Anne Deguelle

François Salmeron

La force du détail
La vie n’est qu’une suite de hasards !, s’enthousiasmait le chef de file des surréalistes, André Breton1 . Une philosophie dont l’exemple le plus saisissant se rencontre dans son roman dédié à la mystérieuse Nadja, parsemé de « hasards objectifs »… et que l’œuvre d’Anne Deguelle, nourrie par l’étude de la vie de quelques figures majeures du XXè siècle (Marcel Duchamp, Raymond Roussel, Camille Flammarion, Sigmund Freud…), émaillée des plus étranges coïncidences, ne saurait contredire. C’est d’ailleurs à la lecture du Journal de Jacopo da Pontormo2 , où le peintre maniériste détaille ses états d’âme, sa santé et son alimentation quotidienne (plutôt que de nous expliquer comment s’élabore sa fresque pour la basilique de Florence !), qu’Anne Deguelle a déniché la clé de son propre processus créatif : le diable se cache dans les détails, tel que le soutenait déjà le Zarathoustra de Nietzsche, c’est-à-dire dans les petites choses de l’existence que l’on pense a priori anecdotiques ou insignifiantes, mais qui s’avèrent riches de sens, dès lors que l’on prend la peine de s’y arrêter et de les interpréter…


Filiations intimes
Se dévoile ainsi une certaine compréhension des affaires humaines, bien loin d’une histoire « achilienne » seulement soucieuse des faits les plus spectaculaires et les plus remarquables, à l’instar du héros de l’Iliade. En deçà de la grande Histoire, dont les récits et les chefs-d’œuvre catalysent l’attention, point une multitude de petites histoires. Celles de l’intime, dont l’art, à partir des années 1980 et de « la fin des grands récits »3 , s’empare notamment. Tel est le cas de l’œuvre d’Anne Deguelle, à travers ce qu’elle appelle son Diary, qui suit le principe d’un journal personnel fait de notes, de bribes et de fragments, soit de « petits riens » qui, en s’associant, font émerger du sens. Ses Corpus dédiés aux personnalités précédemment citées, se déroulent quant à eux comme une enquête ou une narration qui nous plonge dans les confins de leur existence – là où naissent les mythes et où les coïncidences nous sidèrent comme une pluie d’étoiles filantes. Car les œuvres d’Anne Deguelle tissent une véritable filiation, de Duchamp à Flammarion, en passant par Roussel, Bataille, Freud et Dürer, où le motif de l’étoile sert justement de fil rouge ou de balise marquant les croisements de leurs destinées. Ce fil, aussi ténu soit-il (et fécond !), a toutefois une condition : seul un regard attentif saurait le déceler (ou l’inventer ?), le tirer, et le voir éclairer d’un jour nouveau ces histoires singulières.


Une conversion du regard
Chez Anne Deguelle, le détail joue le rôle d’un détonateur, à l’image de ce que Roland Barthes dénommait le Punctum. Soit un « détail » qui agit comme « une piqûre, un petit trou, une petite tache, une petite coupure – et aussi un coup de dés ». Ce détail, « c’est ce hasard qui [nous] point » et qui nous « attire ». Barthes remarque encore que sa « seule présence change [notre] lecture et emplit tout »4 . Ainsi, la force du détail frappe non seulement notre cœur, mais corrige notre myopie : sous son effet, s’ajuste notre focale. On assiste à une conversion du regard, qui se rend désormais attentif aux moindres éléments qui parsèment une vie et son œuvre. On parlera en cela d’une « esthétique de l’ordinaire » qui nous mène à apprécier ce qui est déjà là, sous nos yeux, et que l’on ne savait plus considérer. On en déduira que la poésie est bel et bien partout, en toutes choses, et qu’il incombe à l’artiste de nous la révéler. Le regard d’Anne Deguelle se porte donc vers ce qui nous échappe, et les recoins oubliés (l’inconscient ?) des histoires.


Rhapsodie et révélation
Anne Deguelle épouse la position d’une rhapsode : elle tisse, à partir de bribes d’existence, des récits constellés de sens et de symboles, d’échos et de passerelles. L’histoire, plutôt que de suivre une ligne progressive, fonctionne par effets de résonance et de répétition – tout d’ailleurs dans l’œuvre d’Anne Deguelle se redouble sans cesse. Des jeux de piste et des digressions, des calembours et des glissements (comme des ricochets et des associations d’idées chers aux surréalistes, à Roussel et à Duchamp), caractérisent l’état d’esprit propice à la création et à la « saisie » des signes infimes qui se nichent dans les événements… L’énigmatique polyèdre de la Melancolia de Dürer, qu’Anne Deguelle dédouble dans une installation, offre une dernière clé de lecture. Tandis qu’une étoile noire traverse le ciel, annonciatrice des catastrophes à venir, l’allégorie de la mélancolie abandonne à ses pieds les outils de la science moderne, pour se recueillir. Le retour à l’équilibre cosmique passe par une mise en suspens de nos activités, et le ré-enchantement du monde par un moment de réflexion… Ainsi, la mélancolie, c’est ce temps de pause qui se trouve à la racine de toute pensée et de tout geste créateur. C’est un acte de méditation où l’on en vient à reconsidérer notre place dans le monde, aussi infime soit-elle, et sa fragilité substantielle.

Auteur·e

Né en 1984, François Salmeron est critique d’art et trésorier de l’AICA-France (Association Internationale des Critiques d’Art).
Il contribue depuis 2012 à des publications françaises et internationales, dont Le Quotidien de l’Art et son Hebdo, ainsi qu’à des catalogues d’exposition et des monographies d’artiste. Il prépare actuellement un ouvrage sur l’art contemporain et l’écologie, édité par le centre d’art Caza d’Oro, suite à une résidence de recherches et d’écriture en Occitanie.
Doctorant en Philosophie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, François Salmeron développe ses recherches autour de notions esthétiques, éthiques et environnementales.
Il est chargé de cours à La Sorbonne, ainsi qu’au Département de Photographie de l’Université Paris 8 Saint-Denis.
Commissaire d’exposition, il codirige la Biennale de l’Image Tangible, événement dédié aux nouvelles pratiques photographiques à Paris.
Il a édité plusieurs recueils de poésie dont Le Funambule, Fréquences, Je me suis tu (à paraître), et se consacre à la musique blues, jazz, rock et pop, en tant que batteur.

Notes

  1. « Pouvez-vous dire quelle a été la rencontre capitale de votre vie ? Jusqu’à quel point cette rencontre vous a-t-elle donné, vous donne-t-elle, l’impression du fortuit ? Du nécessaire ? » Questionnaire d’André Breton et Paul Eluard dans la revue Minotaure, numéro 3, éditions Albert Skira, 1933.
  2. Le Journal de Pontormo, édité et commenté par Jean-Claude Lebensztejn, revue Macula n°5/6, 1979.
  3. Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Éditions de Minuit, Paris, 1979.
  4. Roland Barthes, La Chambre claire, Chapitre 10, Chapitres 18-19, Gallimard, Paris, 1980.