Entretien.

Françoise-Aline Blain

Ce qui m’a frappée lorsque j’ai vu tes dessins pour la première fois, c’est leur vraie force narrative.
Le dessin est pour moi une démiurgie capable de rendre visible mon imaginaire et mon inconscient. C’est un espace de liberté, un dialogue avec moi-même qui me renseigne et m’aide à reconstruire des choses auxquelles je n’avais pas fait attention, tant au niveau de l’intime que du général. Il est le révélateur de ma personnalité, de ma subjectivité et de mes émotions. Il est le sismographe de mes émotions. Rainer Maria Rilke disait « Entrez en vous-même, sondez les profondeurs où votre vie prend sa source, car une œuvre d’art est bonne quand elle est née d’une nécessité intérieure »
Mon œuvre se construit autour de réminiscences conscientes ou inconscientes provenant de l’ensemble de ma vie passée et présente. Il s’agit de références à des situations personnelles, générales ou liées à l’histoire de l’art.
Mes créations sont comme les rêves. Elles sont des clés sur des situations personnelles ou collectives que je n’aurais pas clairement perçues sans leurs matérialisations en images. Parfois ces visuels ont un effet à retardement, révélateur d’émotions cachées, réprimées, des peurs, des choses qu’inconsciemment je ne voulais pas connaître. Je considère mes œuvres comme des générateurs de pensées.
Ce qui me fascine avec le dessin, c’est que lorsque celui-ci est en train de se faire, il fait éclore des idées autant que des formes. C’est-à-dire que le dessin permet d’élaborer la pensée à l’instant précis où elle se transforme en image. Le dessin n’est jamais éloigné du dessein.


Comment naissent tes images ? Y a-t-il en premier lieu une idée ou est-ce la forme qui vient d’abord ?
Je trace sans idée préalable, un gribouillis, une ligne ou un détail du réel de façon spontanée, irréfléchie et automatique. À cette première étape s’agrège de façon libre et inconsciente un fragment de représentation du réel ou bien une forme abstraite. Puis, chaque dessin est conduit avec recherche de sens et de qualité plastique jusqu’à sa finalisation. Je mène la réalisation de plusieurs dessins en parallèle. Lorsque l’élaboration de l’un est bloquée, je complète un autre. La vision passive, juste en ayant l’image dans le champ de vision me permet souvent de trouver la solution.
À la Renaissance, le terme « di segno » signifiait l’acte de donner corps à l’idée créatrice à l’aide de la ligne. En cela, le dessin permet d’élaborer une pensée, un projet autant qu’interpréter le réel et l’imaginaire. De même, le dessin permet de représenter le monde selon notre ressenti de façon singulière et sensible. Il est une manière d’appréhender le monde et de s’approprier les événements.
De façon générale, une œuvre est le résultat à la fois d’une connaissance préalable, de souvenirs personnels, de la vision artistique en général, des préoccupations de l’époque et de la civilisation dans un processus de réception de l’espace environnement, de projection de soi et de découverte au cours du travail.


Depuis une quinzaine d’années, on assiste à un nouvel élan de ce médium. Pour certains historiens de l’art, il est « comme le besoin d’un retour à l’essentiel, au plus simple, au plus « pauvre », au plus vernaculaire parfois, à la trace élémentaire qui dit : « j’existe. » Il s’agirait d’un besoin de renouer avec un geste archaïque, avec une fusion de la pensée et de la main dans la création. Quelle est ton histoire avec le dessin ?
Je dessine spontanément, avec aisance et plaisir, depuis l’enfance. Je tiens cela de ma mère Thérèse Loze qui excelle dans l’hyperréalisme et qui a fait des dessins étonnants dans sa jeunesse. Elle m’a toujours soutenue et encouragée. Mon père Marius Loze est un bricoleur exceptionnel, hyperactif, facétieux, souvent dans l’excès et l’extrême. L’un et l’autre m’ont permis d’avancer.
Mon environnement culturel familial a orienté ma culture artistique, de l’art classique et moderne à Hara-Kiri. Enfant, mes sujets dessinés étaient des princesses, puis de sages reproductions de paysage d’aquarelle. À l’adolescence, je dessinais sans cesse en classe, des punks et des copies de pochettes d’albums d’Iron Maiden. Au lycée, j’ai passé mon temps à dessiner parce que je m’ennuyais et à me marrer le reste du temps.
J’ai pris des cours de dessin à l’âge de 19 ans, lors d’une année préparation, aux Beaux-Arts de Tarbes. J’ai appris le dessin académique. Puis j’ai intégré l’école des Beaux-Arts de Toulouse, l’actuelle ISDAT.
Depuis 1987, mon dessin alterne entre une sorte d’hyperréalisme et tracé brut, ligne claire et surface, peinture et dessin. Autour des années 2000, j’ai ajouté de la vidéo au dessin, puis sur d’autres supports des objets en premier plan. Ensuite, sur d’autres dessins, j’ai découpé le bord de la feuille et après j’ai associé plusieurs formats de papier. Aujourd’hui, je suis revenue à une forme plus traditionnelle. Selon les dessins, j’utilise différents modes opératoires colorés ou noirs ou en valeurs de gris : la ligne, le trait, l’aplat, le dégradé. L’emploi de la couleur met à distance, enjolive, dédramatise, dissimule et rend supportable les sujets évoqués.
Le dessin peut être une alternative à l’automatisation du geste car le dessin est un médium élémentaire, il permet une expression directe et une image instantanée. C’est-à-dire qu’entre la pensée intelligible ou inconsciente et le support, il y a peu d’intermédiaire, seulement la main et le crayon. Le dessin est la forme la plus ancienne et la plus immédiate de l’image créée. La trace au stylet est un geste ancestral, assimilé depuis longtemps.


L’entre-deux, la métamorphose, la combinatoire, l’effraction, l’inquiétude, bref, tout ce qui naît d’un travail d’instabilisation, me semblent au cœur de ta démarche.
Le processus lui-même de ma création est une métamorphose. Mes sujets s’élaborent à partir de l’inconscient affleurant vers la pensée consciente.
D’autre part, lorsque j’ajoute à un fragment de dessin un autre bout de dessin très différent apparaît une troisième chose. L’étonnement de la combinaison de deux choses opposées enclenche le processus imaginatif. Par ailleurs, cette hybridation formelle me permet de passer outre la finition intégrale ennuyeuse d’un sujet. De plus, souvent, cette finition prive le regardeur de la part active de lecture de l’œuvre. C’est-à-dire qu’il suffit parfois de représenter une partie d’un sujet pour évoquer son tout. De plus, l’espace vacant met en valeur ce qui est représenté. Les œuvres de Caravage montrent cet effet.
Il est certain qu’apparaissent la métamorphose, la combinatoire, les images doubles, l’hybridation, l’entre-deux, l’attirant et le repoussant, le rapprochement des contraires, les couleurs acidulées en opposition au sens plus tragique parfois. À partir de ces procédés se construisent l’énigme, le rébus, les cadavres exquis, les jeux de l’esprit, l’ambiguïté qui sont la quintessence de l’art surréaliste.
Par ailleurs, je fais en sorte de ne pas m’ennuyer dans un savoir-faire ou dans un thème, aussi je m’amuse à remettre en question les techniques acquises autant que les sujets abordés. Breton parle de « l’émotion du jamais vu », la surprise est essentielle au plaisir pour moi aussi en tant que première spectatrice de mon œuvre.
S’il y a de l’inquiétude, c’est que ces créatures semblent exciter puisqu’elles ont été représentées comme témoignage de leur présence. Ce sont des visions fantomatiques qui donnent à voir l’invisible tracé sur le support hallucinatoire qu’est pour moi le papier.
Si mes œuvres génèrent de l’instabilisation, c’est parce qu’une œuvre d’art doit à mes yeux nous déstabiliser, dans la mesure où elle nous propose une vision inédite du monde en faisant éclater le carcan du réel. Pour ma part, il en résulte une poétique de l’étrange, un art personnel à la frontière d’un art singulier, surréel, chargé de couleur et de signe.


On a pu dire de ton travail qu’il était proche de l’enfance, de l’univers des contes de fées, avec ses princesses mais surtout avec ses monstres dans lesquels il s’incarne.
En 1992, en peignant une princesse comme un dessin d’enfant, j’ai eu la certitude de la vérité de ce dessin. Il m’a rappelé la petite princesse que je dessinais enfant. Cette peinture a déclenché la série des portraits à ligne claire qui ont suivi cette période et les autres œuvres jusqu’en 2007.
Par ailleurs, dessiner des monstres me défoule. La fantaisie et le goût de l’exagération qui les caractérisent donnent forme à des créatures déformées ou composites. Ils sont comme des grotesques créés pour transgresser délibérément les idéaux et les canons de la beauté. L’idéal de beauté intègre des règles et de l’ordre, alors que le grotesque transgresse les limites et brouille les différences. La relation entre l’art classique et le grotesque renvoie à l’opposition entre le moi et l’inconscient. La caricature et les déformations permettent au grotesque d’énoncer des vérités dérangeantes sans les édulcorer. Il provoque des réactions plus ambiguës ; fascination horrifiée ou adhésion involontaire.


Ton travail convoque aussi la culture populaire, la BD et les comics.
En effet, la culture populaire est mon bain d’origine. La BD aussi, j’ai toujours lu des BD mais jamais de comics. Les auteurs de bandes dessinées comme Reiser, Tramber, Gomès, Siné, Sempé, Baudoin, Édika ont été fondamentaux pour moi et, plus tard, Blanquet, Chester Brown, Julie Doucet, Pierre La Police, Charles Burns, Nuvish, Leo. L’art brut m’intéresse aussi.


Le merveilleux, le fabuleux, l’imaginaire sont ainsi des éléments moteurs de ton travail. L’image de l’hybride renvoie-elle à la question fondamentale de l’image même de l’homme et de sa réelle identité dans notre monde en pleine mutation ?
L’image que je donne de l’humain sous la forme de portrait hybride est passée aux filtres de ma perception et de ma personnalité. Je ne conçois pas de proposer une image de référence à travers laquelle on pourrait s’identifier. Pour moi, l’œuvre, quelle qu’elle soit n’est pas un modèle à suivre, elle devrait proposer uniquement un point de vue très caractérisé de l’artiste et inciter tout un chacun à émettre son propre point de vue au moyen de l’expression de son choix.
Mais le conditionnement du mimétisme involontaire est irrésistible et se connaître soi-même peut être long et périlleux. La question entre permanence et mutation ou toute autre facette de l’identité et du devenir de l’humain est passionnante. En tant qu’artiste, je peux montrer tout au plus mon point de vue sur les dégâts ou les bénéfices de tels changements. Je ne sais pas si je suis une artiste visionnaire.
Quant au merveilleux, au fabuleux et à l’imaginaire, mon souhait absolu serait de créer un univers immersif en réalité virtuelle en dessin animé numérique et éléments du réel entre Avatar, Eraserhead, Le Magicien d’Oz et El topo.


L’humour semble aussi une dimension importante…
L’humour, c’est parfois la politesse du désespoir. Le rire est un réflexe qui nous protège et qui permet de désamorcer une situation déstabilisante. Une autre protection est la bulle autarcique de créativité qui permet de se préserver du réel et de supporter le quotidien.


En préparant cet entretien, je suis tombée sur une citation d’Anselm Kiefer qui disait que la violence était nécessaire à la création. « Faire un tableau dit-il, c’est voir naître une guerre dans sa tête »…
Je ne sais pas comment Anselm Kiefer entend son propos. Pour ma part, lorsque je commence à créer, plusieurs choses interagissent : essayer d’innover en choisissant une forme plutôt qu’une autre, choisir une couleur, une texture, une composition, détecter le sens en train de s’élaborer, tenir compte du poids et du soutien de l’histoire de l’art, gérer mon inconscient et mon histoire, formuler tout cela clairement tout en rendant visible la complexité des sujets abordés. Tous ces éléments se mêlent, prêts à occuper l’espace de l’œuvre en devenir, les cerveaux droit et gauche sollicités de concert. Cela peut ressembler à un champ de bataille. Ce qui est sûr, c’est que c’est fascinant. Albert Camus a dit « Si le monde était clair, l’art ne serait pas ».


Par le passé, tu as associé l’écriture, à la vidéo et au dessin. Ces installations dessinées expérimentaient une dynamique entre l’architecture du lieu qu’elle modifiait. Peux-tu nous en dire plus.
Ces installations lorsqu’elles incluaient des objets en 3D se déployaient dans l’espace devant le dessin sans toutefois modifier l’architecture. Et lorsque j’associais la vidéo au dessin seule la luminosité de l’espace était atténuée afin de voir la vidéo. Ces installations d’incrustation vidéo dans le dessin permettaient un prolongement de lecture du dessin, c’étaient des apparitions fantomatiques de corps et de fragments de corps en action à la lisière du tracé du dessin. Ces corps et ces têtes c’étaient moi évoluant dans un univers évoquant entre autre la problématique de la guerre, de la religion et des déplacements de population. J’ai dicté mes souhaits à un technicien vidéo. Par le passé, j’ai effectué des expérimentations photographiques qui ressemblaient à des trucages.


On voit bien que l’espace du dessin ne se réduit pas à son propre support. Pourquoi avoir abandonné ce dispositif et être revenue à une forme plus « traditionnelle » ?
J’ai abandonné ce dispositif en 2005 pour plusieurs raisons. À ce moment-là, j’ai commencé à enseigner les arts plastiques et le dessin contemporain intensément et, simultanément, je n’ai plus eu d’endroit pour travailler de grandes surfaces. Lorsqu’en 2014, j’ai obtenu un atelier grâce au soutien de la DRAC, la couleur et le dessin sont apparus spontanément, il y avait trop longtemps que je n’avais pas dessiné en couleur. Des artistes parvenaient à faire en peinture des œuvres très personnelles, cela m’a encouragée.
Le plus grand secret de l’art est de construire dans le matériau qui est le sien des formes homologues aux sens qu’elles sont chargées d’exprimer. L’esthétique et la sémantique se conjuguent dans la forme adéquate à l’intention du sens. En 10 ans mes préoccupations ont changé, ma technique a suivi.


Tu donnes parfois à tes dessins le statut de peintures en optant pour des formats plus imposants. Quel est ton rapport à l’espace ? Au corps du spectateur ?
Mon rapport à l’espace est simple. Je dispose au mur une douzaine de format 60 x 50 cm ou bien 4 ou 5 grands formats 150 x 150 cm, occupant ainsi toute les surfaces de l’atelier m’assurant la rapidité de passer d’une image à l’autre, me donnant un peu l’illusion de plonger en 3D dans mon imaginaire, ou bien de partir à la découverte de ce qui se cache sous le territoire blanc du papier. Je pars du néant. J’ai enseigné le ski pendant 10 ans de façon intense, la trace du skieur est un peu le tracé du crayon sur la feuille de papier.
Comme je souhaite préserver la visibilité du tracé du dessin sur le support, actuellement j’utilise du papier car c’est pratique et pas cher. Le grain du papier me permet de dessiner finement. Il permet aussi d’associer l’emploi de plusieurs techniques comme le pastel sec, la mine de plomb, le crayon de couleur, l’aquarelle et l’acrylique. Toutefois cela reste un support fragile et délicat à présenter.


Quel est ton principal moteur du désir de créer ?
Voir apparaître mon inconscient dans le jeu formel où s’élabore la pensée.

Texte rédigé à l'occasion de l'exposition personnelle au PAC, Château La Falgalarié, Aussillon, 2017

Auteur·e

Diplômée de l’École du Louvre, Françoise-Aline Blain est journaliste et historienne de l’art.
Ses recherches portent sur l’histoire des politiques publiques de la culture en France (Université Paris 1-Panthéon Sorbonne) et sur l’histoire sociale des États-Unis (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris). Elle est en charge depuis de nombreuses années des pages Actualités à Beaux-arts Magazine et collabore régulièrement au Quotidien de l’art et à Parcours des Arts.
Depuis 2017, elle préside le Pôle Arts et Culture (PAC) à Aussillon (Tarn), structure dédiée à l’art contemporain et aux pratiques amateurs implantée depuis 37 ans dans un quartier politique de la ville.