TU NE TE SOUVIENDRAS PAS - Émilie Franceschin.

Marie Gayet

Émilie Franceschin, Tu ne te souviendras pas #4, 2024, conférence-performance, Salon des éditons d’art en Occitanie, Toulouse, photo Coralie Cruchet

Qu’ est-ce qui reste d’une performance ? La question revient souvent dès que l’on parle de cette pratique artistique par nature « immatérielle » et éphémère. Cela en fait-il une condition pour ne pas en avoir des traces ? Et qu’entend-on par traces ? Il faudrait se mettre d’accord sur la nature de ce dont on parle. Sont-elles des photographies, des vidéos, des documents écrits, des objets scéniques ou d’autres choses ?
En plus des objets de ses performances qu’elle archive dans des boîtes étiquetées, Émilie Franceschin a choisi de conserver ses vêtements de performance en les congelant. Si, au début, l’artiste performeuse mettait directement le vêtement tel quel dans le congélateur, désormais elle le fait prendre dans un gros glaçon, de la taille d’une glacière qui sert de contenant transportable. Lors de ses performances, Émilie laisse le glaçon fondre ou le brise pour en extraire le vêtement et le porter à nouveau sur elle. La réutilisation d’un objet d’une performance à une autre fait partie de son processus de création, assurant comme une continuité entre toutes à travers le temps et le réactivant d’une nouvelle présence. Pour s’en souvenir toujours ? Ou ne jamais l’oublier ?
Tu ne te souviendras pas, le livre d’artiste, pensé en collaboration avec les graphistes de l’agence Rovo, découle directement de sa réflexion sur la trace dans la performance et du processus de congélation de ses vêtements de performance. Emprunté à une chanson de Barbara, le titre donne d’emblée une tonalité particulière, même si on n’en connaît pas les paroles. Tu ne te souviendras pas induit la mémoire perdue, le souvenir oublié, l’impossibilité de parler d’un événement passé.
Heureusement, en pratique, l’objet est moins triste que son titre ne le suggère ! Hybride et modulable, le livre accompagne le processus dynamique de création et les expérimentations autour de la conservation.
Bien plus qu’un simple « contenant » textuel et visuel, son statut se déplace au gré de différentes activations : il est un objet éditorial, un accessoire de performance, un document source, manipulable dans sa forme, chaque fois relancé. Tu ne te souviendras pas est aussi le titre de conférences performées, variations imaginées autour de la présentation du livre. Avec un dispositif récurrent : un micro et un pied de micro.

Émilie Franceschin, Tu ne te souviendras pas, 2022, livre d’artiste

Émilie Franceschin dit que longtemps elle n’a pas voulu parler pendant ses performances. Sa « prise de parole » se faisait par le corps et les actions, ou en empruntant à des textes existants, la chanson populaire, notamment. Il y avait pour elle une réelle intention de « couper le langage », et de mettre à mal le rapport d’autorité de celui-ci. Désormais, elle reprend la parole, sa parole, et revendique même le droit de porter sa propre voix. Cette nouvelle posture orale l’a amenée logiquement à réfléchir sur sa conservation. Comment garder une trace de la parole émise en performance ? En congelant le micro (bien sûr !), l’objet iconique de la parole par excellence ! Au même titre que les vêtements, il entre dans « les objets fétiches » de ses performances. Pour la variation #4 de Tu ne te souviendras pas, l’artiste utilise un micro congelé à la place du vrai, réalisé à partir d’un moulage du micro dont elle se sert habituellement. Dans sa main ou sur le pied du micro, l’objet glacé fond peu à peu. Sa texture change. Symboliquement, chaque goutte fait disparaître un peu plus le souvenir cristallisé des mots dans la glace, le transformant en eau. Fondue, la parole est comme liquidée. Plutôt que d’y voir une trace de la finitude, imaginons que toutes ces gouttes forment une nouvelle source d’ inspiration, remise en jeu dans le cycle des transformations, jamais fini…
Dans le petit livre Du cœur à l’ouvrage que l’artiste m’a donné lors de notre premier rendez-vous, à Toulouse, qui est déjà une manière d’archiver ses performances par des éléments très formels (durée, date, lieu, déroulé du script), la première performance répertoriée en 2011 a pour titre Nous sommes un souvenir. Émilie ne s’en souvenait pas !

Texte publié dans l’ouvrage critique de Marie Gayet Écritures transversales, Caza d’Oro, Le Mas d’Azil, 2024

ÉCRITURES TRANSVERSALES

Écritures transversales est la restitution d’une résidence de recherche et d’écriture en Occitanie autour des pratiques d’écritures contemporaines et de l’écrit dans l’art. Sur une invitation du centre d’art Caza d’Oro en Ariège.

Auteur·e

Marie Gayet est commissaire d’exposition indépendante, critique d’art et enseignante. Elle s’intéresse à la jeune création, sans distinction de médiums et aux pratiques transdisciplinaires, dans la relation Image-texte et voix. Collaboratrice à diverses revues (Esse, Artais-Art contemporain, Possible), elle intervient pour l’Observatoire de l’Art Contemporain et dans des écoles du marché de l’art (Master 1et 2 Arts contemporains et commissariat à l’IESA). Pour C-E-A, elle co-organise de 2018 à 2021 les événements Public Pool autour des nouvelles écritures et de la performance, à Paris et en région (ccc od de Tours, Frac Champagne-Ardenne). En 2022, est parue la monographie « Bruno Rousselot - Du dessin à l’espace » (éd.Hermann) dont elle est co-autrice et a assuré la coordination éditoriale. En 2023, après l’exposition Voci Umane au Village Reille à Paris (2022), elle est Invitée par le centre d’art Caza d’Oro (09) pour une résidence de recherche et d’écriture en Occitanie, sur les pratiques de l’écrit dans l’art et la performance. Elle fait partie du Conseil d’Administration de C-E-A / Association française des commissaires d’exposition et est membre de l’AICA France, Association internationale des critiques d’art, nommée pour le Prix Aica en 2022.