Stopping / No stopping.
Clémentine Cluzeaud
Un jour, Célie Falières décide de partir en camionnette faire le tour de la Grande-Bretagne. Sans GPS, elle entame ce périple de 3000 kilomètres avec pour compagne la radio, fragile lien au monde, qui ne parle alors que de Brexit. La rupture est actée, il va falloir aller vite. L’artiste cherche autant à comprendre ce départ qu’à faire un dernier inventaire avant la séparation définitive.
Ce premier mouvement fait écho au geste élémentaire du dessin. Dans les deux situations, il s’agit de rendre visible un monde en suivant — ou en traçant — une ligne initiale, celle de l’horizon. Celle-ci n’a pourtant pas d’existence concrète. La preuve en est : on peut nager jusqu’à la bouée mais on ne peut pas parvenir jusqu’à la ligne d’horizon.
Cette ligne immatérielle que Célie poursuit fait apparaître une seconde chose dont l’existence est toute autant sujette à caution : le paysage, cet agencement d’éléments hétéroclites perçus par le regard. Ici, pas de point de fuite. L’horizon que parcourt Célie est un serpent qui se mord la queue. La Grande-Bretagne ne peut la faire revenir qu’à son point de départ. L’expérience dromoscopique de la conduite — cette illusion d’optique qui veut que chaque automobiliste envisage l’environnement entourant la voiture comme défilant devant lui tandis que l’habitacle semble fixe alors même que la voiture roule — est portée à son maximum. Célie expérimente ce que ça fait de courir après une ligne sans réalité et qui, pourtant, fait exister le désir de voir.
Suivre les contours ou creuser
Ce périple embrasse différentes lignes : dans l’habitacle, le paysage défile devant les yeux de la conductrice et l’horizon s’échappe à chaque instant. À sa droite, la ligne de séparation de la route lui rappelle constamment qu’elle est dans un autre pays. Sous elle, la ligne de terre, dans laquelle Célie prélèvera de minces quantités de ressources — suivant les conseils de l’artiste William Morris, elle en tirera soit du Beau soit de l’Utile. La voiture, entre ces lignes, devient l’observatoire roulant d’un paysage qui n’existe déjà plus, un laboratoire stratigraphique des temps qui ont modelé l’île, transportant une récolte de ce qui est déjà passé. Sous les roues de la camionnette, se dessine le paradoxe de la terre de l’île, ses sous-sols miniers fracturés, mythique terre creuse que le gasoil de la camionnette fait résonner, mais également campagnes esthétisées, fabriquées par l’imaginaire de la société victorienne. Le voyage de Célie et son geste de ramassage léger, presque en herboriste, font vivre cette tension : l’artiste devient un point d’intersection entre le devant-elle et le derrière-elle, entre la ligne horizontale du lointain et une verticale qui s’enfonce dans la terre, entre le dessus, ce paysage imaginaire et imaginé, et le dessous, souvent invisible mais qui témoigne du façonnage de la nature par l’industrie humaine. Son travail en prélève des strates et tente d’en ramener des fragments fragiles.
Abandonner le prévisible
Le voyage n’a pas d’itinéraire, aucune étape n’est prévue (il y a bien deux ou trois lieux qu’on lui a indiqué mais il n’est pas certain qu’elle les ait trouvés). Il est un défilement indéfini de la route, l’indétermination d’une expérience subjective sans objet et sans arrêt : Célie est en roue libre. Dans Prendre la route, le philosophe et réparateur de moto Matthew B. Crawford rappelle que « les anciens Grecs avaient un mot pour exprimer la condition « hors route », lorsque l’on ne sait plus dans quelle direction avancer : aporia. Soit une dimension du temps grosse du surgissement possible à l’inattendu ». L’île devient cette aporie constitutive.
Le voyage est une suite, un entrelacs de décisions plus ou moins conscientes. Le trajet suit les replis du terrain et ceux du chemin de pensée de la conductrice. Il est heurté. Sans but final avéré, Célie parle ainsi du sentiment d’accablement qui l’étreint parfois (se remémorant ses pensées durant le voyage, elle me dit : « Je me demandais parfois à quel point c’est crétin »). Ces phases d’abattement précèdent des épiphanies fragiles : une bonne argile ramassée, une lumière dans les yeux, un caillou étonnant, un site qui réconcilie avec la recherche du on-ne-sait-quoi.
Le voyage ne permet pas de faire le tour de la question, d’épuiser les possibilités d’une île, d’explorer les dernières parcelles d’un monde jusqu’à son épuisement mais bien plutôt de procéder à une récolte précaire, de se fier aux aléas du territoire, de s’adonner à des gestes incertains, parfois maladroits, de ne pas être sûr d’être au bon endroit ou au bon moment mais de faire quand même. Le voyage devient une façon d’admettre la défaite. L’artiste devient celle qui ne pourra pas tout voir ni tout collecter, qui ratera à cinq minutes près l’incroyable couleur d’un coucher ou l’herbe rare planquée au bord de fossé. Le projet devient la possibilité du raté portée au poétique. À l’image du film Smoking / No Smoking d’Alain Resnais, le voyage de Célie s’organise par décisions contradictoires, inopportunes où chaque acte porte à changer le cours du périple. On pourrait appeler ça Stopping / No stopping.
Prévoir l’événement du voyage
Paradoxalement, alors même que le but est tautologique voire ontologiquement impossible — atteindre les horizons d’une île —, il y a pourtant là une certaine quantité d’efforts matériels à produire pour préparer sa réalisation. Pour réussir ce petit tour de force de continuer quand même (que ne renierait pas Samuel Beckett), Célie pose des conditions. Avant de partir, elle tricote des pulls ornés de formes qui rappellent ce qu’elle doit traverser. Uniformes pense-bêtes, ils dessinent une journée de tâches à effectuer telles que conduire et ramasser, qui lui permettent de tenir le cap, d’être encore malgré tout ce scout toujours. Grâce à eux, elle est cette ambassadrice de l’autre monde qui se dessinait en début de projet, cet ouvrier volontaire qui prélève les carottes d’une terre inconnue.
Mais, à la robinsonnade initiale, qui voulait faire de l’île un domaine, Célie se confronte aux aléas d’un voyage vivant. À l’instar du héros de Michel Tournier, qui après l’explosion de la grotte découvre enfin la véritable vie sauvage, elle se révèle bien plus exploratrice en abandonnant ses projections initiales et en se laissant dériver. Dans le voyage, l’artiste accepte la désillusion, la perdition et l’accident heureux. Elle abandonne l’idée du tout-prévu et celle que quelque chose puisse correspondre à l’idée qu’elle s’en était fait.
Elle fabrique de minces conditions pour la production de l’événement, fabrique des situations à la fois suffisamment cadrées et lâches pour que ça arrive. Parfois, l’événement n’a pas lieu exactement (ce qui ne le rend pas moins présent — on ressent toujours le manque de ce qui n’a pas été). Il est ainsi l’expérience de l’étonnement des choses, même construites, à l’origine de cette émotion qu’est le thaumazein (étonnement ou émerveillement) dans laquelle Platon et Aristote ont tous deux vu l’origine de la philosophie.
La fin des horizons
Le périple a duré un mois et demi. Une fois rentrée, Célie range sa collecte dans des cartons : le voyage aime le temps long, celui de la formation des souvenirs comme celui des oublis et des confusions. Comment être sûr que quelque chose s’est passé ? Comment raconter le paysage qui s’est construit sous notre regard ?
Deux ans plus tard, elle commence à fabriquer des objets à partir de sa récolte. Pierres, végétaux, terre, laine, les matériaux issus de ce voyage s’agencent et produisent des œuvres où modelage, peinture, céramique, tissage, photographie se côtoient et s’assemblent. Dessins d’argile étirés sur un mur, dioramas de cailloux inspirés des Spar Boxes des mineurs, paysage en paravent tissés avec les rebuts de filatures de laine, photographies de paysage où s’incrustent d’autres lieux, seau en terre crue qui rappelle les conditions précaires de la camionnette et se recycle pour une seconde exposition en un seau en terre cuite : les matières brutes transformées en objets sont autant d’invocations aux paysages qui se fréquentent dans la mémoire de l’artiste et se recomposent. Ils deviennent dépositaires des horizons traversés, ils forment des strates archéologiques de l’événement.
Le temps des horizons
Le travail de Célie ne fait pas seulement expérimenter une géographie, il fait également vivre la temporalité du paysage (d’ailleurs, l’horizon est autant spatial que temporel : nous parlons ainsi d’un horizon d’attente ou de perspectives d’avenir). L’artiste prend le temps de conserver, d’étirer, de remettre au placard, de se resservir des matières rapportées. Celles-ci constituent sa boîte à outil. Les objets forment des bricolages, sortes de combinaisons toujours dynamiques qui rendent sensible une pensée en action ne cherchant pas le parcours connu et facilement re-faisable de l’ingénieur mais les tâtonnements hasardeux et précaires de l’assemblage qui ne semble jamais terminé, de la construction d’une chose utile à une situation donnée.
Ce voyage a un dénouement. Bientôt, les matériaux collectés seront finis, transformés dans le jeu des reconfigurations, leur rationalisation formulant une écologie de l’œuvre. Célie aura distillé les matières récoltées dans des œuvres lorsque celles-ci auront trouvé leur propre nécessité. Comme des sédiments, les objets proposés forment des couches de mémoires s’accumulant dans la matière, de multiples tentatives pour conserver la trace des lieux et des événements. L’œuvre complète constituera alors une sorte de palais de la mémoire, mêlant espaces réels et fantasmés. Célie nous permet de nous promener encore dans les spasmes de ses paysages, dans des condensations de lieux qui s’entremêlent.
S’élevant depuis la radio de la camionnette, on imagine alors entendre la voix de Gilles Deleuze « Le passé ne succède pas au présent qu’il n’est plus, il coexiste avec le présent qu’il a été » énonce-t-il. Assis sur le siège passager, grattant sa barbe, Gaston Bachelard, répondrait alors: « C’est par l’espace, c’est dans l’espace que nous trouvons les beaux fossiles de durée concrétisés par de longs séjours ». Célie, quant à elle, transporte tout ce monde et s’efforce de se maintenir sur la gauche. Elle porte un pull bleu illustré d’une pince à prélèvement.