Chasser le lapin.

Clémentine Cluzeaud

La forme est ronde, on y voit la trace des doigts. La volontaire imprécision nous fait pourtant joyeusement reconnaître le corps raide d’un lapin. Vidé le lapin. En terre cuite et recouvert de pigment noir. Il a l’air pas bien en point. Tout crâmé qu’il est le lapin, il est appuyé contre un mur. Pas vraiment de sa volonté visiblement. Il est parfois accompagné d’une comparse. Ils reposent tous deux sur leurs quatres oreilles, tête en bas et maintenus contre le mur blanc par leurs pattes arrières, ils n’ont plus l’air si lapins. Deux bûches salissant le mur, des restes d’un diner raté, des tisons, un pic-feu et une pince à bûches délaissés. Faudra revenir pour retenter.

En littérature, on appelle épanorthose, la figure de style qui fait se succéder des approximations en essayant de toucher le véritable mot. La plus célèbre de ces épanorthoses est « C’est un roc!…c’est un pic…c’est un cap! Que dis-je, c’est un cap?…C’est une péninsule!». Le travail de Célie Falières fait s’épanouir l’épanorthose. Elle y est dans son pays.

Célie Falières, Litote, terre cuite, bois, graines de nigelle, noir d’ivoire, vue de l’exposition Bastion! à la Hochschule für bildenden Künste, Sarrebruck, Allemagne, 2015

Au premier abord, la forme de ses œuvres nous évoque quelque chose d’évident. Célie y inscrit «ce dont elle se souvient de la forme». Pourtant, nous ne sommes jamais sûr de bien voir. Sensation de connaître les formes sans pouvoir y retrouver son chemin. Tout y est vaguement reconnaissable et pourtant tout y est inédit. Célie fabrique autant de montagnes qu’il y a d’arbres dans une forêt. Elle appelle cela catastrophe, au sens scientifique du terme, c’est-à-dire une déviation de sens d’où advient du nouveau, ici la catastrophe réjouissante de ne jamais trouver la véritable traduction. L’artiste tente, soutient, expérimente. Elle arrange la forme, modifie le contexte, lui propose une autre voie. Au lapin - ou à celui qui le tient dans ses bras - de décider. L’histoire de l’art expliqué à un lièvre. Une interprétation n’épuise pas le signe. On n’épuise jamais complétement un mot.

Célie collecte les matériaux de ses œuvres le plus souvent dans la nature. Transformables, les matériaux naturels n’accusent pas la prédétermination des synthétiques. Ils se prêtent volontiers aux jeux des agencements et des variations. Sa chasse, c’est à la fois le moment de l’affût, de l’attention, celui du guet mais aussi celui de la disponibilité aux grands espaces où l’idée advient en marchant. C’est aussi là où nous prenons le risque de nous perdre, dans cette forêt de significations, de détours, de confusion. A-t-on pris à droite après le sapin tordu? Etait-ce le même ou bien un autre? Il s’agit pourtant de tracer les lignes d’un espace, de récolter les matières qui le composent pour le saisir de manière quasi objective, de le rendre préhensible à notre échelle. Mais la collecte ne suffit pas. L’être humain est composé d’eau, de gaz, de chair… Hors, mélangez ces matières, vous n’en obtiendrez pas forcément quelqu’un de bien. Il nous faut donc

Célie Falières, Hélas, 2016, installation, hêtre, marbre, fer, soie, terre cuite, grès, cire, coquillage, pierre, poussière, céramique émaillée, fleurs naturelles
Vitrines sur l’Art, Galeries Lafayette, Strasbourg, détail

Cuisiner le lapin.

Dans son mémoire de diplôme Idiolecte, Célie interroge deux archéologues qui l’orientent sur la difficulté de situer le pérenne du périssable en archéologie. La céramique, un des médiums préférés de Célie, apparaît au premier abord comme fragile: quoi de plus facile à briser qu’une assiette en effet. Pourtant, la terre cuite est un matériau si résistant au temps qu’elle apparaît comme une des premières sources de connaissances des archéologues. La fragilité de la céramique occasionne la production régulière de nouveaux artefacts: les fragments ainsi analysés permettent aux scientifiques de dater précisément leurs époques. Cette tension entre la fragilité de l’objet et l’endurance du matériau se retrouve pour moi dans le travail de Célie. L’artiste préserve l’instabilité de la matière: elle s’intéressera aux effets de dégradations du temps sur la matière en utilisant des fleurs (Hélas), des aliments (Still Life) ou ajoutera de nouveau du pigment disparu sur les objets créés (Litote).

Célie coud une main de poussière, enduit de cire un coquillage, pique de trous ce qui pourrait ressembler à une statuette de vierge (Hélas), brode méchamment un disque d’oum papa inoffensif (Incendies). Son travail se concentre dans l’agencement des matières. Comme des poupées vaudous, elle cuisine, fabrique des objets faits de fragments qui porteront chacun une charge affective. Réagencées, ces matières sont réinventées. Elles se déplacent vers un sens nouveau, celui d’un ex-voto où le sens de l’objet s’oublie dans tout ce qu’il nous promet. L’assemblage trouve une fonction magique, incantatoire, de réparation, de consolation et de guérison. À l’instar d’un élixir, on pourra parfois manger l’objet, le passer dans notre corps ou dans un mouvement inverse, choisir notre propre nourriture à faire cuire dans un des moules de l’artiste (Bari) afin qu’elle subisse aussi la transformation magique choisie par Célie. Les aliments comme leur enveloppe sont modelés et portent en eux le geste de l’artiste. En paraphrasant Barthes, le corps sous la peau devient une usine surchauffée, lieu de l’action effective de l’artiste.

Still Life, 2016, papier, gouache, verre, argile crue, grès émaillé, bois, pigment, cire, fleurs sauvages, Ateliers Ouverts, Le Bastion, Strasbourg, détail, photo Emma Cozzani

Finir son assiette (épuiser le lapin et ses ressources)

Le travail de Célie ne s’arrête pas au moment du tout-signifiant de l’ex-voto. Elle crée un inventaire de formes qu’elle réagence sans cesse: «Je construis un vocabulaire de forme, une narration qui suit sa propre syntaxe» nous dit-elle. Il ne s’agit plus de donner un sens unique à l’œuvre mais d’épuiser les hypothèses, de l’interroger sans cesse sur sa capacité à se positionner avec d’autres. C’est un alphabet, un tableau des éléments qu’invente Célie où les phrases issues des mêmes lettres, ces matières utilisées depuis si longtemps, se reconstruisent toujours neuves.
Elle collectionne, inventorie, réagence.

Collectionner, c’est désirer toujours. L’objet n’est plus un objet, il est sorti du cercle de la consommation, il possède une aura particulière. La collection devient l’idée d’un infini réuni, de la multitude des possibilités assemblées. Épuiser la terre d’une briqueterie du Lot, c’est alors autant nommer cet espace que le changer d’échelle pour pouvoir l’inventorier -INVENT/ORIER, quel mot -, l’appréhender à la mesure de ses doigts. C’est comprendre les fonctionnements du monde en les classant à l’échelle du compréhensible et de l’appréhendable: ce qu’on porte, ce qu’on mange, sur quoi on marche, ce qu’on cueille. L’artiste classe des expériences qui nous renseignent sur la matière tout autant qu’elle lui donne un nouveau sens dans son alliage avec d’autres. L’objet sera alors ce qui reste du Lot, travaillé, malaxé, soumis à la main directrice de la créatrice. Il deviendra une des lettres de l’alphabet, se réinventera dans chaque nouvel agencement. Réagencer, c’est tenter d’épuiser les possibilités des ressources, c’est construire une bibliothèque de Babel avec du sens. C’est connaître, comprendre, dépasser, digérer (j’aime ce mot pour le travail de Célie) les histoires vécues qui sont nées aussi dans cet espace. Et comme des lettres d’amour, les objets créés portent en eux le pouvoir magique de la consolation pour celui qui les lit comme pour celui qui les écrit.

Célie décrit son travail comme le compromis entre l’image mentale et le mot. On y décèle plusieurs questions qui prennent corps dans l’acte de transformation. Qu’est ce que ça évoque? Qu’est ce que ça devient? Qu’est ce qui peut y advenir? Elle établit des équilibres qui nous font découvrir à la fois l’amont et l’aval du paysage, le point de la catastrophe qui nous fait voir les possibilités de l’avant, les potentialités de l’après. Dans ce grand abécédaire magique et doué d’effet, il y a ce double mouvement d’ouverture aux sens et de réduction infinie de la traduction à l’instar de la théorie de Newton. Elle nous révèle le paysage qui est enveloppé dans l’objet et le suspend aux errances des paysages mentaux en voie de guérison. Le travail n’est jamais fini. Il faut pourtant continuer à finir son assiette.

Still Life, 2015, cuisson primitive, argile de récolte, restitution de résidence Maisons Daura, Saint-Cirq-Lapopie

Épilogue - Vie et mort d’un lapin

Il y a quelques temps, j’ai traversé la France en prenant les nationales et les départementales. Dans l’Yonne, j’ai voulu éviter de prendre l’autoroute de Sens. Et ça m’a paru très beau au regard du travail de Célie. J’ai suivi tous ces panneaux fléchés de Sens et au dernier moment tout a basculé, une déviation m’a fait contourner Sens. Vit et travaille à côté de Sens, je me suis dit, ça aurait une sacrée gueule.

Auteur·e

Clémentine Cluzeaud (1986, France) est scénographe, docteur en arts et chercheuse associée au laboratoire CLARE de l’Université Bordeaux-Montaigne. Spécialisée en scénographie contemporaine, ses recherches portent sur la scénographie comme écriture dramatique, les porosités entre arts plastiques et arts de la scène (histoire, objets, processus, lieux). En 2017, elle a cofondé le collectif de scénographes Milieu de Terrain qui se préoccupe de construire des interventions où l’espace est la matrice de la proposition. Elle enseigne la scénographie et les arts du spectacle dans les universités de Strasbourg, de Bordeaux ainsi qu’au sein de la HEAR.
Parmi ses publications : « La scénographie opérative, comme enjeu de l’œuvre », dans C. NAUGRETTE, C. - M. HERVÉ et R. FOHR (dir.), Registres, n° 23, Presses Universitaires Sorbonne Nouvelle ; « Démarches expérimentales dans Mystery Magnet de Miet Warlop et Les Veilleurs de Joanne Leighton », dans S. DUBOUILH et P. KATUSZEWSKI (dir.), Observer le théâtre : pour une nouvelle épistémologie des spectacles, PUB, 2022 ; « À propos du pfüsch », dans E. BAUDOU, A. COULON, et Q. RIOUAL (dir.), Âgon, n° 9, Rater, 2021 [en ligne] ; « La maison comme un organisme vivant : Espaces expérientiels de l’habitat chez Gregor Schneider, Abraham Poincheval et les Frères Chapuisat », dans M. ESCORNE et B. BOURCHENIN (dir.), Variations et figures de la maison dans les pratiques artistiques, PUB, 2020.
« Porosité, Infiltration et anticipation dans l’action : les liens entre architecture et scénographie dans Archivolte de David Séchaud », dans O. BRÉAUD-HOLLAND (dir.), Nouvelle Revue d’Esthétique, n° 20, Scénographie, PUF, avril 2018.