Solid objects.

Paul de Sorbier

Vous avez décidé d’intituler votre projet réalisé pour le festival « Solid Objets », en reprenant le titre d’une nouvelle de Virginia Woolf. À sa lecture, ce choix apparait très compréhensible : de multiples correspondances apparaissent entre les personnages de fiction, ainsi que leurs actions, et la manière dont vous avez procédé pour ce projet et, plus globalement, la manière dont vous envisagez une part de votre travail.

Dans la nouvelle, il est question d’échelle. Celle-ci interroge en outre la nature et le statut d’objets autant rebus que merveilles. Elle aborde la rencontre et le contact avec la matière – particulièrement des éléments premiers tels que la terre, le sable – et le plaisir intemporel à se connecter à elle. Affleure aussi le sujet de l’irrationnel relatif au fait de choisir, de l’obsession inhérente à l’idée de collection sans fin. Chaque fragment regardé, par les personnages, est polysémique : autant ruine et vestige que possibles par l’attention que le regard lui apporte…

Je vous invite à réagir librement à une sélection de moments de « Solid objects », pour revenir sur votre proposition pour le festival ainsi que, plus largement, sur quelques enjeux de votre pratique.

Célie Falières, Solid Objects, 2019, installation in-situ, festival Des artistes chez l’habitant, AFIAC, Brazis

1/ « La seule chose qui bougeait sur le vaste demi-cercle de la plage était une tache noire. Alors qu’elle se rapprochait des côtes et de l’épine dorsale du sardinier échoué, il apparut, à une certaine ténuité de noir, que cette tâche possédait quatre jambes […]. Même ainsi, découpée sur le sable, une indéniable vitalité s’en dégageait ; une vigueur indescriptible dans le rapprochement et l’éloignement »

Mon mémoire de fin d’étude, Idiolecte, avait pour pivot un enregistrement de Virginia Woolf que j’avais retranscrit et traduit. Dans cet enregistrement, intitulé Words Fail Me, elle exprime la difficulté de traduire la pensée inarticulée, avec des mots changeants et interdépendants. Ce qui est déjà amusant dans notre échange, c’est que nous n’avons pas la même version de la nouvelle à laquelle j’ai emprunté le titre de ma pièce, « Solid Objects ». Dans la traduction d’Hélène Bokanowski, ce n’est pas un « demi-cercle » mais un « hémicycle », les deux termes n’ont pas la même force évocatrice, mais veulent dire la même chose. La piscine, vide, me faisait penser à une scène et à un diorama, j’ai voulu y construire une vision de l’espace qui m’entourait. La maison où j’ai travaillé se situe dans un hameau à l’écart de Fiac, au bord de la voie ferrée et de la rivière. La plupart des maisons sont neuves, construites sur d’anciennes terres agricoles. J’ai choisi de chercher une archéologie à ce lieu, de lui trouver une genèse. J’ai donc passé une journée de prospection à chercher des fragments – là où je pouvais circuler (le long de la route, de la rivière, dans les talus) – en regardant ces objets comme s’ils étaient les extraits d’un ensemble plus vaste.

« La seule chose qui fût en mouvement sur le vaste hémicycle de la plage, c’était une petite tâche noire »

Célie Falières, Solid Objects, 2019, installation in-situ, festival Des artistes chez l’habitant, AFIAC, Brazis, détail

2/ « John, qui s’était écrié « Au diable la politique », enfouit ses doigts de plus en plus profondément dans le sable. Tandis que sa main s’enfonçait au-delà du poignet de sorte qu’il dut remonter sa manche, ses yeux perdirent en intensité, ou plutôt, cet arrière-plan de pensées et d’expériences, qui donne une insondable profondeur au regard des adultes, disparut pour ne laisser que l’éclat translucide et superficiel, où s’exprime l’étonnement, du regard des jeunes enfants. »

À ce point du récit, John se laisse absorber par son geste et s‘extrait de la conversation sérieuse qu’il est en train d’avoir. Mon travail débute toujours par la manipulation et, de cette manipulation, découle l’idée. J’aime travailler in-situ, avec des matières et des objets qui font partie du lieu, qui n’ont pas eu besoin que je les importe. Je ne saurai quoi dire d’un endroit avant d’en avoir fait l’expérience physique, et c’est pourtant cet effort de projection que l’on demande souvent aux artistes. C’est ce qui est si spécifique avec l’AFIAC, l’imprégnation n’est pas optionnelle.

J’ai souvent besoin d’un protocole pour débuter une recherche : à Brazis j’ai procédé à une collecte dans un périmètre homothétique à la piscine de Jessie et David. L’expérience sensorielle (celle de l’extrait), qui déroute et déplace l’attention, je l’ai eu dans l’attention à ce qui nous entourait physiquement, à ce que les matières, les formes et les débris disaient de l’endroit où l’on se trouve. C’est une expérience esthétique mais également un aperçu social et politique du lieu. J’ai débuté ce travail en m’imposant de ne pas inventer de formes.

Célie Falières, Solid Objects, 2019, installation in-situ, festival Des artistes chez l’habitant, AFIAC, Brazis, détail

3/ « Quand il fut débarrassé de sa couche de sable, une teinte verte apparut. C’était un morceau de verre, opaque tant il était épais : le polissage de la mer en avait complètement émoussé les contours ou la forme, si bien qu’il était impossible de dire si l’objet avait été bouteille, gobelet ou vitre ; ce n’était plus que du verre ; c’était presque une pierre précieuse. »

Durant ma journée de prospection, j’ai trouvé un morceau de bois peint en bleu, des confettis métalliques, une mue de serpent, une balle de golf, des cailloux, du verre irisé, une cassette audio, des morceau de tissus, un tuile cannelée brisée, un morceau de céramique émaillée, une rondelle de caoutchouc, du polystyrène, un tee de golf. Ces objets sont plus proches du détritus que du vestige archéologique si on les regarde avec objectivité. Cependant, chacun a attiré mon œil parce qu’il évoquait une chose plus large et métaphorique : une colonne dorique, un drapé, un miroir, une meule, un animal, un vitrail. Ce sont des extraits qui se changent en tout.

4/ « Il […] se délect[a] du sentiment de puissance et de mansuétude que procure un tel geste, persuadé que le cœur du caillou saute de joie de se voir choisi parmi des millions de cailloux semblables à lui »

En zone habitée, le sol est saturé des traces visibles et invisibles de l’activité humaine, de ce que l’on produit, consomme et fabrique. Si l’on commence à les chercher, on ne voit plus qu’elles. Finalement, dans cette étape préparatoire, c’est de choisir ce que je voulais ramasser (donc voir, donc trouver) qui a été le plus délicat. Il fallait circonscrire la collection.

J’ai un rapport affectif à la matière. Je n’applique pas de hiérarchie aux matériaux et j’essaie d’apporter une attention égale à tout ce que je manipule. Je ne sais pas si l’on sublime vraiment les médiums bruts, c’est souvent terriblement plus beau à l’état naturel mais ce que l’on choisi de ramasser, d’extraire prend ce caractère particulier et un peu ridicule d’exception. Dans ma traduction, le cœur du caillou « frémit » plutôt qu’il ne « saute de joie », c’est un terme qui me plaît plus dans cette sélection arbitraire du Caillou, de l’Argile, du Vestige.

Célie Falières, Solid Objects, 2019, installation in-situ, festival Des artistes chez l’habitant, AFIAC, Brazis, détail

5/ « Tout objet, vu encore et encore plus ou moins consciemment par un esprit occupé à autre chose, est si intimement mêlé à la trame de notre pensée qu’il en perd ses contours et se recompose un peu différemment en une forme idéale qui se manifestera au moment le plus inattendu. »

Ça rejoint ce que je disais au début de la traduction. Les objets que je fabrique sont la mise en volume d’une idée qui, elle-même est inarticulée. Et c’est cette intrication entre le souvenir de la forme, l’idée et la matière qui m’intéresse. La façon dont on digère une image, un objet, et ce qu’il en ressort, presque spontanément.

6/ « Il prit l’habitude de marcher les yeux fixés au sol en particulier au voisinage des terrains vagues où l’on jette les ordures ménagère »

Je suis quelqu’un qui ramasse. L’argile, les champignons, les fossiles, les insectes, les mûres, les coquillages, les os, si le lien avec mon travail crève les yeux, c’est quelque chose que je fais tout le temps, sans même y penser. À Brazis, ce ne sont pas des éléments naturels que je cherchais mais les vestiges de l’activité humaine. Partant d’un fantasme pré-historico-antique, j’ai reconstitué un inventaire de ces matières dont nous saturons le sol : plastique, verre, céramique, métal. Et j’ai cherché dans ces formes l’évocation des ruines de mon fantasme.

J’ai juste changé un peu d’échelle. C’est une autre façon de regarder le paysage, par l’échantillon, de voir le talus comme une montagne marbrée de formes. Et de reconstituer avec ses éléments une fiction inspirée de faits réels.

Célie Falières, Solid Objects, 2019, installation in-situ, festival Des artistes chez l’habitant, AFIAC, Brazis, détail

7/ « L’objet avait l’air d’une créature d’un autre monde – aussi bizarre et fabuleux qu’un arlequin. Il semblait pirouetter à travers l’espace, clignotant comme une étoile capricieuse»

Dans son premier roman The Voyage Out Woolf décrit les gens comme « comme des amas de matière errant au hasard, sans autre but que d’encombrer. », le contraste avec l’objet fantasque, se mouvant de son propre chef est assez fort… Ce qui est intéressant dans la collecte, c’est de s’en remettre aux possibles. J’ai par ailleurs quelque difficulté avec l’idée d’encombrer le monde avec des objets alors qu’il en déborde déjà littéralement. La collecte me défausse un peu de ce sentiment, il faut juste s’imprégner de l’idée que les objets ont déjà une existence et comme une volonté propre.

Célie Falières, Solid Objects, 2019, installation in-situ, festival Des artistes chez l’habitant, AFIAC, Brazis

8/ « Ses critères devenant chaque jour plus sélectifs et ses goûts plus exigeants, les déceptions étaient innombrables, mais toujours une lueur d’espoir, un débris de porcelaine étonnement marqué ou brisé le poussaient à continuer. Les jours passaient. »

La collection, la collecte est une volonté d’exhaustivité forcément vouée à l’échec. Il y a des formes simples, archétypales qui sont difficiles à identifier, à circonscrire dans un contexte parce qu’elle renvoient à trop de références (et rien de précis), trop de civilisations, trop d’artisanat. J’aime ces jeux de décontextualisation où l’on ne sait plus trop ce que l’on regarde mais où la possibilité d’évocation se ramifie. La collecte devient plus exigeante parce qu’on voudrait affiner son regard, chercher quelque chose qui échappe au banal. Et chaque nouvelle trouvaille chasse un peu la précédente.

Georgia O’Keeffe disait qu’elle a souvent peint des fragments parce qu’ils lui semblaient signifier aussi bien, voir mieux, que l’ensemble. C’est en fait ce que je voudrais signifier, sans avoir besoin de tout montrer.

Texte écrit à l’occasion d’Histoire(s), Festival Des artistes chez l’habitant, AFIAC, Fiac, commissaires Antoine Marchand, Emmanuelle Hamon et Paul de Sorbier, 2019

Auteur·e

Paul de Sorbier, au travers du projet de la Maison Salvan dont il est responsable, accompagne des artistes en résidence, apporte un regard sur des démarches qui murissent, des œuvres qui se façonnent. Il construit également avec eux des expositions et aborde le domaine de l’édition.