Bureau des ex-voto laïques.

Noémie Revah

« Elle (Gertrude Stein) écoutait avec une attention géniale les événements dans lesquels ils (les gens) étaient pris. “La vie de chacun est pleine d’histoires; votre vie est pleine d’histoires ; ma vie est pleine d’histoires. Elles nous occupent mais elles ne sont pas vraiment intéressantes. Ce qui est intéressant, c’est la façon dont chacun raconte ses histoires.” »
Revue Europe, août-septembre 1985, A rose is a rose is a rose is a rose, Thornton Wilder.

Telle la petite Lucy van Pelt affichant son « Psychiatric Help, 5 cents » - pour qui se souvient des premières planches des Peanuts, de Charles Schulz - Valérie du Chéné a établi avec ironie et décontraction son « bureau des ex-voto laïques » au sein de l’hôpital psychiatrique d’Aix-en-Provence. Prête à recevoir les histoires des patients de l’hôpital, du personnel soignant, autant que du public en visite. Tout ce petit monde se croise et s’entrecroise lorsqu’il y va pour vider son histoire, improbable et extraordinaire, dont l’artiste s’emparera pour en « gouacher » une vision. J’emploie les termes « décontraction » et « ironie » sans penser à mal, et même par admiration pour l’esprit et la finesse avec lesquels, apprentie sorcière, elle a mis en place ce projet de « bureau », work in progress à vivre. « Ironie » parce que, premièrement, elle fait partie des gens à l’élocution troublée à qui les mots résistent, et de la bouche de qui les vocables sortent défigurés, parfois méconnaissables. La question du langage occupe donc tout naturellement une place importante dans son travail. Ici, je pense particulièrement aux « bocas », ces bouches dessinées, ou écrites, rapportées d’un voyage d’études au Brésil il y a quelques années. Le terme, ou le motif, de la « boca », sont depuis une forme récurrente, signe de ponctuation dans son travail, obsession devenue signature. Les « bocas » signifient son rapport particulier à la langue, à la parole, autrement dit à l’oralité. Avec son bureau des ex-voto institué temple de l’oralité, elle s’est constituée réceptacle de parole. Rappelons le lien particulier de l’ex-voto avec cette problématique : il est le message codé, dessiné et peint que nous ont transmis des croyants illettrés, qui bien souvent n’avaient pas d’autre moyen d’expression pour témoigner de leur foi, de leurs craintes et de leurs espoirs. Parmi les ex-voto, le motif de la « boca » apparaît de nombreuses fois, souvent comme traversé par une rivière, symbolisant peut-être les flots de paroles. Les titres des ex-voto nous renseignent autant qu’ils nous égarent dans le non-sens et la poésie, dont tout le travail de l’artiste est tissé. Il faut se laisser prendre, emporter par sa poésie de l’absurde, par son agilité à jouer de la musicalité des mots, des signes ou du sens, et laisser résonner en nous ses mots ou dessins-valises, ses curieux néologismes ou inventions graphiques. Il faut se laisser prendre par ces titres (incantations) qui se chantent, comme par le chant des sirènes : Rescapé d’un naufrage de tête, La poularde à la crème, Tout ça pour un mariage, Les remerciements à la nation, Un jour d’été le soleil d’éclat, Pour une goutte d’eau, Walk the line, Disparition à vingt ans sous les drapeaux dans les Vosges, Plus haut que mes rêves, Salomé verte, Boca a boca, Les moustaches colorées… Ironie et décontraction aussi parce qu’elle a choisi de travailler cette question de « l’oralité » dans un contexte « extrême », où la parole a un statut très particulier, un contexte que notre appréhension de la folie nous fait apparaître comme violent. En faut-il donc du courage ou de la légèreté, pour s’engager à recevoir cette parole-là de cette manière-là, et transgresser les normes de l’univers psychiatrique ? Car elle offre une écoute sans jugement, reçoit toute parole pour ce qu’elle est – peu importe la véracité de l’histoire, vécue ou fantasmée, ici toutes ont valeur égale : comme un ex-voto ou un conte pour l’enfant, une histoire, une parole - soupoudrée de pensée magique - est un talisman qui permet de lutter contre des peurs archaïques. En effet, l’ex-voto, tel que nous le connaissons, témoigne du remerciement d’un « donateur » à la suite d’une grâce reçue : sans vœu préalable, dans le cas d’un danger imprévisible auquel il a échappé, tel qu’un accident ou la foudre (ce n’est qu’une fois le danger passé que l’on attribue à telle intervention céleste le soulagement d’en être sorti vivant) ; ou bien après un vœu, si le temps du danger était celui d’une maladie, d’une tempête ou d’une guerre. La gravité des enjeux contraste toujours avec le traitement formel naïf et spontané des objets qui constituent les ex-voto. Avec les siens propres, Valérie du Chéné poursuit sa pratique légère de la gouache, mais pour rendre compte d’une catastrophe, d’une blessure ou d’un regret. Déjà, dans les dessins au feutre qu’elle avait réalisés à Rio de Janeiro en 2000, un trait économe et simplifié contrastait fortement avec le drame et la violence de l’actualité des favelas qui en étaient le sujet. L’utilisation de matériaux simples, associée à l’humilité et à la spontanéité des réponses formelles de son dessin sont pour partie dans la beauté et la force de son travail ; du genre de celle que l’on peut ressentir, par exemple, en contemplant la tapisserie de l’Apocalypse d’Angers ou les peintures de la pré renaissance italienne, comme celles du siennois Sassetta que l’on peut voir au Louvre. « Comment raconter un fait réel ? Est- il possible de raconter objectivement une histoire ? Comment traduire graphiquement un événement qui a eu lieu ? Comment transcrire une histoire déjà vécue, racontée par un individu ? Comment une histoire se transforme-t-elle, oralement et graphiquement ? Comment rendre visible « l’espace » du décalage entre une action et le récit qu’on en fait ? » : telles sont les questions que Valérie du Chéné se pose dans son bureau des ex-voto. Le trouble que provoquent ses réponses tient à son parti pris résolument subjectif de mélanger son imaginaire à d’autres inconscients, et au choix des moments de récit qu’elle décide de capter. Le plaisir de l’extrait fixé, la condensation du moment suspendu, sont intenses et mystérieux pour celui qui n’a pas le fil du récit. Dans ses cours de cinéma, Jean-Claude Biette lançait pareillement des extraits de films, comme autant de pierres précieuses savamment choisies, à ses jeunes élèves fascinés et enthousiastes de ces accroches, qui n’en disaient pas assez long, mais juste assez. Chez du Chéné cela donne une série d’images mentales, de visions disparates, dont la diversité, l’incohérence et le surréalisme rappellent la richesse et l’absurdité de nos rêves. Énigmes sans réponses, elles demandent qu’on se laisse prendre par leur sauvage bizarrerie : une poule dans son pot roule sur une route, des personnages en attente entourés de formes vertes, un homme et un chien font face à des faisceaux colorés provenant de caméras, des trombes de pluie noire, des livres ouverts volants, des hommes armés qui prennent un bain, un bateau cercueil, un gâteau géant, un jeu de cubes colorés, des formes vertes et blanches sur bande d’horizon noire… Il est intéressant de noter que l’artiste a photographié, fabriqué tableaux et schémas pour compiler les informations liées à chaque histoire, mais que seul le moment de la parole n’a pas été enregistré, et cela, sans aucun doute, pour s’offrir un espace de liberté, celui d’une traduction via le filtre de son inconscient. Qui peut dire quelles histoires sont vraies, quelles histoires sont fabulés, et à quel point l’artiste les a déformées sous l’effet d’une sorte de filtre dyslexique ? Sur le principe du jeu du « téléphone arabe », elle éclate et transforme, enlève et rajoute du sens. C’est le rôle de l’artiste, qui, à une règle précise, se doit d’en substituer une autre pour nous donner sa propre traduction du rationnel, en s’attaquant à des domaines – le langage, l’architecture et aujourd’hui la psychiatrie - où la maîtrise et le sérieux sont de rigueur. Face à ce jeu de piste brouillé, le spectateur n’a d’autre choix que de plonger sans retenue dans ses propres rêves. De tous les témoignages possibles, l’ex-voto est sans doute celui qui matérialise la parole ou la confession la plus directe, car la moins stéréotypée, comme la moins sophistiquée, la plus sincère ; et nous sommes émus de retrouver la normalité la plus humble mais en même temps la plus profonde : l’histoire des peurs, des joies, des espoirs. Chaque ex-voto raconte ou suggère une histoire, comme un conte en raccourci, chronique d’un monde régi par les règles de la pensée magique, où le rôle et la fonction du langage ont trait au pouvoir sacré : le simple fait de prononcer une parole peut engendrer une action sur la réalité, avoir pouvoir de création. Des vœux qui s’exaucent, des sorts, des sortilèges dans la bouche du magicien, de la sorcière, de la fée… Ce besoin vital de pensée magique, je l’éprouve à écouter, émerveillée, mes nièces âgées de quatre ans me raconter avec malice leur dîner de la veille avec la famille souris, et je le retrouve dans les œuvres de Valérie du Chéné. Devenus grands, nous n’avons d’autres choix en effet que d’être artistes - ou de se passionner pour eux - pour, à nouveau, établir des ponts entre le réel et le sacré, recréer l’indistinction entre rêve et réalité qui est le propre de l’enfance. On pourrait définir le travail de Valérie du Chéné comme une « poésie de la catastrophe », une mathématique du « problème insoluble », ou de la « complication » (dans le sens de situations qui se compliquent). Toutes ces choses graves sont prises avec une grande légèreté, dans le traitement formel, mais également et surtout dans l’esprit spontané de Valérie du Chéné. Elle accueille tout avec sérénité et une réelle fraîcheur. À preuve, son calme face à la petite catastrophe qui s’est produite à la fin de son travail, lors d’une tempête ; les flots de paroles dessinés ont été… inondés. Et pour 11 d’entre eux, détruits. Il y a donc eu, très simplement, une sorte d’addenda à la série, une série d’ex-voto de ses ex-voto, des ex-voto post-inondation, pour raconter les 11 gouaches perdues et les 9 sauvés. Tout le charme de l’artiste, la poésie et la générosité sont là, présents dans son travail comme dans sa vie.