La caresse d’un caillou dans sa poche.
Liza Maignan
Si je mange un fruit je mange une chose passée
je mange une graine je mange un arbre je
mange n’importe qui une pierre la cuisse
les choses circulaires
Laura Vazquez
Il y a plusieurs green flags qui annoncent le caractère d’une relation entre deux êtres, qu’elle soit amicale, amoureuse, professionnelle, temporaire ou éternelle. L’un d’eux serait une appétence partagée pour toutes formes gustatives. La première fois que nous nous sommes rencontrées avec Célie, nous avons dégusté dans son jardin un kebab, provenant d’une adresse de restaurant rapide qui compose ses divers menus avec des produits locaux, ce qui lui vaut depuis la réputation de meilleure de la ville. La seconde fois où nous nous sommes retrouvées c’était à Paris et nous avons partagé des assiettes et une bouteille de vin naturel, d’un rapport qualité-prix plus que correct. Le bar est tout petit et ici, les places sont chères. Heureusement Célie connaît de longue date Julien, l’un des patrons qui nous trouve une place et nous accueille avec générosité, une qualité parfois rare dans ce type d’adresses parisiennes. Cette semaine là, pas de chef·fe en résidence, mais les grandes affiches noir et blanches qui décorent le mur du fond, nomment toustes les chef·fes qui sont déjà venu·es cuisiner en ces lieux.
Hier ou demain
je t’aurais dit oui
hier ou demain
mais pas aujourd’hui.1
Affublé·es d’un masque en matière tendre et moelleuse, deux personnages se dévorent l’un l’autre le temps d’une chanson d’amour perdu. Une performance cannibale saveur levain, qui n’est pas sans évoquer la temporalité des relations : jusqu’où pouvons-nous dévorer les autres ? Ce n’est qu’après avoir dévoré la majeure partie de ce casque-brioche, que le visage de chaqu’unx se révèle à l’autre. Manger ensemble est une chorégraphie qui démasque. Des bruits de bouche aux fluides qui dégoulinent sur les doigts ou aux coins des lèvres, du dégoût à la sensualité, le langage de la becquetance et celui du désir se rencontrent à bien des égards. Je te dévore du regard.
J’observe le changement de visage de mes convives dans les différentes étapes de ce rituel nourricier, ses phases de dégustation et les diverses manières de classer, ranger, hiérarchiser, les aliments dans une assiette. Il y a celleux qui mélangent, qui décortiquent, qui trient, qui ajustent consciencieusement les saveurs, qui goûtent chaque aliment séparément, celleux qui dégustent, qui engloutissent, les sauceur·euses qui n’en laissent pas une miette. J’observe dans les assiettes à deux bouches2 de Célie, les capacités de partage de mes voisin·es de table. Chaque bouchée semble révéler une saveur de nous-mêmes, une temporalité durant laquelle le sens de notre convivialité se déploie : il y a les pique-assiettes sans gêne ou celleux qui ne terminent jamais, laissant les mangeur·euses de restes vider leur assiette.
Célie Falières cartographie des territoires et les éléments qui les composent, comme elle organiserait son assiette. Elle picore, récolte, glâne des matériaux, des formes vernaculaires, des usages et des coutumes, depuis les territoires qu’elle traverse par la sérendipité du voyage. Dans son atelier, elle inventorie et classe les ingrédients de tous les possibles : argile, végétaux, bois, tissus, rebus, champignons, fossiles, insectes, coquillages, os, éléments naturels ou vestiges de l’activité humaine. Ses gestes traduisent les matières de la même manière que nous traduisons le souvenir d’une recette en associant des aliments. Elle cuisine les saveurs d’un ailleurs remémoré, elle réhausse le goût des usages oubliés, fait glisser le naturel vers l’artificiel, tord la réalité des objets en les faisant basculer d’une fonction nostalgique à une fonction narrative, imaginaire, fantasmée3 .
Célie cite souvent Virginia Woolf qui décrit les gens comme des amas de matière errant au hasard, sans autre but que d’encombrer. Et même après la mort, on encombre encore. Je tire l’Arcane Sans Nom, la carte numéro treize, dite de “la mort”. Elle est à l’endroit : un squelette à la colonne de blé fauche corps et végétaux qui encombrent une terre noire. Elle annonce notamment une transformation. Le caractère réversible des cartes et l’infinitude des interprétations possibles, sont autant de strates qui constituent les œuvres de Célie Falières. Si certain·es archéo-acousticien·nes ont tenté d’entendre les murmures sourds d’un quotidien antique dans des sillons d’une cruche en terre cuite, alors Célie, elle, écoute, regarde et spécule sur l’usage fictionnel d’objets, de récits, de savoir-faire, de paysages. Ses gestes manifestent la rencontre entre les matières qu’elle sculpte, qu’elle tisse, qu’elle assemble du regard. La pratique de Célie s’engouffre dans les ruines de l’histoire et comble les brèches de nouvelles fictions.
Une cavalcade solitaire résonne au rythme des sabots qui foule le bitume, comme un rite funéraire. Un corps masqué d’une tête de cheval noir tire à bout de bras un char composé de fleurs en papier, comme le veut la tradition du corso, un défilé de chars fleuris annonçant l’arrivée du Printemps. À l’heure où la culture devient l’instrument d’une idéologie d’extrême droite, patrimoniale et conservatrice, le chemin de cette procession traversant un paysage industriel désert, dessine en filigrane les contours d’un contexte territorial et rural, dans lesquels se logent aujourd’hui certains paradoxes des folklores ou des traditions populaires. Célie précise ainsi l’inscription de sa pratique, loin d’une position passéiste, mais au contraire, nourrie de techniques oubliées, qu’elle détourne pour développer des formes qui entremêlent le temps d’avant et celui d’aujourd’hui, des formes qui résisteraient aux idéologies identitaire et nationaliste qui se déploient dans nos villes et nos campagnes.