Je n’ai pas dansé depuis un an.
Marie Gayet
En co-présence.
Une terrasse couverte en extérieur, une grange ouverte contiguë à une maison, la campagne derrière et ses différentes teintes de vert; celui aussi vert pâle de son gilet tricoté style vintage. Dès la première rencontre avec l’artiste Socheata (se prononce Socheta) Aing, c’est un début de récit qui commence…
Cela se passe à Fiac, un village du Tarn, où depuis plus de 20 ans l’association AFIAC organise un festival et des résidences d’artistes chez l’habitant, avec le temps fort d’un weekend en été (voir F). Socheata est une des artistes invitées pour l’édition 2023 ArTchipels, par Félix Morel, le directeur artistique.
Avant de la rencontrer, j’avais déjà entendu parler de Socheata, pour des performances qu’elle avait réalisées dans différents lieux d’Occitanie. À celle présentée quelques semaines plus tôt au centre d’art la Maison Salvan à Labège, Cécile Pitois, une autre artiste présente lors de ce rendez-vous à Fiac, y a assisté. Elle dit à Socheata qu’elle en a été fortement impressionnée. Comme Claus Sauer et moi ne connaissons pas la performance, Socheata nous la raconte. Il s’agit de Narcisse avait une sœur, qui, contrairement à ce que le titre annonce, est en lien avec le deuil, la mort de son père et de l’enfant inconsolable (mot noté dans mon carnet) qu’elle est depuis son décès. Je vais comprendre plus tard en la revoyant que le travail de Socheata est le plus souvent inspiré de son histoire personnelle, sa famille, son père, le Cambodge, le rituel, la nourriture - c’était principalement son père qui cuisinait à la maison.



Durant la performance à l’atmosphère de clair-obscur, Socheata enfile des vêtements de son père, les uns sur les autres, les pantalons, les chemises, les pulls, les blousons, une ceinture et même ses lunettes. Ainsi vêtue, elle s’observe dans le miroir, cherche à retrouver les attitudes de son père, reproduire sa posture. Elle s’arrondit le ventre comme celui de son père l’était. En faisant le chemin de passer par son père, dans la profondeur de sa mémoire, elle peut le retrouver en elle. Lui ressembler, être au plus près de lui. Les photos de la performance visibles sur son site Internet montrent que la transformation concerne tout son corps; ainsi bedonnante, Socheata est à peine reconnaissable. Lorsque, devant nous, elle cherche à reproduire les respirations de son père, entre râle et le ronflement, en un quart de seconde, son visage se métamorphose d’une façon saisissante. C’est elle et ce n’est plus elle.
Une autre performance, nous confie-t-elle, était aussi liée au deuil et à la mort. Pour S'occuper de ses oignons, pendant plus d’une heure, elle épluche et coupe des oignons, ce qui a pour effet de la faire pleurer à gros sanglots. Impossible de savoir si ses larmes sont celles en réaction aux effluves des oignons ou celles de l’enfant inconsolable (renoté dans mon carnet) qui pleure encore toutes les larmes de son corps. Généralement, Socheata commence la performance seule mais, au bout de quelques temps, des personnes du public la rejoignent et l’aident à éplucher les oignons, sur son invitation ou même spontanément. Il y a tout de même entre 10 et 15 kg d’oignons sur la table. Et c’est parti pour le concert des reniflements et des sanglots collectifs ! Tout le monde peut y aller de ses larmes, sans se retenir, sans éprouver de honte à le faire en public, puisqu’on le sait, éplucher des oignons ça fait pleurer. La soupe aux oignons qui s’ensuit sera distribuée au public et exorcisera à la fin tous les pleurs et la tristesse dans la joie.

S’occuper de ses oignons, 2019, performance participative, FOMU. Musée de la Photographie, Anvers, Belgique, 2024, photo Johan Poezevara

S’occuper de ses oignons, 2019, performance participative, FOMU. Musée de la Photographie, Anvers, Belgique, 2024, photo Johan Poezevara

S’occuper de ses oignons, 2019, performance participative, FOMU. Musée de la Photographie, Anvers, Belgique, 2024, photo Johan Poezevara

Pratiquer un lieu, 2021, performance, Césure, Paris, 2023, photo Marie Gayet

Pratiquer un lieu, 2021, performance, Césure, Paris, 2023, photo Marie Gayet

Pratiquer un lieu, 2021, performance, Césure, Paris, 2023, photo Marie Gayet
Partager, faire ensemble, la dimension collective et participative, de celle qui fait tomber tout naturellement le 4e mur, est importante dans le travail de Socheata. Celles et ceux qui l’ont rejointe sous les combles, transformés en dance floor bleu de nuit pour Je n’ai pas dansé depuis un an, la performance proposée pour le festival ArTchipels justement dans la maison où nous sommes à Fiac, n’ont surement pas oublié ce moment où il leur a été donné de danser, avec elle, à plein corps et dans une totale liberté. De même, pour avoir assisté à la performance Pratiquer un lieu lors de la Nuit Blanche 2023 à Césure (Paris 5e), je peux dire que le public était comme une foule de fervents supporters durant sa course incroyablement libératrice à travers l’auditorium, au son d’une séquence du film Rocky IV.
L’énergie vitale, sa force émotionnelle, l’esprit du repas et de la fête, mais aussi la fragilité, la mémoire, l’intime, l’endurance, la parole qui s’est tue, les performances de Socheata Aing les déploient sur tout le prisme des émotions et des sentiments. Sa présence y est totale, entière. Graves et légères, joyeuses et intenses, ses propositions nous font entrer en communion d’esprit avec elle et lorsque, selon le rituel bouddhiste, Socheata allume des bâtons d’encens, nous voyons en ce geste accompli une pleine action de grâce. Et à notre tour nous disons “Merci”. »
Narcisse avait une sœur, 2023, performance, Maison Salvan, Labège, photo Maison Salvan