La permanence du livre ouvert.
Johanna Carrier
[…] je considérais le dessin libre comme un travail de pure invention, sorti tout droit de mon imagination. Or c’est au cours de ce voyage éducatif [en Italie] que j’ai compris combien il est difficile de reproduire la nature dans toute sa réalité substantielle, d’en saisir la vérité intrinsèque.1
– Saul Steinberg
Si les œuvres de Marianne Plo trouvent leurs bases dans la nature, elles s’en émancipent très vite pour chercher la rupture avec le réel, ce moment où l’on est encore dans une certaine familiarité de la représentation tout en se situant déjà dans un ailleurs.
Elle s’appuie sur les contes, les légendes, la mythologie, la culture populaire, l’histoire de l’art, pour créer un univers fictif qui traverse les époques et les cultures. Les personnages de Marianne sont transgénérationnels et ses scènes transculturelles.
Elle aime remonter aux vikings, à l’Antiquité, tout comme imaginer des personnages bioniques et se situer ainsi dans un va-et-vient permanent entre passé et futur. Son style peut être malhabile, ses personnages sont statiques et raides, ses scènes un peu naïves, ses perspectives bancales. Tout pousse à croire qu’on est dans l’univers de l’enfance, d’autant qu’elle dessine principalement au crayon de couleur et au feutre. Mais l’innocence est absente de ses dessins, la cruauté et l’humour macabre apparaissent très vite. Les forêts inquiètent et les animaux menacent. Les scènes sont peuplées de monstres, de femmes sans tête, de pieds coupés, de personnages aux dents trop grandes, comme autant d’éléments perturbateurs. Elle assume son côté naïf, elle cultive la diversité et la maladresse. Cela manifeste la réflexion d’une artiste en prise avec les éléments et l’histoire, que celle-ci soit fantasmée, de l’art ou des civilisations.
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Pharrell, 2007, crayon et feutre sur papier, 42 x 59 cm, de la série de dessins sur papier La chimie des visions, 2006-2008
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Sans titre, 2008, feutre sur papier, 50 x 40 cm, de la série de dessins sur papier La chimie des visions, 2006-2008
Marianne a elle aussi séjourné en Italie alors qu’elle était encore étudiante, en particulier à Carrare. La résidence qu’elle y a faite lui a permis d’apprendre la technique de la taille sur marbre, alimentant ainsi une passion familiale pour la pierre. Qu’elle la dessine ou la sculpte, elle est pour l’artiste une manière de se confronter au temps, à la mémoire, mais avec une matière mystérieuse et mutique. Si elle ne sculpte aujourd’hui plus cette roche, elle la représente toujours et sans relâche, dans ses dessins de marbres à livre ouvert réalisés sur papier et sur mur. Les veines formées sur le marbre y sont représentées en miroir, de part et d’autre d’un axe central.
Abstraites et très colorées, ces images révèlent, à la manière des dessins projectifs des tests de Rorschach, des monstres et autres têtes de mort. Chaque regard permet de découvrir un nouveau motif.
On peut lire dans ces compositions des cartes, ou plutôt des paysages mentaux. L’abstraction chez Marianne n’est jamais très loin du réel.
Elle l’intègre, le travaille et le transforme pour révéler le monde et ses éléments. On peut d’ailleurs reconnaître ses dessins de marbres à livre ouvert dans les motifs naturels des œuvres figuratives. Ils représentent ainsi un répertoire qui oscille entre abstraction et figuration, ces deux formes s’associant pour devenir un vocabulaire commun. Ce corpus d’œuvres répond au besoin qu’éprouve Marianne de réaliser des « choses plus abstraites, justes colorées »2
. Après s’être consacrée à des scènes figuratives, les marbres à livre ouvert arrivent comme des respirations dans son processus de travail, ils sont l’occasion de plonger dans la fonction ornementale de la couleur.
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Sarrancolin, 2014, peinture acrylique sur papier, 67 x 85 cm
Car Marianne est une coloriste. Elle choisit ses outils (feutres, crayons de couleur et, depuis peu, aquarelle), pour la luxuriance de leurs teintes. Le paysage est un prétexte à explorer la vaste gamme de couleur qu’on trouve dans la nature. Si l’on devait filer la querelle entre dessin et couleur qui faisait rage au sein de l’Académie royale de peinture et de sculpture au XVIIe siècle, les œuvres de Marianne se situeraient à coup sûr du côté de la couleur, c’est-à-dire de la sensation, de l’émotion, du plaisir. Elle dessine en outre de plus en plus sur ses pages, les remplissant désormais entièrement, alors qu’à ses débuts, le jeu avec la réserve du papier fondait son approche compositionnelle.
Son travail sur la couleur et le motif relève de l’ornement. Dans le numéro de la revue en ligne Images re-vues consacré à l’ornement, Thomas Golsenne écrit, à la suite des recherches de Jean-Claude Bonne: « Il n’y a pas des objets, des formes, des motifs qui sont ornementaux et d’autres qui ne le sont pas: il n’y a que des rapports dans lesquels ces objets, formes et motifs sont pris qui leur donnent une valeur ornementale ou non.»3
En dépit de la conception moderniste négative de tout ce qui a trait à l’ornemental et du terme devenu péjoratif, honnis par certains, Marianne est de cette génération d’artistes qui l’embrasse pleinement et de manière positive. L’hybridation, la culture populaire, le grotesque font partie de cette pensée non moralisatrice de l’ornement qui se manifeste chez des artistes comme Paul McCarthy ou Arnaud Labelle-Rojoux.
Chez eux, l’ornement manifeste un appétit vital, une puissance, un chaos créatif, une force - parfois contradictoire - des formes et des couleurs en présence.
Qu’est-ce que cela dit de l’art de Marianne ?
Qu’il est résolument libre, qu’elle est pleinement dans le plaisir de faire, sans se soucier des conventions et de la bienséance.
Ses dessins, aussi fous dans leurs sujets que dans leurs formes, ont cette qualité précieuse de mettre à distance le sérieux, le pompeux et, au contraire, d’instiller légèreté et dérision. Surtout, ils invitent à la fête, avec toutes les réjouissances et la cruauté qu’elle implique, où le plaisir n’a d’égal que la vitalité et, parfois, la douleur.