Une montagne(s). Humanités heureuses et autres paysages charmants. Chapitre 3.
Entretien avec Cécile Archambeau
Cécile Archambeau : Cette exposition s’appuie au départ sur une collection d’images constituées depuis plusieurs années à partir du logo de la Paramount, peux-tu revenir sur cette pratique de la collecte dans ton travail ?
David Coste: J’ai toujours collectionné des images. La collecte a d’abord été une documentation et progressivement j’ai produit des œuvres en y intégrant des images de mes collectes. Les Portraits d’espaces fonctionnent comme ça par exemple. Mais ce n’est pas une approche purement appropriationniste qui consisterait à créer des albums ou à créer des atlas. Il y a beaucoup d’artistes dans cette trajectoire que j’aime beaucoup de Richard Prince à Céline Duval, Hans-Peter Feldmann etc. Mais ce sont souvent des artistes qui ne pratiquent que la photographie. Et moi ce qui m’intéresse c’est d’être dans des régimes multiples de l’image et de convoquer différents médiums. Ceci étant, sur ce projet autour de la Paramount, la collecte et l’appropriation sont le fondement et l’origine du travail. Ma démarche est vraiment liée à une collecte faite avec différents types d’images : des photographies, des cartes postales, des images de films, des images d’exploitation etc.
C.A. Le logo de la Paramount a inspiré d’autres artistes (je pense notamment à Jean-Luc Verna). Pourquoi cette image te fascine-t-elle autant ?
D.C. En fait cette image a fasciné Jean-Luc Verna, comme elle a fasciné d’autres artistes. J’ai même une image de Jean-Michel Basquiat qui peint sur une image de Paramount ! C’est une image qui est intégrée à l’art depuis très longtemps, Jean-Luc Verna étant l’artiste que l’on garde en tête parce que c’est le plus actuel et parce qu’il a réussi à en faire quelque-chose d’iconique. Je pense que l’image de la Paramount au même titre que le Mont Cervin, est devenue une sorte d’idée de la montagne, qui est aussi l’idée du cinéma. Ce qui m’intéresse, c’est son statut de non lieu, de lieu comme l’aborde Jean-Christophe Bailly dans son dernier livre L’imagement. Dans ce livre il parle d’Atopos, qui est cette idée d’être deux choses à la fois : à la fois un lieu et pas un vrai lieu, et l’image c’est aussi cela en quelque sorte. La montagne de la Paramount c’est un lieu qui n’est nulle part, cela renvoie aussi aux hétérotopies de Michel Foucault.
C’est un lieu qui est à la fois commun à tous et où jamais personne n’ira puisqu’il n’existe pas. C’est une sorte de fantasme ou d’utopie. Et puis c’est aussi une montagne qui a été remodelée maintes fois. Elle change de forme à peu près tous les dix ans. Il existe différents stades et différents logos de cette montagne, ce qui fait qu’on n’arrive pas à la figurer. Cela m’intéresse, car c’est comme si on essayait de gravir un sommet qu’on ne pourra jamais atteindre ou comme quand on collectionne les images et que l’on essaie de les organiser, c’est infini et à un moment il faut arrêter parce que c’est une lutte un peu absurde.
C.A. Ce sont des obsessions…
D.C. Par rapport aux obsessions, cela m’intéressait de faire un parallèle avec le film Rencontre du troisième type de Steven Spielberg. C’est un film qui m’a beaucoup accompagné. On y voit des personnages qui se mettent à dessiner ou fabriquer des montagnes de manière impulsive, jusqu’au moment où ils comprennent que c’est le lieu de rendez-vous avec les extra-terrestres et qu’ils ont été élus par les extra-terrestres.
C.A. Tout cela a aussi à voir avec ton intérêt pour les films de genre, la culture populaire, la science-fiction etc.
D.C. J’aime le cinéma dans sa globalité, et d’ailleurs je pense qu’il n’y a pas lieu d’opposer cinéma d’auteur et cinéma de genre. Beaucoup de films de genre ont d’ailleurs été faits par des grands cinéastes ; je pense à John Ford, Sam Peckinpah, Bertrand Mandico et tant d’autres. Mais finalement ce qui m’intéresse dans le film de genre c’est la question de récit générique ou la question du commun. Derrière ou sous le genre se cache une seconde couche de récit, le genre fonctionne comme un cheval de Troie, une forme commune et attendue qui permet d’aborder d’autres sujets souvent plus complexes ou plus politiques.
C.A. Tu choisis de ne pas montrer les images sources mais plutôt les dessins réalisés à partir de ces images ? Qu’est-ce qui préside à ce choix ?
D.C. Avec la création du livre réalisé à partir de ces images, assez vite se sont posées les questions de leur reproduction et de comment faire leur montage. Je trouvais que c’était problématique de les utiliser pour ce qu’elles étaient, parce qu’elles ont des origines et des qualités très différentes… et puis je ne voulais pas que l’on soit fasciné par les vieilles images, ou qu’on pense que toutes les images sont anciennes alors que ce n’est pas le cas. Donc le fait de les redessiner me permettait de les homogénéiser et d’éliminer la dimension pittoresque, charmante de la carte postale, des images colorisées etc.
Dans le livre, je voulais que l’on fasse attention
au montage et à la construction. Les redessiner c’était aussi convoquer un genre mineur et être à une limite, à un endroit de l’art où je ne suis pas très loin de la bande dessinée. J’aime bien l’idée de ne pas effrayer les gens par l’art contemporain, et qu’ils aient l’impression de voir quelque-chose de facile alors que ça ne l’est pas du tout. Si on prend le temps de regarder le livre, on s’aperçoit que c’est très construit, que c’est une architecture, et que les relations des images entre elles sont toutes pensées, il n’y a pas une image qui échappe à ça. Les échelles des images sont pensées aussi. Mais je suis toujours surpris que les gens trouvent le dessin plus évident ou plus facile, en tout cas ils ont moins peur. C’est un des pouvoirs du dessin.
C.A. Le passage par le dessin justement semble être pour toi une nécessité. C’est d’ailleurs une pratique quasi quotidienne et extrêmement prolifique il me semble. Est-ce que ça a toujours été le cas et comment expliques-tu cet attachement ?
D.C. Je mets à part les croquis que je fais tous les jours, et qui me permettent de penser en dessinant. Mais le dessin en tant que tel n’est pas forcément une pratique quotidienne. Je peux dessiner beaucoup pendant un temps donné et arrêter ensuite pour une durée certaine. Je viens d’une génération où le dessin n’était pas tellement considéré dans les écoles d’art et moi j’étais plutôt dans des pratiques d’images, photos, vidéos ; le dessin est venu progressivement. Depuis un certain temps c’est une pratique aussi importante que la photographie. La différence c’est que je montre moins de choses en photographie. J’en ai beaucoup mais j’en montre peu. Je les montre quand je trouve qu’elles sont abouties ou quand il y a un ensemble cohérent. Et ça me prend du temps, beaucoup de temps. Pour le dessin je maitrise un peu plus tous les procédés et les processus de construction donc c’est un peu plus routinier.
C.A. Est-ce qu’il y pour toi quelque-chose de plus intuitif, un rapport de plaisir avec le dessin…
D.C Il y a un rapport de plaisir parfois et un rapport de souffrance aussi. Certains dessins prennent énormément de temps, et au bout d’un moment cela aboutit à quelque chose d’assez éprouvant et fatiguant. Par contre ce qui est étonnant avec le dessin c’est qu’une fois qu’il est fait, j’ai l’impression que ce n’est pas moi qui l’ai fait, j’aime bien ça.
C.A. Cette exposition est le troisième volet de ton projet autour du livre Une montagne(s), peux-tu nous dire comment tu as pensé ce chapitre en regard des deux autres à la Maison Salvan et à l’Artothèque de Pessac ?
D.C. À Pessac on était plutôt dans un temps qui correspondait à une robinsonnade et dans un paysage. Au centre d’art, on est aussi dans un paysage mais j’ai souhaité travailler autour de l’image manipulée. J’ai orienté mon propos autour de la question du jeu, de la distribution des images, de leur organisation, de leur construction. On n’est pas dans la même partie du livre on pourrait dire, on est dans un temps où on commence à visiter une sorte d’installation d’images de la montagne qui se répètent mais aussi où il y a cette idée de tour de Babel, de construction, d’architecture, et notamment d’architecture d’images. Ensuite tout cela rayonne dans différentes pièces.
Avec la cabane, les faux rochers, le jeu de carte qui se reflète dans un miroir, mais aussi avec tout l’univers cinématographique que tu convoques, la forêt, les décors, les parcs d’attraction etc.
C.A. Tu proposes en quelque sorte au spectateur d’entrer dans ton jeu, dans ton univers, est-ce ainsi que tu as pensé l’exposition ? Un paysage fictif dans lequel on pourrait se projeter et se raconter des histoires ?
D.C. Il y a plusieurs choses, d’une part je ne supporte pas le rapport statique aux images. Pour moi une image se regarde en bougeant, de près, de loin etc. et donc j’essaie de construire mes images de cette façon là. Et ensuite, on commence à entrer dans les images. Le livre est composé de cette manière aussi. Et en ce qui concerne le paysage, oui j’ai l’impression qu’on pourrait être dans un moment du livre, et rejouer les sources qui ont servi au livre. Au centre d’art j’ai essayé de produire une situation et donc de convoquer un paysage à l’échelle du lieu.
C.A. Dans l’exposition tu présentes une grande photographie, qui laisse planer le doute un moment sur le fait que ce soit un dessin ou une photographie, elle convoque les figures du fantôme et du spectre, est-ce que ce sont des figures familières pour toi ?
D.C. Les figures du fantôme et du spectre ne sont pas vraiment familières à mon travail, mis à part dans les films de genre. Ce qui m’intéresse par rapport à cette image c’est son ambiguïté, de présence et d’absence. C’est-à-dire de maintenir son ambivalence, montrer à la fois comment elle est faite en tant qu’objet et en même temps se laisser porter par son pouvoir d’immersion. J’aime bien cette idée d’avoir ce double temps et cette double dimension de l’objet, qu’on puisse contempler cette construction et à la fois rentrer dans l’image et se construire une fiction. En réalité il n’y a pas de trucage, cette image est une grande maquette de papier réalisée avec peu de moyens et dont le décor fait référence à un film. Ce que je trouve intéressant c’est d’arriver à fabriquer ce type d’image à partir de choses minimales, comme du papier froissé, de l’encre de Chine et quelques morceaux de bois, sans que pour autant elle ait une apparence minimale.
C.A. Tu présentes à l’entrée de l’exposition trois photographies réalisées en t’appuyant sur la technique du Matte painting, très utilisée au cinéma. Le Matte Painting est un procédé cinématographique qui consiste à placer devant la caméra une plaque de verre où a été peint un élément du décor. La plaque de verre comportant des espaces vides, une scène réelle peut être filmée au travers de ces espaces vides. Peux-tu nous parler de ces pièces récentes ?
D.C. Je souhaitais revisiter une technique du cinéma mais aussi une technique photographique car c’est le socle de mon projet et c’est ma façon de penser les objets et les pièces à partir de ces deux espaces qui m’inspirent. Parallèlement je m’intéresse de plus en plus à une imagerie populaire qui a inspiré le western, la Hudson River School. C’est un mouvement né aux États-Unis au XIXè siècle, initié par un groupe de peintres de paysage influencés par le romantisme et les grands espaces américains. Ces peintres ont inspiré les cinéastes d’Hollywood, une grande partie de l’imagerie du western est basée sur la Hudson River School. Et pour finir la technique du Matte painting est très proche pour moi de l’action de dessiner pour l’image et de rendre crédibles certaines choses. D’aller chercher un geste déconsidéré qui est celui de dessiner sur des images pour les refaire apparaître. Le but du jeu est d’effacer le réel et de garder que le fictif afin de révéler ici une mémoire collective du paysage. Il y a aussi une forme d’abstraction dans ces images qui permet de se projeter et de faire son propre voyage. Ce sont des images assez sombres, plus on se rapproche plus on s’aperçoit que c’est du dessin mais imprimé comme une photographie avec les couleurs qui sont issues du nuancier des couchers de soleil de la Paramount.
C.A. Tu sembles jouer avec la luminosité de l’espace en choisissant la semi-obscurité, qu’est-ce qui t’intéresse dans cet entre-deux ?
D.C. Tout d’abord le contexte, le centre d’art étant situé dans un ancien cinéma, je trouve ça intéressant de nous remettre dans un rapport à la lumière qui est celui que l’on peut avoir lorsqu’on regarde un film. L’autre point est que cet éclairage est une invitation à rester, car il faut prendre du temps pour pouvoir bien observer les œuvres et ainsi rentrer dans les images. Par les jeux de lumières et comme pour le reste je cherche le seuil de l’image, c’est-à-dire le moment où elle s’arrête et le moment où l’on rentre dans son monde.
C.A. Peux-tu nous dire quelques mots sur le titre de l’exposition ? Et en particulier sur la deuxième partie « humanités heureuses et autres paysages charmants » ?
D.C. Le titre d’Une montagne(s) avec un « s » parle de la circulation de ces images de montagne et leurs multiplicités. Cette idée générique de la montagne m’est venue suite à la lecture de différents ouvrages théoriques, notamment Histoire d’une montagne du géographe Élisée Reclus. Il parle de la mécanisation du paysage, de sa domestication, de transformer un territoire de danger et d’aventure qu’est la montagne en lieu de tourisme. Ce texte marque le début des industries culturelles au XIXè siècle, où les bourgeois peuvent venir à la montagne en montant avec un petit train ou un téléphérique. C’était donc important pour moi de faire un clin d’œil dans le titre à Élisée Reclus avec une de ses citations. Parmi mes références il y a les relations entre la Paramount et DisneyLand qui font partie de ces industries culturelles. Avec cette idée que finalement ce ne sont pas des paysages charmants, mais plutôt absurdes lorsqu’on est dans un parc d’attraction comme DisneyLand avec un faux décor de montagne, un lac artificiel et des palmiers, un petit train suspendu et à côté des fusées qui vont sur Mars… Étant usager et spectateur de ces dispositifs culturels, cela m’intéresse et à la fois cela me pose question car c’est une manière de contrôler les gens.