Un écosystème en région. L’artiste au centre.

Marianne Derrien

Au commencement, il y a un trait informe sur une feuille blanche. Pour le plaisir de tracer, de se laisser surprendre. Des souvenirs proches ou lointains remontent à la surface. Pour Virginie Loze, chaque dessin est un saut, un vertige. Elle n’a pas peur de l’inconnu, elle travaille sa spontanéité pour retrouver une « nécessité intérieure ». Convoquant son inconscient, la surprise et l’incident agissent sur le dessin. De ces lignes tracées surgissent des figures et des symboles, provenant soit du quotidien, de l’Histoire de l’art, de magazines ou de bandes dessinées. Des personnages étranges apparaissent ici et là. Non sans humour, elle explore les vicissitudes qui affectent l’existence humaine. Dans ce monde foutraque et absurde, les icônes ne sont plus vraiment vénérées, on ne se soumet plus à aucun dogme. La violence et la transgression sont aux mains de tous. Des peurs restent toujours à surmonter, celles de la guerre des sexes, du libéralisme, des dérèglements écologiques et de la déshumanisation. Le crayon entre les dents, Virginie Loze déambule dans ces mondes imaginaires pour revenir aux origines, réveiller les puissances, réinventer les rituels, provoquer et sacrifier. L’énergie des cultures alternatives et underground, la culture visuelle du rock et du punk, la bande dessinée et l’art brut l’inspirent. Car la laideur du monde est toujours là, seuls le grotesque, le monstrueux, le rire pourraient adoucir certaines terreurs. L’imaginaire est à la source de chacun de ses dessins, il résiste au rationalisme par la puissance du rêve, la force du symbole et les images mentales.
Faire un dessin comme on fait un rêve, Virginie Loze s’y attèle. Par l’association d’idées, l’image devient ambiguë. Dans la multitude foisonnante d’œuvres produites depuis les années 90, chaque dessin, de petit format et au crayon, est une poésie sombre, en noir et blanc, parsemée de personnages, de mots et de symboles. Grâce à cette tension entre le dessin et le texte, l’artiste affirme une écriture très personnelle en se détournant de l’allégorie, en jouant avec les mysticismes, en s’amusant parfois avec l’univers de Walt Disney qui réveillent certains poncifs culturels liés à l’enfance et au conte. Le dessin s’anime, le dessin se moque de lui-même. Il ne se prend pas au sérieux, parfois il jure et scande des slogans. Saleté de temps. Plus jamais d’entraves, d’entailles…. la fin d’un monde. Hyperréalistes, voire surréalistes et parfois « sauvages », ses dessins se lisent, se parlent, se chuchotent, ils nous parlent en secret, le texte facilite la compréhension de l’image. Il amène de temps en temps un autre sens à l’image. Virginie Loze « canarde » les acquis, pour mettre en lumière leur fragilité, garder la simplicité de son dessin et aller à l’essentiel. 
Comme des idées jetées sur le papier, l’artiste façonne cette grammaire visuelle depuis plusieurs années. Codée et expérimentale, sa langue est une écriture naturelle construite avec l’inconscient. Mutante, fluide et viscérale. Puisqu’elle prône la facilité et l’immédiateté du dessin, Virginie Loze doit saborder son savoir-faire de dessinatrice. Après avoir délaissé pendant quelques années la peinture, elle y revient ainsi qu’à la couleur. Ne délaissant jamais trop souvent le crayon, elle laisse cependant désormais place au pinceau. Acidulées et corrosives, les couleurs vives, fluorescentes, pétantes, lui plaisent. Avec l’intensité de son trait de crayon, ces multiples traitements graphiques, au crayon de couleur, à la peinture acrylique, ou au feutre et au pastel sec, sont une manière de mettre en forme une pensée en acte. Privilégiant toutes les projections et toutes les expériences, elle s’offre la possibilité de s’exprimer de manière « brute ». On pense aux personnages composites, sortes de monstres mi-humains mi-animaux de Friedrich Schröder-Sonnenstern. 
Alors que le dessin est permanent dans sa démarche, il est également soumis à des transformations ou des mutations, comme certains des personnages, lorsqu’elle l’associe à la peinture ou à des projections vidéo sous la forme d’installations. Dans l’impossibilité de faire un film, confie-t-elle, Virginie Loze invente un dispositif plus juste à ses yeux, proche du cinéma expérimental. Afin de représenter plusieurs scènes ou décors, elle complète et apporte quelque chose de nouveau à ses dessins à travers l’image en mouvement. Au-delà de l’image. Le dessin est augmenté, amplifié par l’image pour composer un récit. Chez Virginie Loze, le dessin, de petit ou de grands formats, est littéralement lié au corps. Un corps imaginaire qui se transforme en plusieurs entités, telle une chimère. Membres, membranes, visages, squelettes se ré  agencent à leur manière. Des formes spectrales apparaissent aussi. Les mains sont omniprésentes. Les visages deviennent des paysages, parfois les mains sont des personnages aux visages expressifs, ils ressemblent à des limaces géantes ou au personnage du Joker. Ces ambiances colorées et ces paysages mélancoliques rappellent ceux de l’artiste allemande Uwe Henneken, dont l’univers est en lien avec la tradition picturale du romantisme allemand, du symbolisme et de l’art primitif. Figures démoniaques et allégoriques règnent dans une Arcadie en ruine à l’image de la période troublée dans laquelle nous nous trouvons. Par la sincérité de la couleur et de son trait, Virginie Loze libère une force créatrice qui rend son dessin tant réaliste qu’expressif. Tragi-comiques, grotesques, ses dessins posent en creux la question du rapport à soi et à l’autre et nous invitent à découvrir l’envers d’un décor, entre humanité et cruauté.                                                                         

Auteur·e

Marianne Derrien est commissaire d’exposition indépendante, critique d’art et enseignante, membre de C-E-A et d’AICA France. Après avoir été chargée de mission pour les expositions à l’Académie de France à Rome - Villa Médicis, elle collabore désormais en tant que commissaire invitée avec des institutions muséales et des lieux indépendants en France (Mrac Occitanie à Sérignan, Cité internationale des arts, Le Wonder, Mac Val…) ainsi qu’à l’international (Mudam à Luxembourg, Unosunove à Rome, Wooyang Museum en Corée du Sud, Plataforma Revolver à Lisbonne, The Pill à Istanbul…). Elle enseigne au sein du Master Sciences et techniques de l’exposition à l’École des arts de la Sorbonne et publie régulièrement des textes critiques sur des artistes tant émergent.e.xs que confirmé.e.xs. Depuis 2020, elle est en résidence curatoriale au Wonder, lieu autogéré par des artistes en région parisienne. En 2023, elle est lauréate, avec l’artiste Eva Nielsen, du programme BMW Art Makers dans le cadre des Rencontres d’Arles et de Paris photo. Afin de mener ces projets d’exposition et d’édition, elle co-fonde la plateforme curatoriale Fluidlabor, structure indépendante de production.