Les mines d'Agnès Fornells.
Philippe Saulle
Dans la rue qui monte au soleil morne et grand ouvert, des voix conseillent qu’on s’accoude aux fenêtres, pour voir passer les trains de luxe, au bord du ciel, à droite, par-dessus les arbustes du jardin de la gare. Un train écume et se rendort.
Des musiques diffuses rôdent. La vie antérieure émerge et chuchote.. Villes de songe, lorsqu’on pense à vos noms plaintifs, on prête l’oreille.. Il semble que des voix longues vous hèlent par-dessus les barrières et les chants des âges, et que des odeurs, comme des veilleuses, et que des fougères d’étoiles s’allument..
– Léon-Paul Fargues
Agnès Fornells voit très clairement ce que personne ne regarde. Elle a fait sienne cette réflexion fameuse de Francis Alÿs : Lorsque les rencontres sociales provoquent des situations sculpturales. Appareil vissé au regard, elle déambule, marche, se ballade dans des villes qu’elle ne connaît pas, qu’elle apprend à connaître. À l’affût . Elle n’est pas stalker ou psychogéographe, quand bien même elle éprouve cette perception affective de l’espace urbain. Sa dérive est souvent arrêtée, ponctuée de choses, d’images, parfois de gens, souvent de mots qu’elle récolte.
Elle est dans une ville loin, étrangère et prélève des images, les stocke en prévisions des longues journées sédentaires, solitaire à l’atelier, chez elle.
En réalité les voyages d’Agnès sont ses mines. Être étrangère ailleurs aiguise son regard. Lors de ses voyages elle accumule ces « pépites », comme elle dit, que les autochtones ne voient plus tant ils sont habitués ou lassés par les scènes qu’ils traversent quotidiennement. De retour à l’atelier le plus dense reste à faire. Trier, revoir, laisser reposer, voir à nouveau la récolte. Ainsi, le film Viva la Saeta s’est construit des années après son voyage en Andalousie. Les rushes étaient sonores et en couleur. Le film aujourd’hui est un poignant muet en noir et blanc. Ailleurs les accumulations fortuites et bricolées que les mexicains appellent des apartalugares servent à réserver un stationnement. Elles sont honnies par les thuriféraires de l’ordre local et de la propreté. Ici, elles deviennent sculptures, faïence en trompe l’œil, après avoir été présentées en photographies sous forme d’une improbable collection. Il y a parfois des séries… Il y aura eu cette rencontre renversante avec une suite de reflets dans les flaques de pluie où nos repères tridimensionnels sont fortement perturbés. Perplexes, nous tentons de recomposer une image valide.
Agnès Fornells se joue aussi des espaces et de l’espace. Elle installe, par exemple, certaines images prises ailleurs dans une rue, une place, sur une façade abandonnée dans une autre ville. Ces décontextualisations confèrent à l’image présentée hors-situ un statut singulier d’autant qu’elle colle l’image dans un endroit qu’on pourrait dire idéal, par la taille et le point de vue. Ce statut singulier est en premier lieu dû au fait qu’il s’agit bien d’une œuvre d’art, dans la rue, sans aucune distinction de la qualité de regardeur. Mais c’est aussi une fenêtre triviale et temporelle vers un ailleurs, un passage frontal. Nous savons tous que notre avocat, par exemple, provient du Mexique, que ce petit cailloux étrange a été ramassé sur une plage de Zanzibar, ou tel t-shirt glané en Jamaïque et l’origine des photos qui s’entassent dans dans nos appareils… Tout cela, bien sûr. Mais l’image installée par Agnès hors de son contexte initial, est une sorte de porte ouverte spatio-temporelle qui nous observe.
Ainsi, les textes courts glanés sur les murs, en Espagne, au Mexique ou ailleurs procèdent-t-ils de la même manière. Elle les associe de façon parfois burlesque pour émettre une poésie qui se joue du sens, des langues et des origines. La mine de pépites d’Agnès est loin d’être fossile, elle est renouvelable à l’envie…