Entretien avec Thomas Havet.

Thomas Havet

Emmanuel Simon a été invité par Damien Caccia pour le second volet de l’exposition On a enlevé les fleurs, il reste l’eau. La notion d’invitation est au cœur de sa pratique artistique et un des fondamentaux de Double Séjour. Nous avons longuement échangé autour de cette thématique. (Paris, février 2017, par mail)


Thomas Havet : Emmanuel, au travers du projet Double Séjour et des expositions que j’ai organisées, je souhaitais explorer les notions de rencontre et de dialogue entre les œuvres et l’espace. Ces deux dimensions sont extrêmement constitutives de ta démarche artistique. Pourrais-tu en expliciter la genèse?

Emmanuel Simon : Le premier déclic a lieu en 2011, je suis étudiant aux beaux-arts de Toulouse, moniteur de l’atelier peinture,
et en parallèle je participe à un groupe de recherche Malerei 2020 Peinture, mené par Katharina Schmidt, Hervé Sénant et Winfried Virnich. Être moniteur de l’atelier peinture m’oblige à y passer du temps. Alors que je suis paralysé par cette question du sujet, les autres participants du groupe de recherche travaillent. Je décide donc de les peindre en train de peindre. S’ensuit l’élaboration de plusieurs stratégies pour contourner toutes les questions qui me bloquaient : le format, la technique, le temps de peinture. Alors je peins sur le même format que mes «modèles», avec la même technique, en même temps qu’eux.


TH : ce sont des peintures d’observation?

ES : l’atelier est devenu mon sujet, je ne me consacrais plus uniquement à la peinture d’un étudiant en train de peindre mais à tout un pan de l’atelier et à tout ce qui s’y passait : le mouvement, le temps. Mes peintures devenaient des sortes de sténopés, l’architecture et tous les éléments inamovibles y étaient bien inscrits tandis que tout le reste était très flou, en mouvement constant.


TH : aujourd’hui tu t’es déplacé dans une démarche qui n’est plus uniquement «d’après-nature» mais plus dans le rapport d’un architecte à l’espace : des croquis, des perspectives rapides, des photographies de détails. C’est comme cela que tu as procédé quand tu as découvert mon appartement si je me souviens bien…

ES: une fois que j’ai trouvé un point de vue qui me convient, je fais un croquis, une photo, puis je réalise un dessin beaucoup plus précis pour lequel je prends des mesures qui seront rapportées sur ma toile. C’est ici que la construction et la composition de l’image se jouent. L’emplacement du point de fuite est déterminant. Une fois que j’ai fini ce dessin technique, je le reporte sur ma toile; puis je peins.


TH : comment as-tu alors envisagé la peinture de l’espace de l’appartement? Était-ce la première fois que tu peignais un espace qui ne relevait pas du white cube?

ES: Ce n’était que la deuxième fois, mais oui, je l’ai abordé de la même manière. Il n’y a pas de hiérarchisation selon que ça soit un Frac ou un appartement, la seule chose qui m’importe est de retranscrire ce qui me semble caractéristique de l’espace dans lequel je suis. Je trouve vraiment intéressant le fait d’investir de nouveaux lieux, hors des centres d’art, musées et galeries. Des projets comme Double Séjour ou la résurgence des artist-run spaces montrent bien que, dans le contexte actuel, les artistes et commissaires sont dans l’obligation de créer leurs propres occasions d’exposer. C’est un engagement de la part des acteurs de la scène culturelle qui me paraît essentiel.


TH : comment as-tu appréhendé le double séjour? Quels sont les éléments qui ont attiré ton regard, que tu as cherché à retranscrire?

ES : Le spectateur peut ressentir ma perception de l’espace à travers la représentation que j’en fais. Il arrive d’ailleurs que je ne représente pas certaines parties des espaces. Dans ce cas précis, c’est la séparation du lieu - matérialisée par la cimaise, puis la porte - qui m’a intéressé. Et évidemment la couleur, d’habitude les murs et cimaises des lieux d’expositions sont blancs, je laisse donc le blanc de la toile avec lequel je gère la lumière, comme un aquarelliste.
Je ne rajoute que très rarement du blanc, je me concentre plutôt sur les ombres.


TH: lorsque nous nous sommes rencontrés, tu m’as fait part de ton intérêt pour l’architecture, peux-tu m’en dire plus?

ES : quand je rentre dans un lieu d’exposition, la première chose que je regarde c’est l’espace. Il m’arrive assez souvent de bien plus m’y intéresser qu’aux œuvres présentes. De la même manière, j’invite les artistes à se projeter dans la représentation des espaces que je leur propose, je me projette moi-même dans les espaces que je visite. Je me demande souvent comment je les peindrais. L’architecture c’est le fait de construire un espace pour que d’autres personnes s’en saisissent. Cela m’a toujours fasciné.


TH: comment en es-tu justement venu à inviter des artistes à se saisir de tes toiles?

ES : ma rencontre avec Paolo Chiasera1 lors d’un workshop à Kassel a été fondamentale. Mais c’est aussi ma frustration face au système actuel de monstration (foire, stand de salon…) - où tout est très individualiste - qui a été l’élément déclencheur de ma série actuelle. Cela m’a conforté dans l’envie de sortir de l’occupation personnelle et d’inviter d’autres artistes à exposer sur mes toiles. Je vois le travail collectif comme un engagement dans le contexte économique et politique actuel ; c’est vraiment le processus et la rencontre qui m’intéressent, la manière dont l’artiste va s’emparer de cet espace, de cette peinture.


TH : on sent une vraie bienveillance dans ton souci d’accueil de l’autre dans ta toile.

ES : c’est exact. Cette idée de confort influe à la fois sur ma manière de choisir mon point de vue - je cherche à faire des espaces facilement lisibles, aérés, dans lesquels il est plus facile de «rentrer» -, mais également dans ma manière de peindre - ma peinture est légère, rapide, liquide, il y a très peu d’épaisseur, mon intervention est discrète. Je fais en sorte de faciliter au maximum l’accès des artistes à ma toile. Que ce soit à travers le point de vue, le choix du support ou le traitement pictural.


TH : cela traduit une notion qui m’apparaît essentielle dans ton travail : l’effacement au profit de l’artiste que tu invites ; presque une acceptation de la perte.

ES : depuis le début de cette série, mon intérêt réside surtout dans la banalisation de l’acte pictural, dans la recherche de non-originalité, de non-créativité. Cette approche est d’ailleurs paradoxale dans le sens où cette recherche de non-originalité était en fait originale. La question de l’inspiration et la place de l’auteur étaient également au cœur de mes préoccupations. J’essayais, je crois, de me détacher de tout ce qui pouvait me ramener à ma condition d’auteur, tout en ayant un intérêt certain pour l’”autre”. Cette mise à distance et cette acceptation de la perte se sont faites sur la durée. La première fois que j’y ai été confronté c’était lors d’une de mes peintures du temps et du mouvement dans l’atelier de l’école. Cela faisait un bon moment que je travaillais dessus et, pour un cours, une des professeures de l’école a aménagé l’espace d’une manière différente : une cimaise s’est retrouvée pile devant mon point de vue. J’étais alors trop attaché à ma peinture pour la repeindre entièrement en blanc donc je l’ai arrêtée là. Cette expérience a été un vrai déclic. Il y en a eu plusieurs autres, même encore aujourd’hui. Ma dernière toile pour Novembre à Vitry2 a, elle aussi, été assez marquante. C’est la première fois que mon intervention devenait invisible pour le spectateur. Les seuls indices qui restaient étaient le cartel avec le nom de l’œuvre ainsi que sa photo dans le catalogue d’exposition. Pour une fois, je présentais une toile réalisée seul, une scène à habiter.
Mon unique condition d’accrochage était que celle-ci serve de toile de fond à une autre peinture sélectionnée pour l’exposition. Le choix revenait donc à Catherine Viollet, la commissaire d’exposition. Novembre à Vitry étant un prix de peinture, chaque toile est présentée avec un mètre carré de mur blanc autour, accrochée à bonne hauteur, rien ne parasite les œuvres. Ma proposition, visant à remettre un peu en cause ce principe d’accrochage, n’a pas fonctionné dans le sens où l’œuvre choisie pour être accrochée sur la mienne était une des seules à être plus grande. Ma toile était donc totalement recouverte.


TH : chacune de tes toiles porte le nom de l’artiste invité et donne ainsi un fort caractère fictionnel à ta série…

ES : Dans cette idée de fiction, j’aime penser que les interventions des artistes influencent les suivantes ou tout au moins construisent un récit progressif. Je constate qu’au fur et à mesure cela mène mon travail vers des médiums totalement nouveaux, ce qui m’intéresse d’autant plus : le projet finit par m’échapper. Par exemple, en septembre 2016, Florent Masante découpe la toile éponyme3 et, deux mois plus tard, Lucie Vanesse réalise une jupe avec la toile sur laquelle elle est invitée, qui est portée lors du vernissage puis placée dans l’espace telle une sculpture4 . J’aime à croire que cette intervention est née des découpes de Florent.


TH : que ressens-tu à la découverte de la proposition de l’artiste invité(e)?

ES : le sentiment qui prédomine à chaque fois est l’excitation. Je suis très friand du moment où je découvre l’intervention, quelle qu’elle soit. Pour être honnête, je ne peux pas te dire que j’aime chacune de ces toiles mais elles m’intéressent toutes. Et puis je commence à en avoir un petit nombre, à travers cette série je me sens un peu collectionneur.


TH : en effet, ta série relève à la fois de la collection mais également du document d’archive. Par leur mise en abyme des lieux dans lesquels elles sont exposées, tes toiles sont également une rétrospective des expositions auxquelles tu as pris part.

ES : oui, les toiles de cette série se situent entre la peinture d’atelier et la peinture in situ. Elles sont réalisées dans l’atelier, puis déplacées dans l’espace d’exposition mais elles ne sont pas pour autant décontextualisées car leur sujet est l’espace d’exposition. Elles sont prévues pour un lieu en particulier mais ne sont pas éphémères, elles peuvent subsister après l’exposition et être, pourquoi pas, décontextualisées en étant exposées ailleurs. Mais cela reste de la peinture. Je ne cherche aucunement à être neutre et purement objectif, c’est d’ailleurs impossible, même une peinture hyperréaliste de l’espace aurait comme base un point de vue subjectif sur l’espace. C’est d’ailleurs une question qui m’intéresse beaucoup en ce moment : la neutralité des photographes d’expositions. Quand bien même ceux-ci essaient de s’effacer et d’être le plus objectif possible, une objectivité totale n’est pas possible. Il y a, à ce sujet, une publication réalisée par Rémi Parcollet, Aurélien Mole et Christophe Lemaitre que je trouve très intéressante5 .


TH : Pour terminer, tu me disais que tout a commencé grâce à l’ennui. Penses-tu que l’ennui est le meilleur moteur de l’envie artistique?

ES : L’ennui était effectivement très présent lorsque cette démarche a été amorcée mais le véritable moteur est le vide. Claire Colin- Collin en parle d’ailleurs dans un texte qu’elle a écrit au sujet de mon invitation: «J’aime bien ce rapport au vide : un être qui affirme son vide plutôt qu’une intériorité débordante (telle qu’on nous la demande à l’école, qu’il a quittée il n’y a pas si longtemps). Il se sent vide et peint des espaces vides qu’il fait remplir par d’autres.» C’est exactement ça, c’est ce vide qui m’intéresse, comment l’artiste que j’invite l’investit et comment cet espace est habité par d’autres. Et puis de quelle manière je pars du vide pour travailler, que ce soit lié à mon absence d’inspiration ou à mon attrait pour les espaces nus, celui-ci est omniprésent dans mon travail.

Auteur·e

Architecte de formation et curateur autodidacte, Thomas Havet est directeur de la galerie DS Galerie, Paris. Thomas Havet met ses compétences au service de sujets transverses dans les champs de l’architecture, des arts appliqués et de l’art contemporain.
Il a collaboré avec l’agence Manifesto sur le projet POUSH à Clichy en tant que responsable de site (2020-2021) et a conseillé Jérôme Poggi dans le cadre du développement de sa galerie dont il a réalisé le projet de transformation rue Beaubourg en 2020. En tant qu’architecte, il fonde en 2019 le Studio THAA qui revendique une approche sensible pour concevoir des projets d’architecture intérieure avec rigueur et malice. Depuis le studio a mené la réhabilitation de plusieurs espaces privés, de bureaux, de stand retail toujours à la croisée de l’art et de l’architecture.
En 2016, Thomas Havet initie le projet curatorial Double Séjour dans l’espace éponyme de son appartement. De l’organisation d’expositions collectives à l’édition, c’est à travers divers évènements nomades et protéiformes que Double Séjour a ouvert de nouveaux terrains d’expérimentation aux artistes, propices aux dialogues, aux rencontres et aux collaborations avec d’autres structures créatives.
En 2023, après six années d’existence, Double Séjour se mue en DS Galerie sous la direction de Thomas Havet et s’installe de manière pérenne au coeur du Marais pour embrasser pleinement le modèle de la galerie et continuer à promouvoir et à accompagner des artistes émergents internationaux.

Notes

  1. “Paolo Chiasera, avec qui j’avais fait un workshop lorsque j’étais à Kassel, m’a invité à exposer dans sa galerie nomade. Cette galerie est en fait une grande toile qu’il promène un peu partout dans le monde en proposant à des artistes d’exposer dessus”, Emmanuel Simon
  2. Novembre à Vitry, prix international de peinture crée en 1969 pour soutenir les jeunes peintres et plasticiens.
  3. Emmanuel Simon, Florent Masante, 2016, peinture à l’huile sur toile découpée, 215 x 300 cm
  4. Emmanuel Simon, Lucie Vanesse, 2016, peinture à l’huile sur toile et couture,
    formats divers
  5. Postdocument, Paris, Les Presses du réel, 2015. Revue en seize numéros consacrée à la photographie de vues d’expositions. www.postdocument.net