A propos de la série de photographies ¿Emplacement réservé?.

Joël-Claude Meffre

Ces sculptures improvisées, appelées « apartalugares », ont été photographiées par l’artiste Agnès Fornells dans le centre historique de Mexico où elle se rend depuis plusieurs années. Elles sont présentées ici comme des « vignettes » qui témoignent de leur diversité. Ces objets, dont la simplicité n’a d’égale que leur caractère hétéroclite, sont les témoins d’un usage qui consiste à réserver une place de stationnement pour les voitures. L’artiste nous précise : « Cette pratique n’est pas seulement le fait du voisinage mais aussi et surtout celui d’une organisation globale connue sous le nom de sa main-d’œuvre, les “viene viene”. Le « viene-viene » est la personne qui va proposer une place de stationnement public à un automobiliste, qui va le guider pour manœuvrer, en échange d’une pièce, et si on ne la lui donne pas, on ne sait pas trop comment on va retrouver sa voiture… Bien qu’illégaux, ces emplacements réservés, destinés à contrôler et monnayer le stationnement des voitures, sont tolérés et sont complètement assimilés à la culture urbaine ; ils se substituent à la gestion officielle, inexistante, du stationnement. »

Cette série d’images photographiques d’Agnès Fornells forme ainsi une collection d’objets placés, disposés sur le fond gris uniforme du macadam de la chaussée. Ce fond neutre les met en valeur à l’intérieur de l’espace qu’ils sont censés signaliser. Les plans rapprochés qu’elle a fait d’eux mettent en évidence leur intrinsèque et « banale singularité ». Singularité, car, si on les sépare du contexte domestique duquel ils sont issus et de la fonction dont ils sont temporairement investis, on est interpellés par leur être-là en « presque » étrangeté.
Ils appartiennent aussi à ce qu’on pourrait appeler « le domaine de la banalité » au sens où, étymologiquement, il s’agit d’objets mis à la disposition de tous, c’est-à-dire qu’ils sont placés sous les regards de tous. Ils témoignent de leur valeur d’usage, périmée ou tombée en désuétude. Du coup, repêchés pour l’occasion du rebut, ils sont investis d’un rôle inattendu et d’une forte identité : ils seront, pendant un temps, respectés en tant qu’« avertisseurs », en tant qu’« intouchables », au centre d’un emplacement réservé.

Leur présentification au lieu assigné fait donc leur force, la force d’une loi de la rue, relevant d’une pratique communautaire. Ils ne prennent sens qu’in situ. C’est le critère qui leur donne force de reconnaissance d’un territoire circonscrit, disputé, convoité, s’affichant comme une marque du lieu, en même temps que, symboliquement, ils font lieu, et tiennent lieu.

Quant au choix qui a présidé à leur élection au rang de marqueur d’espace, c’est sans aucun doute le fruit de l’inventivité des propriétaires riverains-utilisateurs (« inventivité » étant prise au sens propre, où l’objet est celui qui « tombe sous la main », ou « sous le sens »). Chacun d’entre eux porte en lui son histoire, son ancienne fonctionnalité, élimée, brisée, dont il affiche plus ou moins nettement les stigmates (tels, ce pied de table rompu, ce pneu usé repeint, ce vieil enrouleur de câble, etc…)

Même s’il est possible de les concevoir sous l’angle de la sensibilité artistique, en les rapprochant par exemple de « l’art modeste » (au sens de Di Rosa), témoins de l’univers domestique, ces ovnis du quotidien, soumis aux regards de tous, ne peuvent cependant être extraits du milieu, de l’ambiance sociale, de la fonctionnalité qui leur sont accordés. De ce fait, il serait plus approprié de les considérer du point de vue d’une anthropologie du signe, ce qui les ramène alors à leur vérité sensible et à leur fonction démarcative.

Grâce à son œil photographique centré sur chacun de ces objets, l’artiste Agnès Fornells rend hautement perceptible leur individualité, leur personnalité propre, selon leurs formes, leurs matières, leurs couleurs, leur façon de se tenir debout, couché, en équilibre. Ainsi présentés, ils se teintent d’une aura (cette « singulière trame de temps et d’espace par l’apparition unique d’un lointain, si proche soit-il, hic et nunc », écrit W. Benjamin), dans le sens où leur être-là projette au-devant de nos regards leur solitude, solitude inséparable de leur « banale singularité » évoquée précédemment. Et la force rayonnante qui émane de cette solitude ou l’aura de cette solitude, sur le fond gris de la chaussée, atteint nos mémoires et nous les rend sans conteste attachants.

Revue Territoires Visuels n° VIII

Auteur·e

Poète français, né en 1951. Les rencontres avec le poète Bernard Vargaftig puis avec Philippe Jaccottet ont été déterminantes dans le développement de son travail d’écriture.
Au début des années 1990, il découvre l’enseignement du soufisme et s’initie à la culture et la spiritualité du monde arabo-musulman. Il consacre plusieurs essais à ce domaine dont celui dédié au grand soufi Husayn Mansur al-Hallâj (2010).
Il publie ses premiers livres de poésie aux éditions Fata Morgana. Dans les années 2000, il noue de nombreux liens avec poètes, écrivains et compositeurs. A ce jour, il a publié une vingtaine de livres (poésie, récits divers, nouvelles).
Joël-Claude Meffre s’intéresse aux arts plastiques : ses complicités avec les peintres et les plasticiens lui ont donné l’occasion de réaliser une quarantaine de livres d’artistes. Il écrit par ailleurs des textes pour les artistes plasticiens et les photographes.
Il fait partie du collectif d’artistes Méta-Skholè, avec l’artiste performatif Jean-Paul Thibeau.
Il est direction de publication de la revue en ligne ”Territoires visuels”.