Ce que la révolte révèle de la mémoire

Madeleine Filippi

D’abord observer les vestiges mais surtout : être saisie par l’étonnante omniprésence d’un certain type d’objet, de lieu, de personnage au sein des différents ateliers que j’ai pu visiter en Occitanie.
J’ai découvert des œuvres autour des mouvements des Gilets Jaunes, de Nuit Debout des portraits d’exilé.e.s et une prolifique variété de barricades historiques ou fantasmées. Une véritable mémoire de la révolte se jouait sous mes yeux.
Comme abasourdie par ces luttes successives, j’y ai décelé une véritable iconographie de la « révolte ». Elle se construit de manière plus ou moins historique et/ou poétique ; qu’il s’agisse d’évoquer la Seconde Guerre Mondiale, la retirada espagnol - que l’on retrouve également comme un repère dans de nombreuses démarches artistiques de la région - ou encore l’évocation de la révolte ouvrière.

Véritable fil rouge, la révolte prolifère et se décline. Difficile d’en sélectionner les meilleurs exemples, tant l’exercice est périlleux et le sujet ubiquiste. Si je devais m’y essayer c’est du côté des œuvres de Nicolas Daubanes, Lilie Pinot ou encore Marilina Prigent qui ont la particularité de témoigner parfaitement de ce que le recours à la révolte révèle de la mémoire.

Nicolas Daubanes, Ergonomie de la révolte, 5 x 11 x 16 cm, 2018, courtesy Galerie Maubert

Le travail de Nicolas Daubanes témoigne de manière poétique de l’utilisation de l’objet fétiche dans cette iconographie. Dans l’œuvre au titre évocateur : Ergonomie de la révolte1 , il s’agit de briques qui ont été empoignées par les ouvriers au moment de la fabrication, elles portent chacune une empreinte créant ainsi une ergonomie parfaite pour transformer l’élément de construction en futur projectile.

Lilie Pinot, Déserteurs 1 et 2, 2019, 30 x 41,5 cm, photocopie, restes de transfert sur cire

Lilie Pinot, elle, va plus loin encore. Depuis 2018, à travers la série « Troubles », elle élabore une réflexion sur la stasis2  : qui fait référence au trouble de la guerre civile dans l’histoire politique des cités gréco-romaines. La langue française n’en offre qu’une traduction lacunaire. Les termes de guerres civiles, rébellions, révolutions ou encore insurrections ne sont que des euphémismes. Lilie Pinot en propose une véritable iconographie de ces guerres intérieures, de ces moments où le peuple fait révolution ; ainsi barricades, gaz lacrymogènes, jets de pierres, couvertures de survie etc., surgissent dans sa pratique photographique. Plusieurs projets composent la série Troubles qui couvrent un champ historique très large, de la révolte des ouvriers parisiens de juin 1848 au mouvement des Gilets jaunes, en passant par les évènements de Mai 68 ou encore les déserteurs comme figures révolutionnaires et la retirada espagnole. L’artiste a su semer les graines d’une mémoire de la stasis dans chacune des œuvres qui composent cette série. Elle opère une réparation de l’oubli habituel de la stasis dans nos sociétés. Lilie Pinot réussit le tour de force de concevoir une archive contemporaine de l’acte de rébellion citoyen et d’en créer une iconographie.

Lilie Pinot, Barricade 1, Gilet jaune, décembre 2018, 27 x 22 cm, transfert photographique sur gélatine, 2020

Vous l’aurez compris, l’iconographie de la révolte prend place dans la majorité des cas par le recours à l’objet symbolique et aux archives, mais elle est surtout habitée par la question de l’effacement. On retrouve d’ailleurs de nombreux projets autour du médium photographique, ce qui illustre bien la volonté de capter cet évènement ou l’objet qui fait naître le trouble. Cette notion d’effacement et par corollaire sa nécessaire trace, expose les vestiges de stasis comme victimes de l’inconstance du processus mémoriel.
Ainsi, naturellement, la thématique de la retirada, qui évoque l’exode de réfugiés républicains espagnols fuyant la guerre civile du régime franquiste, apparait tel un leitmotiv pour convoquer le souvenir du trouble passé dans de nombreuses démarches artistiques.

Lilie Pinot, Les fusillé·e·s, 2020, 18 x 10 cm, transfert photographique sur marbre

Marilina Prigent, dans l’œuvre Recuerdo, propose un récit tissé de plusieurs voix, de divers souvenirs récupérés auprès des habitants de la ville de Cerbère qui a abrité un camp d’évadés, des souvenirs de l’époque. A partir des bribes d’histoires personnelles de ces vies anonymes, Marilina Prigent va composer constituer une archive d’une histoire collective, dont le seul rappel est un titre : Recuerdo, qui permet à l’artiste de jouer sur l’ambiguïté temporelle. Puisqu’il s’agit du mot souvenir en espagnol mais que l’on peut également traduire par sa forme conjuguée : « je me souviens ». Alors que de nombreux artistes privilégient la photographie pour évoquer cette période, Marilina Prigent, elle, choisit la vidéo pour convoquer le souvenir. Ce médium permet de reproduire un mouvement, ou plus exactement une sensation : celui de la mémoire parcellaire qui va et qui vient, disparaît un temps pour se révéler à nouveau au gré d’objets, de sons, d’images. Ces autres sens qui peuvent pourtant nous trahir. Une grande poésie se dégage de l’œuvre de Marilina Prigent, dans laquelle le montage revêt un rôle particulier : celui de dévoiler la trahison de l’exercice de la réminiscence. L’omniprésence des silences met en exergue le verbe. Cette voix off qui tisse et fait le lien entre les souvenirs décousus de la population de Cerbère, forme une seule mémoire, commune, mais nécessaire pour se reconstruire et empêcher qu’elle ne tombe dans l’oubli pour les générations futures.

Marilina Prigent, Recuerdo, 2015, extraits, vidéo HD, son, 11’9”, avec le soutien de la commune de Cerbère et de l’association Shandynamiques

Le travail de représentation de la révolte, est l’occasion pour Nicolas Daubanes, Lilie Pinot et Marilina Prigent d’atteindre une mémoire collective. A travers ces objets fétiches ils convoquent l’histoire. Ce sont des démarches résolument phénoménologiques et sont une sorte de méthode utilisée pour mener le spectateur d’une connaissance au départ personnelle - l’expérience de l’artiste - vers une connaissance globale, commune à un inconscient collectif. Cette iconographie de la révolte - la stasis - est l’héritière postmoderne de l’iconographie guerrière et la peinture d’histoire qui hante l’histoire de l’art occidentale.
Ce qui est intéressant de noter, c’est que pour ces artistes, il s’agit d’une expérience du souvenir de la révolte plus que de la révolte elle-même.
L’expérience mnésique devient une invitation à la commémoration nécessaire pour combattre l‘oubli que la révolte, grogne et renaît toujours !

Auteur·e

Diplômée d’un Master en Histoire de l’Art et en Ingénierie culturelle de la Sorbonne, Madeleine Filippi est depuis 2011 commissaire d’exposition et critique d’art indépendante.
Elle oriente ses recherches autour des axes : Archive(s) – Mémoire(s) – Langage(s), au sein d’institutions culturelles publiques et privées (Beirut Art Fair, Colombo Art Biennale, Frac champagne Ardenne, Musée
National de la Maison Bonaparte etc.).
Après avoir été co-rédactrice en chef de la Revue Diapo, spécialisée dans la performance, elle a été directrice à la galerie Vanessa Quang (Paris, France). Puis, nommée responsable des collections de plusieurs collectionneurs privés, ainsi que de la Fondation Zinsou (Cotonou, Bénin).
Depuis 2018, elle initie plusieurs projets autour du médium vidéo comme artéfact de notre société contemporaine (Saison France - Roumanie 2019, Frans Krajcberg Foundation etc.).
Elle contribue aujourd’hui à différents magazines et catalogues d’expositions sur la scène émergente et le marché de l’art. Elle enseigne également à l’université de Corse le marché de l’art et continue de collaborer avec Altaïr Think Tank pour la valorisation de la culture, des médias et du numérique.
Madeleine Filippi est membre du conseil d’administration de C-E-A (Association Française des commissaires d’exposition) et de l’AICA France (Association Internationale des Critiques d’Arts).

Notes

  1. Ergonomie de la révolte, Briques empoignées par les ouvriers au moment de la fabrication, 5 x 11 x 16 cm, 2018 Œuvre produite à la Briqueterie de Nagen, résidence ministère de la Culture et Drac Occitanie, Château de Jau, 2018
  2. Le terme de stasis apparaît pour la première fois dans le Bellum civile (Commentaires sur la Guerre civile) par Jules César rapportant les événements de la fin de la guerre civile qui opposa l’Empereur et ses partisans à ceux de de Pompée.