Danse et énergies cosmiques avec l’artiste Paul Maheke.

Cédric Fauq

Entre théâtre, danse et exposition, la performance Sènsa de l’artiste Paul Maheke, en collaboration avec Melika Ngombe Kolongo (Nkisi) s’inspire de la cosmologie africaine de la civilisation Bantu-Kongo et des récits de la création. Présentée en août dernier par Triangle France à Marseille, elle a donné lieu à cette série de photos exclusives et est montrée sous une forme plus complète alors du festival Performa, à New York, début novembre.

Je n’ai pas (encore) vu Sènsa. Mais il me semble que personne ne la verra jamais, il me semble que personne ne la verra jamais vraiment. Paul Maheke et Melika Ngombe Kolongo – DJ Nkisi – n’en sont pas à leur première collaboration, celle-ci datant de l’exposition I Lost Track of the Swarm (J’ai perdu la trace de la nuée) à la South London Gallery (Londres) en 2016. Au fil des années, leurs explorations réciproques de l’acoustique et du mouvement comme forces polarisantes, occupant les limites de l’insondable dans l’écoute et la vision, leur ont permis d’affûter leurs armes sombres. La performance Sensá, qui aura été présentée dans des versions différentes à Block Universe (Londres), au théâtre Volksbühne (Berlin) ainsi qu’à Triangle France (à la Friche La Belle de Mai à Marseille, en août 2019), prend sa forme finale à l’Abrons Art Center à New York, dans le cadre du festival de performances Performa 19.

Sènsa signifie “venir à la lumière”, “apparaître” ou “faire sens” dans la famille des langues bantoues.

La temporalité du projet même, et sa nature protéiforme (entre théâtre et espace d’exposition), donne déjà une valeur particulière à l’œuvre. C’est toutefois là une constante dans la pratique de performance de Paul Maheke, ainsi que dans la recherche acoustique de Nkisi. Les deux artistes s’attachant à l’occupation d’espaces aux typologies multiples, ce qui leur donne la possibilité d’emmagasiner des énergies différentes, de créer des tensions entre son, mouvement et lumières moins attendues. Cette collaboration se complète d’ailleurs, pour Sènsa, avec l’artiste Ariel Efraim Ashbel qui a travaillé les lumières.

Des lumières qui sont, comme souvent dans le travail de Maheke, plus absentes que présentes, et qui jouent moins leur rôle de spotlights pour créer, à l’inverse, des ombres. Dans Sènsa, qui signifie “venir à la lumière”, “apparaître” ou “faire sens” dans la famille des langues bantoues, le travail de l’obscurité comme matière à part entière est le sujet du travail chorégraphique et acoustique. Cela fait directement écho aux observations de Kimbwandende Kia Bunseki Fu-Kiau dans son ouvrage African Cosmology of the Bantu-Kongo: Tying the Spiritual Knot, Principles of Life & Living (La cosmologie africaine du Bantoue-Kongo : nouer le nœud spirituel, principes de vie et du vivant).

Dans le sous-chapitre Hearing is Seeing, and Seeing is Reacting/ Feeling (Écouter est voir, et voir est réagir/sentir) l’auteur congolais avance : “Pour les Bantous, une personne vit et se meut parmi un océan d’ondes et radiations. On est ou bien sensible ou immune à celles-ci.” Lors d’une de nos nombreuses discussions, je me souviens que Paul évoquait non seulement des énergies qu’il émet lorsqu’il est “en performance”, mais aussi de celles qu’il reçoit. Il est intéressant de s’arrêter sur cette idée : un performeur qui n’est pas seulement émetteur mais aussi récepteur (ou même réceptacle). J’aime à penser que Sensá est l’exploration de cette hypothèse, une mise en situation sonore et lumineuse pour mieux se mouvoir à travers les ondes d’énergies qui nous entourent, apprendre à les utiliser pour décider quand se montrer et se cacher, faire spectacle sans “spectaculariser”.

Texte de Cédric Fauq à propos de la performance Sènsa de Paul Maheke

Texte publié dans Numéro Art, N° 04, octobre 2019

Auteur·e