Formica. D’elle-même..

Pascal Poyet

« Elle ne regardera en elle-même que pour y retrouver le monde. »
(Annie Ernaux)

L’installation parle d’elle-même.
Dire d’une installation ou d’une autre proposition plastique qu’elle « parle d’elle-même » peut s’entendre de deux façons. Qu’elle « parle d’elle-même » signifie qu’il suffit de regarder pour voir ou savoir de quoi elle parle. Cela se passe de mots. Une évidence. Qu’elle « parle d’elle-même » signifie aussi qu’elle parle de ce qui la constitue, raconte son histoire, laisse voir les gestes qui ont conduit à ce qu’elle est. Autre évidence. La formule double me renseigne sur l’articulation du sens : que l’installation « parle d’elle-même » veut dire que ce dont elle parle est d’autant plus évident (se comprend et se voit) qu’elle en parle quand elle parle d’elle. Cela peut se décrire.

Julie Saclier, Formica, variation 1, installation, 9 chaises en Formica, dimensions variables, vue de l’exposition Point Triple, Lieu Commun artist-run space Toulouse

Une ligne de neuf châssis de chaises traverse obliquement la salle d’exposition. Assises et dossiers ont été dévissés et placés entre les quatre pieds. — Paresse : ce dont l’installation de Julie Saclier me parle, son titre me le dira peut-être. Mais Formica, Variation 1 me renvoie à l’installation même, désigne le matériau recouvrant les éléments détachés des chaises et m’indique qu’il s’agit d’une première proposition d’une série au moins virtuelle impliquant, dans d’autres configurations, sinon les mêmes objets, le matériau de stratification nommé. Le titre littéral me renvoie à la littéralité de l’installation. Il me renvoie à l’elle-même dont et d’où l’installation me parle : à sa façon d’être là.
Les chaises sont usagées. Les structures métalliques ont perdu leur éclat et par endroits la stratification a sauté. Ce sont de vieilles chaises. Mais l’objet stratifié est commun : il évoque un environnement où je le replace facilement. J’y entends des conversations entre femmes, le bruit des chaises qu’on traîne ; je vois les enfants accoudés. Le seul nom de Formica éveille des souvenirs. Je repousse néanmoins pour le moment toute image qui me ferait regarder ces chaises à l’imparfait. L’histoire commune et personnelle à laquelle renvoie le Formica en tant qu’époque est sans doute au cœur de cette proposition, mais c’est au présent que je veux l’entendre. Au présent, c’est-à-dire en présence des objets eux-mêmes, dans leur proximité physique. C’est l’expérience qu’on me propose de faire ici, manifestement. Je connais le goût de l’artiste pour la diachronie.
Les neuf chaises sont alignées mais elles ne sont pas tournées dans le même sens. Elles n’invitent pas à regarder ailleurs, devant elles, un spectacle quelconque, pas plus qu’elles n’offrent celui, statique, du groupe qu’elles forment. Chacune est au contraire orientée légèrement différemment, en sorte que la neuvième regarde dans la direction opposée à la première. La ligne qu’elles dessinent dans l’espace fait une torsion sur elle-même. Chaque chaise est non seulement présente, mais présente l’autre. C’est un mouvement composé de chaises, un mouvement décomposé de chaise en chaise, le mouvement sur soi d’un corps chronophotographié n’attendant que mon déplacement pour se produire, être engagé. Que l’installation parle d’elle-même, que les gestes dont elle est le résultat s’articulent de nouveau sous mes yeux et que cette articulation soit articulation de sens, cela nécessite un engagement. Par engagement, j’entends invitation et participation, aussi bien que mise en train et déclenchement. Ma participation, son déclenchement. Arrivé au bout de la ligne, c’est à moi (à mon corps) d’esquisser un demi-tour semblable : parcourir encore l’installation. Auprès de chaque chaise tour à tour, je me représente les gestes de qui s’est attaché à me les présenter ainsi.
Assise et dossier ont été dévissés, ôtés de leur place sur le châssis métallique pour être déposés entre les quatre pieds. Les deux petits panneaux de bois recourbés pour accueillir la forme du corps y sont placés l’un au creux de l’autre. Recouverts d’une feuille de Formica, ce sont les seuls éléments colorés de l’objet. Le plastique blanc ou noir de cerclage a parfois disparu, laissant alors voir sur la tranche aux angles arrondis, dans le bois friable, la rainure qui ne l’y retient plus. Sous le châssis, assise et dossier sont toujours empilés dans le même ordre : l’assise posée au sol, le dossier placé sur l’assise, et quelques visses déposées dans le creux du dossier. Quelques visses regroupées là, ayant simplement roulé du creux de la main qui les y a versées. Le nombre de visses ne correspond pas partout au nombre de trous percés dans la structure, que l’enlèvement de l’assise et du dossier a rendu apparents — ainsi qu’il laisse voir les soudures jointant les deux paires de pieds aux montants du dossier, et le brunissement du fer.

Les structures tubulaires métalliques sont nues. Ce dernier mot, à peine l’ai-je prononcé, prononcé pour moi, qu’il en amène d’autres. De chaque structure, on a ôté l’habit coloré qui se trouve maintenant replié sous elle. Pieds et montants, dont apparaît que certains ont été peints, sont maigres sans leurs vêtements. Les couleurs ont passé et les corps gris sont atrophiés, semblent frêles. Travaillées par le temps, usées par l’usage, certaines jointures ont lâché et certaines structures se sont affaissées. Certaines sont rouillées. Certaines sont comme raidies dans une position bancale. Certaines sont mutilées. Une chaise n’a plus que trois pieds.

Les gestes sont précis, attentifs à l’espace occupé par les objets, à la position de chacun par rapport à l’autre, à leur fonction, à leur forme, et même à leur âge. J’allais dire : attentionnés. Leur suite est simple et claire — lisible, dit-on, quand elle aussi parle d’elle-même, qu’elle est facilement reconstituable. Des gestes clairs de disposition et de dépositions. Ce sont ces gestes organisateurs qui alors que je longe la ligne torse que dessine la suite d’objets me montrent chacun d’eux au présent de sa fréquentation. Ce sont ces gestes de dépouillement respectueux qui me conduisent, allant de l’un à l’autre, à pénétrer des yeux l’intimité des objets mêmes. Ce sont ces gestes de dévoilement précis qui me font examiner les membres fragiles, les structures accidentées, les châssis déformés, me font découvrir peinture, rouille, rayures, brûlures, éclats, écornures, repérer bourrelets, rainures et perçages. Enfin, ce sont ces gestes de dévêtement ordonné, ces gestes presque cérémonieux de présentation, qui, forçant mon regard dans le piétement, jusque très près du sol, me font compter les boutons de chemises.

Ce dont l’installation me parle se montre par éclats de sens. Mais en écrivant éclat, c’est aussi aux éclats de matière et de couleur manquants que je pense, à l’éclat perdu des objets. C’est quelque chose qui n’est ni paraphrasable ni résumable, mais dont ne m’a pas échappé la dimension politique *. C’est quelque chose qui ne se déclare pas, mais qu’il appartiendra aux variations, aux nouvelles installations, de déplacer, préciser, rejouer, de rythmer différemment. Quelque chose engagée ici, dont l’installation de Julie Saclier me parle en me parlant d’elle-même.



*J. S. fait dans la même exposition deux autres propositions, documentées, sans doute pensées en même temps que l’installation. Sur un grand fond noir rectangulaire peint à même le mur sont juxtaposées des annonces publicitaires centenaires, plus anciennes que l’époque du Formica, issues d’un vieux bulletin municipal de la ville de Montceau-les-Mines ; chaque annonce indiquant une adresse, le nom de cette ville se lit partout. Ailleurs, une pile de cartes de visite arborant encore le mot « Mine » (c’est le titre) et cette fois l’adresse du compte Facebook de l’artiste : on est invité à consulter la longue série d’articles sur les exploitations minières du monde entier qui y sont collectés au fur et à mesure de leur parution sur la Toile, traitant des mines de charbon, or, gypse, jade… des points de vue humains, socio-économiques, environnementaux. Au-dessus de l’adresse en anglais (le mot people parfaitement lisible avant le nom de l’artiste), sur la carte comme sur Facebook où elle sert de photo de profil, je ne peux m’empêcher de remarquer que « Mine » est l’homonyme du pronom anglais signifiant « mien » ou « mienne ». Fausse piste ?

Auteur·e

Pascal Poyet est poète, traducteur et éditeur. Derniers livres parus: J’ai dormi dans votre réputation (traduire mais les Sonnets de Shakespeare); Un futur; Regardez je peux faire aller Wittgenstein exactement où je veux. Il a traduit les textes de nombreux artistes et écrivains de langue anglaise (David Antin, Lisa Robertson, Juliana Spahr, Rosmarie Waldrop, David Shrigley, Etel Adnan…), a fondé les éditions contrat maint avec l’artiste Françoise Goria et dirige actuellement Le Journal des Laboratoires/Mosaïque des Lexiques, revue publiée par les Laboratoires d’Aubervilliers.