Introducing Audrey Martin.

Anaël Pigeat

A partir d’explorations de zones oubliées ou abandonnées. Audrey Martin fait apparaître des images qu’elle s’applique à déconstruire aussitôt, jusqu’à épuisement ou tarissement de ses pièces. Mais une ambiguïté anime son travail entre violence et douceur, entre vie et mort, entre disparition et apparition.

Les œuvres d’Audrey Martin véhiculent toujours une si grande fragilité que l’on a souvent l’impression qu’elles vont s’évanouir sous nos yeux. Et pourtant, dans leur immatérialité parfois, dans les hors-champs qu’elles dessinent, chacune d’entre elles se déploie lorsqu’on s’attarde un moment, et révèle d’infinies variations de sens et de présences.

INTERSTICES
Audrey Martin emprunte toujours des chemins de traverse et s’aventure vers des lieux oubliés et négligés quelle magnifie d’un geste, avec une extrême économie de moyens. Pour son diplôme de l’École des Arts décoratifs de Strasbourg en 2009, elle présentait un espace presque vide, une grande salle au parquet ancien dont elle a enlevé une latte qu’elle a posée juste à côté.
Le creux laissé vacant a été imperméabilisé, puis rempli de quelques décilitres d’une eau prête à s’évaporer, à la surface de laquelle flottaient deux bandes de feuille d’or, flottement fragile invisible aux regards inattentifs. Ce goût pour les interstices apparaissait encore en 2009 dans une exposition de groupe à la galerie Apollonia de Strasbourg, pour laquelle Audrey Martin avait choisi de dessiner un joint doré entre les dalles de béton dont le sol était constitué : une présence quasi imperceptible et entêtante à la fois.
C’est aussi pour révéler des lieux qu’elle a conçu la pièce Anaximandre, plaque de métal sur laquelle sont dessinées des formes abstraites en sable mouillé. Un y découvre un atlas des îles abandonnées et en train de disparaître - toutes les autres régions au globe étant effacées de cette carte. Avec le temps et l’évaporation de l’eau, ces îlots de sable s’effritent en laissant sur la plaque
une image nouvelle faite par quelques traces de rouille. Audrey Martin songe actuellement à montrer cette plaque seule, comme le fantôme de son geste de résurrection, comme la mémoire d’une apparition qui soulignait une disparition, images pliées et repliées les unes dans les autres, puis dépliées comme des papiers japonais.

APPARITIONS ET DISPARITIONS
Avec sa pièce M2K2 (2012-2013), Audrey Martin s’intéresse à la question d’un hors-champ à la fois spatial et temporel. Comme beaucoup de ses œuvres, celle-ci a déjà connu plusieurs vies, plusieurs états, poussée par l’artiste jusque dans ses derniers retranchements. M2K2 est la reproduction, recouverte de feuille d’or, d’un ballon météo, de ceux qui sont envoyés très haut au-dessus des nuages. Ces sondes sont parfois l’objet de fantasmes et de rumeurs, convoitées par des « chasseurs », comme si elles pouvaient révéler des informations secrètes.
Audrey Martin a d’abord montré M2K2 gonflé a l’hélium et retenu par un poids, comme une apparition en suspens à hauteur de regard. Puis elle l’a montrée au sol dégonflée comme une ruine, un paysage rêvé, comme la trace ou l’archive d’une œuvre disparue.
Audrey Martin s’intéresse plus aux processus de réalisation et d’activation des œuvres qu’à leur forme finale. Leur achèvement pourrait presque être considéré comme leur disparition.
Plusieurs pièces jouent ainsi sur l’apparition et la disparition des images. Pour Hommage à Marc Couturier par exemple, Audrey Martin a réalisé une maquette à échelle 110° de la pièce de Marc Couturier Demi-lune (1990, collection Frac Alsace, diamètre 380 cm), puis elle a photographié cet objet, dans les conditions où l’œuvre apparaît dans le catalogue des acquisitions du Frac, et elle en a fait un petit tirage1 . Il s’agit d’une demi-lune métallique fixée au mur par sa courbe. Elle est vue de face et on peine à la deviner dans une ligne légèrement ombrée.
C’est une œuvre de faussaire, « le double fictif d’une image ». On dirait presque un monochrome, comme Monochrome justement, qui est une partition de musique vierge recouverte de feuille d’or et placée dans une vitrine verticale dont le verre est bombé.
On pense alors a la fois à un reliquaire et à un décor de 2001, l’Odyssée de l’espace.
Enfin, comme un aboutissement de ces recherches sur l’apparition et la disparition, Audrey Martin travaille actuellement à Dé-paysages, projet initié à l’occasion d’une résidence à la Panacée de Montpellier (en collaboration avec le Living Room). Elle a plongé des photographies du Baron de Münchhausen (le moment où il atterrit sur la Lune) dans un bac d’eau de javel. Les couleurs disparaissent les unes après les autres, et passent dans l’eau, comme un précipité d’images, pour laisser lace à un monochrome blanc.
Cette disparition des images va souvent de pair chez Audrey Martin, avec une violence profonde. Dans sa série Global Damages, il n’y a plus d’image, si ce n’est des textes. Ce sont des cartes postales disposées sur une console en bois, couvertes de comptes rendus de catastrophes obtenus par un logiciel: chacun peut construire son propre scénario de la fin du monde. D’exposition en exposition, cette série pourra grandir à l’infini, dans une sorte d’accélération des désastres et des morts. De mort il est aussi question dans l’installation Dernier Carat, composée de vingt-trois sculptures en magnésie, de la forme du plus gros diamant au monde, le vingt-quatrième et dernier carat. La fragilité de la pièce qui se décompose dès qu’on la touche contraste avec l’objet qu’elle représente. Chacun de ces diamants de poudre pèse 21 grammes, c’est-à-dire, selon la légende, le poids de l’âme quand elle disparaît - et le moment ou l’on revoit sa vie en accéléré. C’est aussi une image de fin, mélange de disparition et de vie, que propose la vidéo Générique, dans laquelle on voit défiler très lentement le générique d’un film (on ignore lequel) dont les noms, passés à la verticale, ont été floues. C’est un hommage à tous ceux dont la présence discrète est à la fois soulignée et encore plus effacée. Et cet hommage prend la forme des battements d’un cœur - on dirait un électrocardiogramme. Cette image de fin est la vie silencieuse du film.

Artpress 409

mars 2014

Notes

  1. Les deux œuvres ont été montrées ensemble, de part et d’autre d’une salle, dans l’exposition Dia, à la galerie la Chaufferie, Strasbourg, en 2009