sujet de ce film ? Qu’Agnès Fornells en a assuré le tournage il y a dix ans à Jerez de la Frontera, principale commune de la province de Cadix en Andalousie et l’une des capitales reconnues du flamenco. Chaque année, la ville organise des processions pendant la Semaine Sainte, depuis le dimanche des Rameaux jusqu’au Vendredi Saint. 
Après avoir enregistré un nombre conséquent d’images, l’artiste a attendu cinq années de plus avant d’en faire un montage qui a fini par aboutir à une video muette. 
Une saeta est un chant inspiré du flamenco qu’un individu dans la foule interprète devant les pasos, ces groupes d’hommes ou ces chars portant des effigies de la Vierge et du Christ. Ce chant dure quelques minutes à peine, puis il est suivi, immédiatement après ou bien à la suite d’un temps de latence, par une nouvelle saeta reprise par un autre interprète, soit depuis la foule, soit depuis un balcon surplombant la procession. Chaque fois, les assistants écoutent religieusement c’est le cas de le dire - les amateurs qui se risquent, toujours avec ferveur, à l’exercice.
Il faut savoir enfin que saeta en espagnol signifie flèche, ce qui veut dire que le chant vise une cible, à la fois musicale et liturgique, que son interprète tente d’atteindre sous l’ail, mais surtout à l’écoute, de la multitude des participants à ces cérémonies pascales. À l’instant où ils entonnent leur chant, chaque saetero et chaque saetera suspendent le défilé des pasos tout en prenant le risque de s’exposer eux-mêmes à chanter faux ou simplement mal. Qu’une note se brise et c’est tout l’édifice de la saeta qui s’écroule. L’intensité de la saeta est à la mesure de cet enjeu. 
Maintenant, que peut dire celui ou celle qui découvre la saeta à travers le film d’Agnès Fornells à celle ou celui qui connaît déjà la saeta ? Que pourrait avoir ici en partage l’ignorance et le savoir ? Le silence. 
Car l’artiste a choisi de faire taire les passions, la passion musicale et la passion scopique, au profit d’un imaginaire à haut risque. Ne risque-t-on pas en effet d’être frustré par cet inaudible concert et se lasser d’écouter ce que l’on n’entend pas ? Mais n’est-ce pas justement le danger qui menace chaque intervenant dans ce film, s’obligeant lui-même à une maîtrise vocale telle qu’elle capte l’attention de ses voisins et captive l’assistance au point d’arrêter le cours de la procession ? N’est-ce pas aussi ce qui guette tout artiste renonçant aux séductions faciles (de l’image ou du son) au profit d’une plus rare exigence? 
Viva la saeta se tait pour permettre à qui le voudra de mieux regarder le chant du monde.

Auteur·e

Après avoir été critique chorégraphique puis responsable de la rubrique des arts plastiques au journal Libération, Hervé Gauville a enseigné jusqu’en 2010 les relations entre peinture et cinéma à la Haute École d’Art et de Design (HEAD) de Genève.
Actuellement, il collabore régulièrement à la revue Trafic.