« Alertes Charbon » ou l’esthétique du fragment numérique.

Madeleine Filippi

L’artiste performeuse Julie Saclier développe à partir de divers textes collectés des protocoles d’écriture et de lecture en solo ou en duo avec l’artiste Benoît Sanfourche. Dépositaire d’un héritage ouvrier, elle s’intéresse au travail et aux différentes notions qui lui sont associées en interrogeant son histoire sociale et industrielle.

Le projet Alertes charbon, lancé en 2017, est le résultat d’un processus de collecte via l’algorithme des alertes Google. Une fois par semaine, l’artiste reçoit un e-mail contenant environ 90 articles avec l’occurence «  charbon  », réunissant différents évènements ou informations publiées sur internet à ce sujet. Elle opère ensuite une sélection pour ne garder que les articles parlant du minerai. Sans volonté de hiérarchisation ou de censure, elle les reposte ensuite sur un Tumblr créé spécifiquement pour ce projet, à l’instar d’une bibliothèque virtuelle.

L’usage de la technologie en art est devenu courant depuis un demi-siècle, avec l’arrivée de l’électronique et de l’ordinateur, l’art numérique s’est déployé de manière fulgurante. Julie Saclier s’inscrit dans la lignée des artistes numériques travaillant sur les « bases de données orientées ». Elles sont conçues pour stocker et rechercher les relations et ont recours à des nœuds 1 pour conserver les entités de données. Il faut savoir que le nombre et le type de relations qu’un nœud peut avoir sont illimités, ce qui induit une notion de temporalité particulière dans le travail de Julie Saclier. Il y a le temps de la sélection par l’artiste : « J’ai reposté pendant de longs mois, j’ai depuis laissé un peu le projet en pause. Il me reste 57 e-mails à trier actuellement et chaque e-mail contient environ 90 articles. Parfois j’en trie quelques-uns, parfois j’y passe des jours entiers. Souvent, la tâche semble incommensurable, folle ».2 Puis, celui de l’algorithme, qui symbolise virtuellement l’attraction pour le charbon, sa place dans notre société actuelle. Ce temps devient un marqueur précieux. Bien que parfaitement organisée, cette archive virtuelle traque les évènements autour du minerai. La sélection opérée par Julie Saclier enraye le travail de l’algorithme et fige sur l’échelle du temps ce qui « fait événement ». Ces articles apparaissent tels des fragments qu’elle nous invite à découvrir. Julie Saclier conçoit une poésie numérique, une ode au passé du charbon, au rythmes des alertes Google. Ce qu’elle nous donne à voir c’est la disparition latente d’un monde par un autre. La charbon reste, encore de nos jours, la matière fossile la plus utilisée. Cependant chaque onglet ouvert, chaque contenu partagé, chaque commentaire publié ou e-mail envoyé, participe à une forme de pollution. Ces données sont stockées dans des data centers, grands consommateurs d’énergie et de fait, un fléau pour l’environnement. Ces liens d’informations qui s’accumulent dans l’œuvre Alertes charbon ont des airs de palimpsestes sur lesquels on suppose découvrir la trace de relation algorithmique. Insidieusement rentre alors en jeu la notion d’interactivité. Le spectateur joue un rôle crucial car à chaque ouverture d’onglets, il active le processus de l’algorithme et permet ainsi de créer une archive en live du monde du charbon. Le spectateur utilisateur devient témoin et acteur de cette mémoire collective qui se construit sur ce mur numérique. Le spectateur en se connectant appartient à un tout et contribue à activer la mémoire vive et la dynamique de cet univers. Et s’il s’agissait finalement d’une performance collective en réseau ?

En cliquant, le spectateur réactive la mémoire. Face à la masse de liens qui constituent cette cartographie en temps réels de l’évolution du monde du charbon, on a le sentiment d’être devant un monument de commémoration, un héritage venant nous rappeler la désuétude des révolutions technologiques, que l’archiviste met subtilement en lien avec notre propre position de mortel.

L’art de collecter de Julie Saclier est une écriture. Cette partition ou poème qu’elle nous donne à voir est une réflexion anthropologique de notre société contemporaine. Elle questionne notre choix d’agir ou non. Cliquer ou ne pas cliquer sur un nouvel onglet nous positionne mais participe également à une standardisation et uniformisation du partage des données au sein d’une temporalité toujours plus segmentée.

Si, comme le définit la philosophie contemporaine, la conscience du temps est le propre de l’Homme, ne sommes-nous pas à l’aube d’une déshumanisation dont Julie Saclier partage avec nous les premières strates ?

Fragments, éditions Naima, Paris

Texte publié dans Fragments, éditeurs Caza d’Oro, Centre international d’art contemporain, résidences d’artistes et de critiques d’art, Le Mas d’Azil et Editions Naima, Paris

Auteur·e

Diplômée d’un Master en Histoire de l’Art et en Ingénierie culturelle de la Sorbonne, Madeleine Filippi est depuis 2011 commissaire d’exposition et critique d’art indépendante.
Elle oriente ses recherches autour des axes : Archive(s) – Mémoire(s) – Langage(s), au sein d’institutions culturelles publiques et privées (Beirut Art Fair, Colombo Art Biennale, Frac champagne Ardenne, Musée
National de la Maison Bonaparte etc.).
Après avoir été co-rédactrice en chef de la Revue Diapo, spécialisée dans la performance, elle a été directrice à la galerie Vanessa Quang (Paris, France). Puis, nommée responsable des collections de plusieurs collectionneurs privés, ainsi que de la Fondation Zinsou (Cotonou, Bénin).
Depuis 2018, elle initie plusieurs projets autour du médium vidéo comme artéfact de notre société contemporaine (Saison France - Roumanie 2019, Frans Krajcberg Foundation etc.).
Elle contribue aujourd’hui à différents magazines et catalogues d’expositions sur la scène émergente et le marché de l’art. Elle enseigne également à l’université de Corse le marché de l’art et continue de collaborer avec Altaïr Think Tank pour la valorisation de la culture, des médias et du numérique.
Madeleine Filippi est membre du conseil d’administration de C-E-A (Association Française des commissaires d’exposition) et de l’AICA France (Association Internationale des Critiques d’Arts).

Notes

  1. Terme utilisé dans la technologie des algorithmes. Il s’agit d’une unité de base d’une structure de données
  2. Extrait e-mail, Julie Saclier à Madeleine Filippi, octobre 2020.