Elsa Brès Ce qui résiste, vit
Marianne Derrien
« L’attachement à la terre peut aussi relever d’une autre logique, celle de l’alliance, toujours à renégocier, à rejouer par des pratiques, (…), qui réactivent des liens anciens, les rompent ou en créent de nouveaux.»
Barbara Glowczewski, Cosmopolitiques des attachements
Fonder une communauté de vie et de travail reposant sur l’espoir commun, l’émancipation des différentes formes de servitude et la solidarité, c’est cette trajectoire qu’Elsa Brès emprunte, depuis quelques années. Après des études en architecture puis au Fresnoy, son œuvre vagabonde entre les territoires pour se constituer dans les interstices de zones abandonnées ou abîmées, entre les pratiques – architecture, cinéma, arts visuels - et dans la diversité des langages.
Entre vie et fiction, l’art trouve une langue commune et vivante faite d’alliances et de formes d’autonomie qui revitalise les représentations futures. À chaque début de projet, il y a un territoire avec lequel l’artiste tisse un lien par le biais de l’histoire politique et environnementale, des modes d’existence alternative ou des formes de vie animale qu’elle observe. Ces lignes de récit plus complexes lui permettent de traverser l’histoire sociale des paysages comme celle des bassins miniers du Nord de la France dans Love Canal, de la Louisiane dans Sweat, ou encore dans les Cévennes avec Les Sanglières à travers les révoltes paysannes convoquant la figure de Thomas Müntzer. Cette figure éternelle de l’utopie, allégorie de l’émancipation populaire, résonne avec la lecture de Caliban et la Sorcière de Silvia Federici qui a orienté l’artiste vers les liens entre le vivant et l’appropriation des terres. Des histoires soumises à la conception patriarcale de l’évolution et du progrès.
Désormais installée dans les Cévennes, région d’accueil et de refuge, Elsa Brès a monté un lieu collectif avec d’autres artistes qui font des films en lisière de l’industrie cinématographique. Par choix ou par nécessité, elle entre dans l’ombre qu’offre ce territoire. Chacun de ses films et installations trouve une forme de narration singulière qui se nourrit de lectures et se transmet par une expérience sensible. Elle réfléchit aux modes de production de ses images et de leur statut en testant des dispositifs de tournage tout au long de l’écriture de ses films. Aussi, l’espace d’exposition lui procure une plus grande liberté avec le montage en multi-channel, la spatialité des projections, la narration en boucle ou éclatée dans l’espace 1 . Après deux films réalisés en équipe, Sweat, est tourné, avec un petit équipement pendant quatre mois, au cœur du delta du Mississippi, espace impossible à cartographier entre l’eau et la terre. Aux côtés d’ami·exs, de personnes proches, Elsa Brès arpente ce territoire de la Nouvelle Orléans qu’elle connait bien et collecte des données à partir des premières cartes au XVIIème siècle ainsi que de photos aériennes via Google Earth. Avec ce film, c’est un principe de dissolution des images qui est en jeu : dissolution de l’image dans la nuit, des cadres dans le mouvement, de la distance vers l’intime. Toujours au plus près d’allié·exs qui habitent ces films, Elsa Brès filme ces entre-deux en traversant l’histoire de la cartographie à l’image des vagabond·exs de son film Love Canal qui décident de descendre un fleuve invisible et ramassent en chemin les débris d’un monde pour en commencer un autre.
C’est l’indicible de nos paysages qu’Elsa Brès capte. À rebours d’une cartographie officielle, son écriture s’architecture autrement et devient plus sinueuse en écho aux compositions sonores de Méryll Ampe. Le néologisme, les Sanglières, une évocation aux Guérillères de Monique Wittig, lui permet de faire glisser cette fiction vers d’autres potentialités temporelles. Le sanglier, symbole d’une « nature sauvage », devient une figure de lutte anticapitaliste et anti-patriarcale à travers les réflexions contemporaines sur les Communs, les nouvelles enclosures et l’autonomie des communautés rurales. Car, « imaginer de nouvelles relations avec la nature suppose d’inventer une propriété collective du vivant 2 ». Pour ce faire, elle filme un répertoire d’actions collectives, politiques voire révolutionnaires qui se conjuguent avec l’amitié et la complicité des personnages. Une manière d’imbriquer l’intime et le collectif, le travail et la solidarité. Autant de valeurs qui constituent l’oeuvre d’Elsa Brès.
Si faire un film crée des liens, il est surtout l’espace-temps de l’expérience collective. En rassemblant des êtres vivants en tout genre, indissociables de leur environnement, qui ensemble constituent un monde, Elsa Brès opère des glissements et non des ruptures. Selon la théorie de la symbiose empruntée à Lynn Margulis, si nous sommes dépendant·exs les un·exs des autres, le monde se perçoit comme un maillage, nos existences s’enchevêtrent, tout n’est qu’interdépendance. C’est « l’affirmation d’une force de vivre qui soutient une transformation nécessaire du monde 3 » après les nombreux ravages climatiques et désastres sociaux. Sur les ruines du capitalisme selon Isabelle Stengers, d’autres manières d’habiter le monde sont possibles entre invention, transmission et connivence 4 .