Artiste de fonds, auteure de formes.

À propos du travail de Julie Saclier

Audrey Teichmann

Julie Saclier, plasticienne, auteure, engage au sein de ses productions une pratique élaborée par lignée, alignement, ligatures. Lignée : prélèvement d’un passé familial, minier, ouvrier, assigné à des principes d’inventaires. Alignement : de produits industriels, de textes industrieux, par manipulations d’un travail à la chaîne ou d’une écriture mécanisée. Ligatures : associations étroites de mémoires, mentions, pensées, déployant la profondeur horizontale de textes parfois dénués de nécessités narratives ou de présence auctoriale, et où il ne serait pas question d’invention, mais de méthodes.

Julie Saclier, D’VIA /01 - /80 (sélection), 2022, Pli n° 13, revue portée par Justin Delareux

Méthodes
« D’abord, il y a la nécessité ; puis la manière, le nom, la formule »1  : de ce « théorème » a posteriori de la poésie objectiviste, le principe de nécessité pourrait être le préambule au travail d’écriture, à la formule de Julie Saclier, marquée par tous types d’expressions écrites ou orales, qu’elle relève, assimile, combine. L’artiste et auteure y délivre, telle une maïeutique pré-programmée, des réminiscences ou remplois textuels formant un nouvel objet. Les recueils D’via, ainsi, sont composés selon des règles préalablement fixées : recopier des extraits de poésies, romans, ouvrages de sociologie, d’Histoire ; extraire des fragments de discours issus de journaux, conférences, podcasts ; ouvrir les documents numériques issus de ces deux relevés ; composer des poésies à partir de leur confrontation. Matériau et méthode s’accordent alors une même essentialité dépourvue de stricte invention, mais non de nouveauté ni de hasard : le remploi, « c’est réfléchir, au lieu de faire » 2 .

Hasard
L’aléatoire des sources, contre le systématisme de la pratique, produit cette écriture « provisoire » en attente de nouvelles associations. Kenneth Goldsmith évoque ainsi ces champs exploratoires de L’écriture sans écriture : « Sculpter avec le texte / Se glisser dans les bases de donnée / Aspirer les mots / Notre tâche est simplement de faire tourner nos machines »3 , trad. F. Bon, Jean Boîte éditions, Paris, 2018, p. 234 ; édition originale, Columbia University Press, New York, 2011]. Le comble de ces alliances machinales est leur pouvoir de tressaillement, par surprise ou carambolage, leur charge de manipulation que jamais l’emprunt ne réduit. L’extrait, le vers, y revêtent chez Julie Saclier l’identité fragmentaire d’une matrice, formant un axe syntagmatique indéfiniment déployable, à partir de paradigmes indéfiniment intervertibles. Sens et contresens tiennent alors de la licence poétique, langage fait en chemin, nourri de rencontres fortuites dans un paysage de lecture assimilé par intertextualité. L’artiste y déploie sans affects l’autofiction d’une écriture postmoderne menée sur un mode discontinuiste à partir de mots d’autres auteurs ou orateurs : une liberté par la contrainte et d’heureux heurts, contre ce « monstre » totalitaire qu’est une « parole de l’accomplissement logique qui ignore le hasard » 4 .

Julie Saclier, Tripalium, 2015, installation, 3 poutres, 2,10 x 1,20 m, vue d’accrochage, les Abattoirs, FRAC Occitanie Toulouse


Tripalium
Machines, mains, figures des profondeurs, surfaces manufacturées : au cœur des textes et installations de Julie Saclier, s’inscrit la question du travail en tant que mot, fait, signes, mythe. Le travail minier, en particulier, y incarne une présence vestigiale, assignée à la mémoire d’une famille comme à une histoire sociale, dont elle prévient l’effacement. Le relevé est écrit, oral, formel. Il est collecte de récits de mineurs (Paroles, Opuscules, 2016), de coups de grisou (Inventaires, Opuscules, 2016), sculpture, mimétique des portes d’entrée des mines, dont le titre, Tripalium (2015), rappelle l’étymologie latine du mot ‘travail  : un «  instrument de torture à trois poutres ». Les systèmes de production industriels et postindustriels y côtoient avec ambiguïté le fait individuel, sujet à la rudesse des sous-sols, à l’anonymat de la chaîne de production : les chaises de Formica (2015), alignées selon un décalage progressif, égrènent une production en série inscrite dans un sentencieux temps de travail.

Julie Saclier, Formica, variation 1, installation, 9 chaises en Formica, dimensions variables, vue de l’exposition Point Triple, Lieu Commun artist-run space Toulouse

Au fond
Tout comme son écriture relève de la combinaison d’une technicité et d’une dépersonnalisation, la pratique plastique de Julie Saclier évite les métaphores qui obscurciraient le sens, au profit d’associations libres donnant à considérer des objets et leur mythologie. L’injection de la production plastique hors de sites dédiés, héritée des avants-gardes du Black Mountain College, notamment, permet l’essai comme la faille, un esprit de traverse et de transpositions, qui est celui de la parole comme de l’objet chez Julie Saclier.

Notes

  1. Ch. Reznikoff., « D’abord il y a la nécessité », in L’ours blanc, n° 2, automne 2014, trad. Henri Jules Julien
  2. R. Hamilton, Le Grand Déchiffeur, JRP Ringier, Zurich, 2009, p. 126
  3. K. Goldsmith, [^L’écriture sans écriture, du langage à l’âge numérique
  4. M. Blanchot, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 233