Droit d’auteur·ice et pratiques collaboratives : comment s’émanciper de la figure conservatrice de l’artiste solitaire.

Caroline Sebilleau et Emmanuel Simon

Préambule


Ce texte résulte d’un entretien croisé entre Caroline Sebilleau et Emmanuel Simon réalisé par écrit au printemps 2022. Nous y faisons une relecture de nos expériences de travail collectif avec une attention particulière au statut de l’artiste-auteur·ice en France et plus particulièrement aux problématiques liées au droit d’auteur·ice.


Caroline : tu as récemment fait des recherches sur le droit d’auteur·ice pour préparer un workshop dans une école d’art où tu es intervenu en tant que membre du STAA - CNT SO (Syndicat des Travailleur·euses Artistes-Auteur·ices) et c’est un sujet que nous abordons régulièrement ensemble. Nous en parlons aussi au sein de La Buse, collectif de travailleuses et travailleurs de l’art dont nous faisons toustes les deux partie.

J’ai pensé qu’un entretien croisé pourrait éclairer la thématique du prochain numéro de la revue Facettes car nous avons toustes les deux pour habitude, ou pour pratique, de toujours travailler avec d’autres, d’inscrire notre manière d’être artiste dans une manière de faire qui est collaborative.

Je pense qu’on peut dire qu’on est aussi toustes les deux convaincu·es, par expérience et par connaissances théoriques et historiques, que si l’on a cette image de l’artiste qui se construit seul·e et en concurrence par rapport aux autres, c’est en partie lié à ses conditions matérielles d’existence (donc de rémunération) qui dépendent principalement (concrètement encore aujourd’hui presque autant que dans l’inconscient collectif) de la vente d’hypothétiques œuvres.

Alors comment œuvrer à plusieurs et de manière transversale quand on est déterminé·e dans le champ du travail de l’art par une existence individuelle basée sur un nom propre et une pratique qui se doit d’être originale (c’est-à-dire reconnaissable comme spécifique et imputable à un·e individu·e) ?

Le droit d’auteur·ice nous constitue comme détenteur·ice d’un patrimoine à monétiser, donc comme des propriétaires de notre propre production. Notre rémunération dépend ainsi de notre capacité à réussir à mettre en place et en œuvre – et ensuite à défendre – une pratique qui ferait de nous des êtres originaux, des identités singulières sur lesquelles construire un capital.
Avant de prendre des exemples de situations que nous avons expérimentées, peut être que tu souhaites compléter cette introduction et/ou apporter des précisions concernant le droit d’auteur·ice.


Emmanuel : Effectivement, une des raisons qui explique cette solitude et cette concurrence exacerbée réside dans la faiblesse de nos conditions matérielles qui, elle, découle de la rémunération qui est considérée comme légitime et principale : la rente de nos œuvres. Nous sommes des propriétaires qui devons vivre de l’exploitation de notre propriété, donc notre œuvre – que ce soit par sa vente ou son exposition. Nous sommes donc de fait dépendant·es d’un marché, ce qui engendre inévitablement une minorité « d’élu·es » et une majorité de personnes ignorées par celui-ci. Pour tenter de pallier à cela, l’État a mis en place de nombreux mécanismes de compensation dans les années 80 : le budget du ministère de la Culture passe alors à 1% du budget de l’État, création du CNAP, des FRAC, augmentation de la commande publique, etc.

Mais tous ces dispositifs n’inversent pas la logique qui prédomine et les artistes restent malgré tout en concurrence les un·es avec les autres dans l’espoir de voir leurs œuvres acquises par un FRAC ou d’obtenir une bourse. Nous avons décrit cette logique néolibérale du projet et démontré l’inefficacité du ruissellement dans la dernière tribune co-écrite par La Buse, le STAA - CNT SO et le SNAP CGT avec le soutien du SNÉAD CGT et de Sud Culture1 .

C’est une logique qui se poursuit également avec les Organismes de Gestion Collective (OCG), l’ADAGP et la SAIF en ce qui concerne les arts visuels. En effet, grâce à une partie de l’argent de la Copie privée2 , les OGC mettent en place différents dispositif de « soutien » à la création qui passent par des appels à candidatures et dont jouissent une infime minorité d’artistes. Leur attribution est par ailleurs parfois plus que douteuse3 . Ces sommes, non négligeables, pourraient être redistribuées de manière plus égalitaire à toustes les artistes-auteur·ices comme ce fut timidement le cas suite à la crise sanitaire.

Malheureusement, les questions de socialisation des revenus par des dispositifs tel que l’intermittence ont longtemps été négligées par les artistes elleux-mêmes qui, pour beaucoup, s’accrochaient à une image de la « réussite » individuelle proche du Darwinisme social.

Avant d’approfondir ces questions, il me semble intéressant d’opérer un retour en arrière afin de constater que nous héritons cette situation d’une longue construction historique dont l’amorce est souvent datée à la Renaissance. Contrairement aux mœurs de l’époque où les artistes travaillent dans des grands ateliers en compagnie d’apprentis, Léonard de Vinci préconise alors de travailler seul afin d’être « tout entier soi4  ». Même si cette position est à l’époque très minoritaire, c’est à cette période que l’art devient l’Art5 , que la distinction entre artisans et artistes prend vraiment forme et que ces derniers commencent à appartenir à l’élite sociale6 .

Un autre élément va contribuer à populariser les mythes autour de l’artiste : les premières biographies à leur égard. On peut notamment citer le travail de Vasari qui va concourir à la construction de « la figure de l’artiste asocial, œuvrant seul, dont les idées le mènent à la mort7  ». L’artiste est alors vu comme un génie, vivant et travaillant reclus dans son atelier, touché par l’inspiration divine.

Cette conception de l’artiste solitaire sera renforcée au XVIIIè puis XIXè siècle, moment auquel « la création devient celle d’un individu, [tandis que] l’idée d’un atelier où le maître est entouré par de nombreux assistants est à présent obsolète8  ». La solitude et la singularité sont alors de plus en plus revendiquées par les artistes avec l’avènement du Romantisme, et ce par un glissement de l’originalité de l’œuvre à la personne9 . C’est à cette période que la notion de « moi » apparaît « dans des domaines variés, tels que la littérature, mais aussi le droit ou la morale […]. L’homme est alors perçu comme un individu original, qui n’est semblable à aucun autre10 ». Le XXè siècle viendra définitivement entériner cette vision de l’artiste.

Mais un autre élément décisif apparaît à la fin du XVIIIè siècle et favorise l’émergence de cette vision de l’artiste : le droit d’auteur. En France, les premières lois sur le droit d’auteur sont promulguées juste après la révolution française, en 1791 puis 1793. Elles sont respectivement présentées à l’Assemblée nationale par les députés Le Chapelier et Lakanal – Le Chapelier étant également connu pour être à l’origine d’une loi interdisant le droit de grève et les syndicats, démontrant ainsi une opposition aux mobilisations collectives et préférant instituer des droits individuels.

L’idée de ces lois est de protéger et rémunérer les auteur·ices d’œuvres de l’esprit, elles font de nous des propriétaires de nos œuvres d’où l’appellation « droit de la propriété littéraire et artistique ». Ce qui, dans le contexte, est tout à fait logique : la Révolution Française est une révolution bourgeoise qui va à l’encontre du féodalisme et de ses « privilèges », la propriété est alors un droit nouveau.

Ensuite vient la convention de Berne qui entérine le droit d’auteur « à la française » un peu partout dans le monde en 1886 – elle est aujourd’hui signée par 176 pays. À la différence du Copyright, le droit d’auteur ne nécessite aucune démarche pour protéger l’œuvre, celle-ci l’est dès sa création. De plus, la durée des droits patrimoniaux et la rémunération qui en découle sont moins avantageuses pour les artistes-auteur·ices et les droits moraux ne sont pas reconnus avec le Copyright11 .

La construction du droit d’auteur n’est cependant pas linéaire. Le XIXè siècle voit s’affronter deux conceptions bien distinctes. D’un côté, une vision prônant « le droit de propriété de l’auteur sur son œuvre comme un droit naturel dont dispose chaque homme sur le travail de son esprit. […] À l’opposé, la conception utilitariste des droits de propriété soumet ces droits à leur utilité sociale. La propriété tire sa légitimité de son efficacité économique. […] Proudhon refuse de choisir entre l’une ou l’autre […]. Il rejette cependant, comme Louis Blanc, l’utilisation de la théorie de la propriété pour analyser le droit de l’auteur sur son œuvre12  ».

En 1936, Jean Zay, alors ministre de l’éducation nationale des beaux-arts du Front populaire, va plus loin dans ce rejet et propose un nouveau projet de loi sur le droit d’auteur et le contrat d’édition. Dans celui-ci, il constate que le gouvernement a obtenu d’importantes améliorations pour la conditions des travailleur·euses mais qu’une catégorie de travailleur·euses n’en jouit pas : les artistes auteur·ices. Pour remédier à cela il indique que « l’auteur ne doit plus désormais être considéré comme un propriétaire, mais bien comme un travailleur […]. C’est sous le signe du travail, et non sous le signe de la propriété, que doit être construit ce nouveau droit français accordant aux auteurs […] la protection légitimement due […]13 ” .

En outre, Jean Zay propose de faire du droit d’auteur un droit inaliénable et de restreindre le contrat d’édition à une « concession temporaire » (contre précédemment une « cession de droit »). Sa proposition rencontra une opposition farouche de la part des éditeurs et les débats furent malheureusement interrompus par la seconde guerre mondiale.

Ses opposants furent à l’origine de la réforme du droit d’auteur du gouvernement de Vichy qui se transforma en la fameuse loi du 11 mars 1957 qui réinstaure la propriété et ratifie le droit d’auteur tel qu’on le connait aujourd’hui. En 1992 cette loi est abrogée et ses dispositions incorporées dans le Code de la propriété intellectuelle.

Notre absence de droit actuel découle directement de cette distinction entre « propriétaire » et « travailleur·euses ». En effet, aujourd’hui encore nous sommes considéré·es comme des « créateur·ices » – avec ce vocabulaire de l’ordre du divin découlant directement de tous les mythes susmentionnés – contrairement aux artistes interprètes qui eux·elles sont des travailleur·euses avec les droits attenants14 .

La loi de 1957 a définitivement enterré une autre conception possible du droit d’auteur, si bien qu’aujourd’hui ses protecteur·ices nous font croire que c’est un débat purement technique et juridique. Or, comme nous l’avons vu, la longue histoire du droit d’auteur a toujours été accompagnée de débats d’ordre politique et philosophique.15

On peut aisément constater que toutes ces conceptions de la figure de l’artiste et du droit d’auteur persistent encore largement aujourd’hui et que, malgré des tentatives de déconstruction, elles se sont, au contraire, renforcées avec les siècles.

Une affaire qui se déroule actuellement au tribunal de grande instance de Paris illustre, à mes yeux, parfaitement les limites de ces conceptions arriérées de l’art et les dérives qu’elles engendrent : le procès de Daniel Druet contre Maurizio Cattelan ainsi que la flopée de débats qui l’accompagne16 .

Nous avons d’un côté un sculpteur lassé d’être honteusement invisibilisé mais qui défend une définition de l’artiste directement héritée de la Renaissance : « l’être en qui se rencontrent la capacité intellectuelle de concevoir un projet et l’habilité technique, celle de la main pour incarner ce projet dans la matière17  ». De l’autre, un artiste qui fait tout pour ne pas faire apparaître son collaborateur, et ainsi faire perdurer tous les mythes autour du génie créateur – et donc sa côte sur le marché. Deux visions de l’art datées et archaïques s’affrontent et la décision qui sera rendue risque de modifier en profondeur la création artistique. Peut-être est-ce l’occasion de définitivement jeter aux oubliettes cette image de l’artiste démiurge créant seul dans son atelier ?

Je trouve cet extrait de l’ouvrage Les mondes de l’art d’Howard S. Becker particulièrement éclairant : « Tous les arts reposent ainsi sur une large division du travail. C’est évident pour ce qui concerne les arts du spectacle. […] Mais avons-nous besoin de faire appel à la notion de division du travail pour appréhender la peinture, qui semble une occupation autrement solitaire ? Eh bien oui. La division du travail n’implique pas que toutes les personnes associées à la production de l’œuvre travaillent sous le même toit, comme les ouvriers d’une chaîne de montage, ni même qu’elles vivent à la même époque. Elle implique seulement que la réalisation de l’objet ou du spectacle repose sur l’exercice de certaines activités par certaines personnes au moment voulu. Les peintres dépendent ainsi des fabricants pour leurs toiles, châssis, couleurs et pinceaux ; ils dépendent des marchands, collectionneurs et conservateurs pour les espaces d’exposition et le soutien financier, des critiques et historiens d’art pour la justification de leur travail, de l’État pour les aides matérielles, voire les lois fiscales susceptibles d’encourager les collectionneurs à acheter des œuvres, puis à les léguer à la collectivité. Ils dépendent du public pour les réactions émotionnelles et à œuvres, et des autres peintres, contemporains ou plus anciens, qui ont créé la tradition par rapport à laquelle leur œuvre prend tout son sens18 “.

On voit ainsi que la production d’une œuvre est nécessairement collective et issue de ce que Becker nomme des « chaînes de coopération ». Le cinéma rend explicite cette chaîne via le générique de fin quand les artistes plasticien·nes sont, pour la plupart, prompt à masquer la richesse des interactions. Cette analyse nous amène donc à nous demander comment faire apparaître ces relations, ce qui semble être un premier pas vers la reconnaissance du travail collaboratif. Alors même que, lorsqu’on cherche une définition des œuvres réalisées à plusieurs (qui peut être juridiquement qualifiée de collaborative, collective ou composite), le CNAP nous rappelle en préambule une certaine définition de l’artiste « en tant qu’artiste, vous avez choisi de créer une entreprise individuelle. Cette entreprise est rattachée à votre personne physique »19 . Faisant ainsi fi de tout un pan de la création artistique.

Peut-être qu’un élément de réponse se trouve dans nos manières de travailler en collaboration et dans notre désir d’indiquer l’arborescence que ce type de travail engendre ?


**C : Je pense qu’un des empêchements ou une des difficultés à faire exister des pratiques collectives réside dans cette attachement à l’attribution de la paternité d’une chose ou d’une idée à un·e individu·e. L’histoire de l’art autant que l’Histoire de notre civilisation occidentale est organisée autour de noms propres, autour de figures héroïques principalement masculines et blanches. Les collectifs sont associés à des mouvements, des événements qui surgissent dans l’histoire et bien souvent ne durent pas. Restent alors surtout les noms d’individus : sur les plaques des rues ou représentés en sculpture sur les places des villes, sur les pages Wikipédia, dans les bibliographies. L’anonymat est source de disparition, comme s’il fallait toujours incarner les idées ou les œuvres dans un corps spécifique et que par défaut, le corps le plus à même d’incarner cette responsabilité était un corps unique, un corps d’homme si possible. Notre responsabilité à toustes est de travailler à déjouer cette amnésie programmée des collectifs et leur réduction à des figures symboliques. Nous devons complexifier les récits, et trouver des manières de valoriser les histoires collectives, de les inscrire durablement dans leur pluralité.

Cela nécessite forcément de refuser, ou de détourner certains outils de visibilisation, et de proposer d’autres versions de l’histoire. On répète souvent qu’il y aurait un renouveau du travail en collectif, de la co-création, de la collaboration. C’est une pensée totalement euro-centrée qui ne considère pas comme un fait artistique tout ce qui ne rentre pas dans une certaine catégorie d’art, tout ce qui n’est pas montré dans les institutions et donc institué comme œuvre publiquement par un dispositif de légitimation historique et muséal.

C’est aussi le signe que l’organisation en atelier n’attribue pas la même reconnaissance et la même valeur à toutes les personnes qui prennent part à ce qui s’y fabrique. Cela réside en partie dans la différence juridique entre travail collectif, travail collaboratif et œuvres composites que tu viens de mentionner. Lorsqu’une œuvre est collective, les droits d’auteur·ices appartiennent à une seule entité juridique. C’est par exemple le cas des œuvres collectives créées et diffusées par l’association OrangeRouge. Cette association invite des artistes à produire des œuvres collectives avec des adolescent·es scolarisées en classe U.L.I.S. Chaque artiste signe un contrat de cession de droits pour cette œuvre à l’association. Les droits patrimoniaux de l’œuvre (droits d’exploitation et de représentation) appartiennent donc contractuellement à l’association.
Dans le cas d’une œuvre collaborative, chaque individu·e prenant part à la conception et la fabrication de l’œuvre – OrangeRouge en tant que financeur, l’artiste et les adolescent·es en tant que concepteur·ices et/ou fabricant·es, la/le professeur·e et les encadrant·es en tant que participant·es – chacun·e aurait gardé ses droits, aurait été concerné·e par l’exploitation et la représentation de l’œuvre, et responsable en partie de la potentielle vie future de l’œuvre.
L’œuvre composite n’implique pas de collaboration. C’est le cas des œuvres de citation ou d’appropriation lorsqu’un·e auteur·ice créé·e une œuvre à partir de l’œuvre de quelqu’un·e d’autre. Ce type d’œuvre est aujourd’hui encadré par le droit d’auteur et implique de respecter le droit moral des auteur·ices dont l’œuvre est utilisée, de leur demander leur accord et éventuellement de leur payer des droits d’exploitation. Cela peut sembler totalement compréhensible dès lors que la principale source de revenu des artistes auteur·ices est basée sur l’exploitation de leur œuvre. Cependant cela rend complexe la visibilisation de cette arborescence dont tu parles et il est bien souvent plus simple de ne pas utiliser d’images des œuvres que de se lancer dans une démarche longue et coûteuse de demande de droits d’auteur·ices. J’ai en tête la différence entre la citation d’un texte et la citation d’une image. Alors qu’on peut facilement citer ses sources textuelles et permettre ainsi à d’autres de retracer et d’approfondir les lectures sous-jacentes à un texte20 , consulté le 20 juin 2022.], faire une citation visuelle par un insert d’image d’un autre artiste est une démarche beaucoup plus compliquée.

Se pencher sur les questions de droits d’auteur·ice permet aussi de soulever de nombreuses questions comme la possibilité de rémunérer des mineur·es pour leur travail, le fait d’accepter une relation professionnelle sur la durée et une responsabilité vis-à-vis de cette œuvre, le fait de choisir d’en faire une œuvre libre de droits patrimoniaux… Je suis convaincue qu’une ouverture des droits patrimoniaux par une introduction plus large des Creative Commons21 ou de la Licence Art Libre22 dans l’art contemporain provoquerait un changement de nature des œuvres produites.

Le droit d’auteur·ice produit d’ailleurs des situations très étranges du fait qu’il est considéré comme relevant d’une activité de création et non comme un travail salarié. J’en ai fait l’expérience dans le cadre d’une co-création avec la famille Rester. Étranger, dont une personne demandeuse d’asile en France qui a pu être rémunérée en droit d’autrice par l’État français, alors même qu’elle n’avait pas le droit de travailler tant que sa situation administrative n’était pas régularisée. Alors que la famille Rester. Étranger est présentée sur le site du CNAP et Aware comme étant “À la fois œuvre et auteure”, donc comme une entité collective dont les nombreuses auteur·ices sont regroupées sous un même nom de famille, dans le cas de la performance Mien mi koro zingué tchiré / Personnellement je préfère merveilleux, chacune des autrices impliquées dans la création de la performance a fait l’objet d’un contrat en son nom avec le CNAP. On se trouve alors plutôt dans un mode de travail collaboratif. Dans la note d’intention de l’appel à candidature pour l’acquisition de cette performance, nous avions écrit une biographie d’artiste en mélangeant des éléments de nos quatre vies, et posé la question de savoir pourquoi un·e artiste devrait rester seule dans son œuvre. Dans ce cas précis, il était nécessaire de faire exister le travail de chacune d’entre nous afin de permettre à l’une en particulier de bénéficier d’une rémunération à son nom et d’un contrat prouvant son existence en tant qu’artiste. L’identité familiale se prête plutôt bien à ce va-et-vient entre une dénomination commune et la co-existence d’individualités. Mais c’est un équilibre qui n’est pas toujours facile à maintenir.

Comment fais-tu, de ton côté, pour indiquer ces arborescences et conjuguer une “carrière professionnelle” avec une pratique collaborative pour laquelle, c’est important de préciser, tu procèdes à un partage systématique de ta rémunération avec toustes les autres artistes que tu invites?


E : En ce qui me concerne c’est en partie plus simple car je travaille principalement avec des artistes « professionnel·les ». Les structures qui m’invitent savent que je vais convier d’autres artistes et que la responsabilité du projet sera collective – c’est d’ailleurs pour ça qu’elles m’invitent. Nous pouvons donc montrer ces projets sans que je sois automatiquement considéré comme la figure centrale. Cependant, comme tu le dis ci-dessus, il est difficile de sortir de cette construction autour du nom propre et nous devons parfois négocier afin que les noms des autres artistes apparaissent dans les éléments de communication. En revanche les institutions avec lesquelles nous travaillons n’ont encore jamais fait de contrats pour l’intégralité des membres du groupe : je suis le seul à en avoir un et c’est à nous de nous arranger pour les rétrocessions d’honoraires ou la répartition du budget de production ce qui me rajoute une lourde charge administrative, tant sur le moment que plus tard lors de mes déclarations à l’URSSAF ou aux impôts. Et tout cela se complique bien sûr lorsque nous travaillons avec des étudiant·es ou des artistes n’ayant pas de numéro de Siret.

Nous sommes toujours dans l’œuvre de collaboration et ainsi il appartient aux membres de ces groupes de définir comment ce travail peut intégrer leur corpus ou non, contrairement à l’exemple que tu cites où l’œuvre collective dépossède les auteur·ices de leur œuvre. Nous nous interrogeons d’ailleurs beaucoup sur la place à donner à toutes les personnes qui participent de près ou de loin à ces projets collaboratifs.

Le livret de l’exposition mayonnaise nous a permis d’approfondir cette question grâce notamment à un détournement du format de la légende. Nous exposions au CAPV de Lille avec une dizaine d’artistes que j’avais rencontré lors de la résidence Archipel. Le thème de l’exposition était la délégation du geste artistique. Chaque œuvre contenait donc différentes couches d’auteur·ices que nous avions initialement séparées en trois groupes : les proposeur·euses ; les réalisateur·ices ; les participant·es. Cependant il ne nous semblait pas opportun d’avoir une telle hiérarchie, alors nous avons réfléchi à une manière de retranscrire ces différentes interactions tout en restant très factuels, ce qui a donné ces arborescences.


C : Pour conclure je te propose que nous revenions au principe d’exploitation d’un patrimoine en guise de revenu et donc de rémunération des artistes-auteur·ices. Nous avons déjà remarqué, lors de débats publics avec La Buse, que certain·es sont attaché·es au modèle entrepreneurial de l’artiste qui, au nom d’une prétendue liberté de création, doit commencer par investir des fonds propres pour acheter du matériel, payer un loyer d’atelier et subvenir à ses besoins quotidiens afin de créer des œuvres dont iel tirera un bénéfice dans un temps second. On retrouve ce fonctionnement chez beaucoup de personnes qui sont auteur·ices. Au-delà même du problème politique que cela pose, comment imaginer que cela ne pervertisse pas un travail collectif si la logique qui le sous-tend est d’en tirer un revenu en en exploitant des droits d’auteur·ice à titre individuel ? C’est comme si la problématique de la rémunération et celle de l’œuvre, dans le milieu de l’art, étaient toujours à la fois totalement interdépendantes et toujours totalement séparées. Je connais certain·es artistes qui aujourd’hui sont engagé·es dans des pratiques artistiques collaboratives sur lesquelles il est impossible de capitaliser (pour tout un tas de raisons y compris éthiques) et qui galèrent tellement à en vivre qu’elles se demandent très concrètement ce qu’elles pourraient bien vendre pour gagner un peu d’argent. Si le moyen principal par lequel nous sommes censé·es subvenir à nos besoins, en tant qu’artistes auteur·ices, provient principalement de nos droits patrimoniaux, alors cela implique de facto un rapport commerçant avec nos productions artistiques. Cela nous éloigne, par nécessité économique, de la possibilité de faire sur le long terme, des formes artistiques qui échappent à toute marchandisation, des formes relationnelles, éphémères ou processuelles, et bien sûr des formes collaboratives libres de droits d’exploitation.


E : Une des solutions pour libérer nos pratiques de ces logiques marchandes, tout en nous assurant un revenu continu même dans les périodes où ne nous sommes pas « à la tâche », consisterait à mettre en place un salaire socialisé. Celui-ci pourrait prendre la forme d’une assurance chômage, type intermittence comme nous le proposons avec La Buse, le STAA - CNT SO et le SNAP CGT. Quant à son financement plusieurs solutions s’offrent à nous : de l’augmentation de la cotisation diffuseur23 , à la création d’une cotisation interprofessionnelle permettant le financement d’une Sécurité sociale de la Culture 24 . Il s’agirait alors de reconnaître une utilité sociale à l’art tout en assurant aux travailleur·euses de l’art un droit au salaire rattaché à leurs personnes en lieu et place d’une rémunération liée à leurs performance sur le marché. Ce faisant, nous nous émanciperions du droit d’auteur et des empêchements que nous avons relevé lors de cet entretien.

Mais nous pouvons également élargir notre focale et envisager une intermittence pour toustes les personnes en situation d’emploi discontinu comme le propose la Coordination des Intermittents et Précaires (CIP) avec son nouveau modèle25 . Ou encore plus largement avec la proposition d’un salaire à vie, ou salaire à la qualification personnelle, de Bernard Friot26 et ainsi porter nos revendications plus loin que la figure hautement symbolique de l’artiste.

Comme nous pouvions le voir dans les cortèges Art en Grève : « Salaire à vie pour toustes !


Texte publié sous licence CC-BY-SA.
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Auteur·e

Caroline Sebilleau se définit comme une travailleuse de l’art : artiste, militante, enseignante-chercheuse à l’Université de Nîmes, éditrice, imprimeuse, parmi d’autres occupations. Elle a soutenu sa thèse intitulée L’Exposition, une pratique d’agencement entre mise en vue et mise en œuvre en février 2020. Elle travaille toujours avec d’autres et questionne les relations qu’une pratique entretient avec son milieu.

Notes

  1. Pour lire et signer La Tribune: lien ici
  2. Voir le site internet Copie france
  3. Voir l’article de Claire Gillet Aides à la création: à la Spedidam les copains d’abord, sur le site de Blast, ou Aurore GORIUS, Marion ROUSSET, Petits et grands secrets du droit d’auteur. Enquête sur le système opaque des caisses d’auteurs : SACEM, SACD, SCAM…, Revue du Crieur, 2016/3 (N° 5), p. 20-35. Lien
  4. Véronique Goudinoux, Œuvrer à plusieurs : regroupements et collaborations entre artistes, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2015, p. 34
  5. Présentation de l’ouvrage d’Édouard Pommier, Comment l’art devient l’Art dans l’Italie de la Renaissance paru chez Gallimard en 2007 dans un article de Laurent Wolf
  6. Véronique Goudinoux, op. cit. p.38 et 39
  7. Véronique Goudinoux, op. cit., p.35
  8. Véronique Goudinoux, op. cit., p.53
  9. Judith Ickowicz, Le droit après la dématérialisation de l’œuvre d’art, Dijon, Les Presses du réel, 2013, p. 116
  10. Véronique Goudinoux, op. cit., p.48
  11. Voir le site internet Legifrance
  12. Dominique Sagot-Duvauroux, La propriété intellectuelle, c’est le vol ! Le débat sur le droit d’auteur au milieu du XIXe siècle, L’Économie politique, 2004/2 (no 22), p. 34-52. URL : cairn.info/revue-l-economie-politique-2004-2-page-34.htm
  13. [^http://www.non-droit.org/2012/10/26/projet-de-loi-de-jean-zay-13-aout-1936/
  14. Judith Ickowicz, op. cit., p.107 à 109
  15. Dominique Sagot-Duvauroux, op. cit.
  16. Voir les articles en ligne suivants : Pascale Nivelle, Le sculpteur de Maurizio Cattelan se rebiffe contre l'artiste star, Le Monde et Pierre Noual, Affaire Druet-Cattelan : la paternité artistique dans les remous juridiques, Le quotidien de l’art
  17. Édouard Pommier cité par Laurent Wolf, op. cit.
  18. Howard S. Becker, Les mondes de l’art, Paris, Flammarion, 2010, p. 37 à 39
  19. Voir le site du CNAP
  20. Voir la partie Intertexte de l’article Roland BARTHES, « Texte théorie du », Encyclopædia Universalis [en ligne
  21. Voir Creative Commons
  22. Voir le site internet https://artlibre.org
  23. Voir la tribune portée par La Buse cité ci-dessus, note 1
  24. https://www.reseausalariat.info/dossiers/pour_une_securite_sociale_de_la_culture_et_des_arts/ et https://riot-editions.fr/ouvrage/notre-condition/
  25. https://www.youtube.com/watch?v=kJDGImgChrI&t=4831s
  26. Bernard Friot, Émanciper le travail : Entretiens avec Patrick Zech, Paris, La Dispute, 2014