Entretien.

Jérôme Dupeyrat

Jérôme Dupeyrat : Vous avez réalisé une vingtaine de publications depuis 2008, certaines en solo, d’autres en duo. Dans quel contexte avez-vous commencé à faire des livres ?

Robert Drowilal : Au départ, cela répondait notamment à une contrainte économique. Durant nos études, nous faisions principalement de la photographie, mais la photo est vraiment un art coûteux à produire. Faire des livres nous permettait d’avoir à moindre coût un objet fini, dont nous maîtrisions la chaine de production. J’étais par ailleurs passionné par l’art conceptuel, et je voyais qu’il y avait une véritable adéquation avec le livre.

J.D. : Est-ce que la perspective de la diffusion vous intéressait ?

Élise Mazac, alias Mazaccio : Oui, ça nous intéressait, mais tant que nous étions étudiants, cela restait à une échelle très réduite. Lors d’un échange aux États-Unis, on avait mis en dépôt trois livres à Printed Matter ceci dit. En plus des contraintes économiques, le livre nous a aussi offert un cadre lorsqu’on a commencé à travailler ensemble : un livre a un début, une fin, cela donne une méthode, un protocole pour travailler.

J.D. : Vous avez commencé à travailler ensemble en faisant des livres donc.

R.D. : Oui, des livres de photo. Le premier que l’on a fait ensemble est One Day will Come. Ensuite il y a eu Phone Call.. Ce sont des montages d’images que l’on a faits à partir de photographies que nous avions déjà réalisées. Phone Call 2. est le premier livre pour lequel on a pris des photos spécialement.

J.D. : Vous parliez de votre intérêt pour l’art conceptuel ; aviez-vous une connaissance de l’histoire du livre d’artiste ?

E.M. : Oui, et ça nous intéressait beaucoup : Robert Barry, Douglas Huebler, John Baldessari, les collectionneurs comme Hans-Peter Feldman aussi, ou parmi les artistes plus récents, Claude Closky. La lecture d’Esthétique du livre d’artiste, d’Anne Moeglin-Delcroix, nous avait permis de découvrir l’histoire de cette pratique.

R.D. : En parallèle nous nous intéressions aussi au livre de photographie, en particulier à ceux des photographes japonais : Masahisa Fukase, Daiddo Moryama, etc.

E.M. : Lorsque nous étions étudiants nous étions très intéressés par les collections d’images, les typologies, les protocoles. Notre travail était souvent basé sur cela. Plus récemment nous sommes revenus à des écritures photographiques plus personnelles, et à une pratique de collage et de montage plutôt que de classement ou d’inventaire.

J.D. : Votre travail est constitué d’images qui appartiennent soit à la pop culture soit à la culture populaire, si l’on fait une distinction entre les deux. S’y côtoient la presse people, le cinéma américain, le Musée Grévin, et tout ce que l’on pourrait appeler un peu généralement la « culture web ». Quelles sont les images qui vous intéressent ?

E.M. : On est toujours étonné quand on nous parle de la culture pop. C’est la culture tout court. Nous utilisons simplement des images largement diffusées, à un tel point que nous sommes obligés de leur accorder notre attention. Nous réagissons aux images qui s’imposent à nous.

R.D. : Dans Champagne, par exemple, il y a une question d’identification, un phénomène à la fois de rejet et d’adhésion. C’est un livre qui présente deux collections d’images en vis-à-vis : des pilotes de Formule 1 qui célèbrent leur victoire en s’aspergeant de champagne ou en aspergeant les autres de champagne, et des miss qui reçoivent leur couronne, souvent en pleurant sous le coup de l’émotion, mais qui hésitent à se toucher le visage à cause de leur maquillage. Je pense que ces images nous sautaient au visage justement. Elles nous semblaient à la fois amusantes et dégoûtantes. Pour les montrer dans ce livre, nous avons enlevé ce qui pouvait empêcher de les percevoir de la même façon que nous. Nous les avons ainsi passées en noir et blanc, recadrées, parfois retouchées.

J.D. : Vous parliez d’identification. Doit-on vous voir derrières ces pilotes et ces miss ?

R.D. : Ça pourrait être n’importe quelle femme, n’importe quel homme, c’est à propos des archétypes. Détourner des archétypes est une pratique qui a une longue histoire, depuis Dada sûrement, puis les situationnistes, mais internet a très largement favorisé cette démarche.

E.M. : Et sur le web les images sont un langage à part entière. Les gens parlent avec des images. Je pense à Museum of Internet. par exemple, c’est un site qui recense des images du web, souvent très drôles, que les gens commentent avec d’autres images. Les Emoji, les gifs, se substituent aussi au langage courant.

J.D. : J’ai l’impression que votre pratique du détournement, de l’appropriation et du collage, est autant liée à ces usages liés au web qu’à l’histoire de l’art moderne et contemporain ; que vous essayez en quelque sorte d’être dans la position de l’amateur ou de l’internaute lambda autant que dans une filiation avec les artistes.

R.D. : Je pense que l’on est vraiment dans un entre-deux, parfois en mimant les amateurs de façons savante, mais sans chercher à s’approprier l’art ou les pratiques amateurs de façon trop codée ou référentielle.

J.D. : Paparazzi me semble relever de la même ambivalence que Champagne, entre fascination et rejet vis-à-vis des images utilisées.

E.M. : Pour nous il s’agit toujours d’images qui, au premier abord, nous agressent, mais qui sont tellement diffusées et utilisées que nous finissons par entrer dedans. Pour Paparazzi le travail est parti d’une incompréhension en constatant que dans énormément de photos people, les personnes tenaient des gobelets Starbucks. C’était avant que la firme ne multiplie ses cafés en France. Je trouvais cela vraiment absurde, et en cherchant à comprendre, je me suis rendue compte à quel point les peoples photographiés avaient toujours les mêmes panoplies et les mêmes activités.

R.D. : Ce qui est étonnant c’est de voir l’influence de ces images sur nos comportements quotidiens. Il y a un vrai mimétisme, inconscient.

E.M. : Oui, ces images diffusent des modèles de vie. Elles ont un pouvoir énorme, c’est pour cela qu’on a envie de les décortiquer, en les faisant un peu disjoncter j’espère.

J.D. : Le livre semble en tous cas vous offrir des moyens d’accentuer et de perturber la nature de ces images : je pense à l’accumulation des collages dans Paparazzis, ou au jeu des doubles pages dans Champagne, où il s’instaure une relation un peu salace entre les pilotes en train de faire gicler leur champagne et les miss qui semblent les regarder de façon émues. Je suppose que c’était parfaitement intentionnel.

R.D. : Oui, l’idée était de faire un livre presque pornographique, mais avec des images qui passent sur TF1 à 20h50 ou le dimanche après-midi. Maintenant la Formule 1 est diffusé sur Canal + d’ailleurs, qui est aussi la chaine historique du porno télévisé, donc la boucle est bouclée…

E.M. : Nous parlions tout à l’heure de culture populaire, en fait il s’agit plus précisément de culture médiatique. Culture internet ou culture web, de même, est sûrement trop vague.

J.D. : Pensez-vous qu’il y a une iconographie qui est propre à internet, ou est-ce qu’internet change seulement l’usage que l’on fait des images.

R.D. : Il y a des images que l’on voit sur le web et que l’on n’aurait jamais vu à la télévision. Le web a aussi favorisé la généralisation des outils numériques pour produire et retoucher les images. D’ailleurs lorsqu’internet s’est démocratisé dans les foyers, beaucoup ont prétendu que tous les utilisateurs allaient devenir producteurs de contenus. Mais au final, j’ai l’impression que c’est toujours les plus grosses agences de communication qui émettent les messages. D’ailleurs YouTube a supprimé son slogan .Broadcast Yourself en 2012.

J.D. : Vous appartenez à une génération d’artistes qui semble souvent plus intéressée par la remédiation et la rematérialisation des contenus venant du web que par l’utilisation d’internet comme outil de production et espace de diffusion. Est-ce vrai dans votre cas ?

R.D. : Il est vrai qu’une grosse partie de notre travail consiste à passer du web à des objets physiques. À l’ère numérique, les images n’ont plus de taille fixe, c’est pourquoi paradoxalement il est impossible de ne pas penser à leur matérialité, car dès lors qu’on veut les exposer tout est susceptible de faire sens : l’accrochage, le contexte etc.

E.M. : Aujourd’hui, la division hermétique entre virtuel et réel nous paraît vraiment obsolète. La production de représentations pour internet est complémentaire de la pratique d’atelier, d’exposition et d’édition.

J.D. : Lorsqu’une image est déplacée à partir d’internet, cela implique en effet de penser son nouveau contexte matériel. Mais cela induit-il aussi une forme de distance par rapport à l’image dématérialisée telle qu’on la consomme sur le web ? Ou pour le dire autrement, la rematérialisation des images implique-t-elle une critique (dans tous les sens du terme) de leur dématérialisation ?

R.D. : Tout d’abord, rematérialiser les images permet de les sortir du flux. On ne peut pas zapper face à une sculpture photographique. Donc en effet le rapport à l’image se modifie, mais – même si nous sommes très sceptiques envers la collecte généralisée et systématique des données personnelles utilisées à des fins publicitaires ou électorales et la surveillance de masse – nous ne sommes pas technophobes.

J.D. : Dans cette optique d’une rematérialisation de l’image numérique, en quoi l’imprimé vous intéresse-t-il particulièrement ?

E.M. et R.D. : Pouvoir toucher l’objet, l’avoir avec soi, contrôler le rythme de la consultation lorsqu’il s’agit d’un livre, tout cela n’est pas très original mais ça reste important. Lorsqu’on commence un nouveau travail, on pense toujours d’abord à faire un livre. Ces derniers temps, nous en avons fait moins pourtant.

J.D. : Donc vous y pensez mais le projet n’en devient pas forcément un. Est-ce que cela ne tient pas en partie au fait qu’on vous offre plus souvent la possibilité de faire des expositions ?

R.D. : Je pense que c’est une des raisons, oui.

J.D. : Est-ce que certains de vos projets se dédoublent : une version éditée, une version exposée ?

R.D. : Il y a Wild Style, mais ce n’est pas un livre d’artiste, c’est un catalogue. Champagne existe aussi sous la forme de sérigraphies rehaussées, que je vois comme un produit dérivé du livre en réalité.

E.M. : Les deux m’intéressent tout autant – livre et exposition –, et je pense que notre travail va se poursuivre dans cet aller-retour. Comme on le disait, on imagine souvent nos projets sous la forme de livres lorsqu’on les débute. Tous ne deviennent pas des livres, mais la plupart sont initiés en pensant à la possibilité d’un livre. C’est une manière de penser en fait, avec l’idée de séquence, de début, de fin.

J.D. : Cette attention à la séquence des images et des pages est un aspect manifeste dans plusieurs de vos projets, tel que Walking Toward Odaiba Island. par exemple.

R.D. : Ce livre-là est vraiment dans l’héritage des livres à protocoles, tels ceux de Douglas Huebler. Le protocole consistait ici à se rapprocher d’une île artificielle à Tokyo, qui est reliée à la ville par un pont et sur laquelle se trouve notamment le siège de Fuji, en empruntant ce pont à pied et en augmentant l’exposition des photographies plus je m’approchais de l’île, de sorte à arriver à une photo quasiment blanche.

J.D. : C’est un bon exemple de la capacité du codex à faire correspondre une séquence spatio-temporelle avec la continuité des pages. D’autres livres exploitent la possibilité de mettre en relation des images dans le vis-à-vis des doubles-pages, tel Gotham., ou dans la succession des rectos-versos, comme Twins..

R.D. : Twins. a été inspiré par un livre de Sol LeWitt composé avec des papiers noirs déchirés. Il présente des photos d’inaugurations de statues au musée Grévin, où l’on voit une célébrité qui pose à côté de la statue de cire qui la représente, souvent habillée de la même façon. J’ai imprimé toutes ces photos que j’avais collectionnées, puis je les ai déchirées, comme on pourrait le faire d’une photo de couple après une séparation. C’est une image cinématographique assez forte je trouve. Les fragments apparaissent au recto et au verso d’une même page. En feuilletant le livre, on voit ainsi se succéder ce que l’on pourrait prendre pour des jumeaux, avant de comprendre ce dont il s’agit vraiment, car les têtes des répliques en cire ont souvent une expression étrange.

E.M. : J’ai réalisé Gotham. lors d’un séjour d’étude à New York. Il fallait faire une série d’images pour un cours, j’ai décidé de faire un bouquin dans lequel les images s’enchaînent par associations d’idées, avec des rapports de cause à effet entre les pages qui sont en vis-à-vis : un pistolet et une tache rouge, un cornichon et une trace de morsure sur un doigt, etc. Au fur et à mesure, on a l’impression de se déplacer sur un territoire.

J.D. : Cette attention à la séquence spatio-temporelle des pages permet de suggérer des sortes de fiction, ou du moins de récit, de narration en images. Je pense à Historical Events par exemple.

R.D. : Historical Events est un livre qui parle d’Histoire et de la façon dont elle est réécrite au cinéma, à partir de captures d’écran de films que j’ai regardés. C’est la multiplication des biopics qui m’a conduit à m’interroger sur cela. Par exemple, sur une page, il est écrit sur une capture d’écran : « 1860, mer de Chine ». Sur une autre : « 11 septembre 2001 ». Le montage du livre est fait de telle sorte que l’on se déplace du passé vers le futur, jusqu’en 2052, l’événement le plus proche de notre présent se déplaçant selon le moment auquel le livre est lu. J’aime bien la façon dont le temps se dilate ou se rétrécit à travers la régularité des pages : on peut passer 120 ans d’une page à l’autre, puis quelques minutes seulement entre deux autres pages. Par ailleurs il y a des films des années 1970 qui parlent de notre présent, et d’autres où c’est l’inverse. Le livre joue avec tout cela.

J.D. : Vous avez auto-édité un bon nombre de vos livres, et d’autres ont été publiés par des éditeurs. Quelles différences voyez-vous ?

R.D. : C’est souvent plus cadré avec les éditeurs, parfois un peu frustrant même. Wild Style est un catalogue, et l’artiste n’a pas autorité sur tout dans ce type d’ouvrages. On est intervenu sur certains paramètres (la grille, le papier), mais il s’inscrit dans une collection et il fallait donc respecter un cahier des charges. Il y a surtout une la séquence d’images qu’on peut considérer comme une contribution d’artiste. Pour Champagne, avec RVB Books, le livre s’est simplifié au fur et à mesure. Il est au final un peu plus chic que ce que nous avions en tête au départ – moi j’aime bien,parfois, que ça ne soit pas chic – mais c’est un éditeur consciencieux, qui fait du bon travail jusque dans la diffusion.

J.D. : Continuez-vous à auto-éditer ?

E.M. : Nous allons bientôt éditer un calendrier, mais c’est surtout lorsqu’on était étudiants qu’on a réalisé le plus de publications. On faisait ça pour le plaisir, je ne sais pas si on arriverait à faire des choses d’une manière aussi légère maintenant.

J.D. : J’aime bien l’idée qu’un livre puisse être, parfois, un objet spontané, sans trop d’enjeu ou d’incidence, sans recherche d’excellence ou fantasme du chef-d’oeuvre du moins. Mais j’ai discuté il y a peu avec Marc-Camille Chaimowicz qui disait au contraire que pour lui ce sont les livres qui ont le plus d’enjeux, parce les gens oublient les expositions, surtout si elles sont mauvaises, alors que les livres restent et doivent être pour cette raison d’une tenue irréprochable. Il y a deux conceptions de l’édition d’artiste en fait : l’une tournée vers l’inscription d’un travail dans la durée, et l’autre relevant plus de l’esprit fanzine. En tous cas vous n’êtes pas les seuls artistes ayant eu une production éditoriale foisonnante durant leurs études, puis à la fois plus ponctuelle et plus complexe en terme de production par la suite. Ce qui est intéressant, comme vous le disiez précédemment, c’est que même si vous faites moins de livres dans les faits, vous pensez souvent votre travail avec cet horizon. Sans qu’il s’agisse de livres, est-ce que vous avez déjà eu l’occasion de publier des contributions dans des revues ou des journaux ?

R.D. : On l’a fait il n’y a pas longtemps pour Ordinary Magazine. Pour chaque numéro, une vingtaine de photographes sont invités à proposer une image à partir d’un objet ordinaire. La commande impose l’objet et le format de l’image, en double-page, mais chaque artiste propose ensuite la photographie qu’il veut. Le premier numéro était sur la vaisselle en plastique, on a été invité pour le second sur l’éponge-grattoir, et le troisième sera sur le coton-tige. On a fait deux éponges à la plage avec un décor en sopalin.

J.D. : Considérez-vous votre site internet et vos comptes sociaux comme des espaces éditoriaux ?

R.D. : Oui pour notre site, Instagram aussi, twitter un peu, facebook pas du tout. Mais c’est vrai surtout pour le Tumblr d’Élise : Daily Mazaccio.

E.M. : Les réseaux sociaux nous intéressent mais on y consacre peu de temps en réalité. Sur le Daily Mazaccio, ce sont des images que je mets de côté, des choses qui m’interpellent, et que je publie en faisant en sorte que chaque nouvelle image résonne avec la précédente. Mais j’en publie très peu, ce n’est pas du tout quotidien.

J.D. : Pourrait-on parler de Profession : artiste?

R.D. : C’est une série de livres en cours, qui fait suite à la découverte d’un manuel expliquant comment devenir artiste. Est-ce qu’artiste est une vocation, un métier, une profession dans une société néo-libérale ? Ces livres explorent cette dialectique entre condition et profession, en se jouant des clichés sur l’artiste, vu à la fois comme oisif et inspiré, tout cela dans un monde ultra compétitif. C’est une démarche assez saine de notre part en fait, consistant à réfléchir avec dérision à notre statut.

J.D. : De ce point de vue je pense aussi à vos cartes de visite, à votre lettre de recommandation de Daniel Buren, à Looking for my artist name, ou encore à l’article intitulé « Le Monde selon Mazaccio ». Est-ce que ce dernier, par exemple, est à considérer comme une édition d’artiste de votre point de vue ?

E.M. : Oui. Pour expliquer le contexte, il s’agit de cinq entretiens et d’une série d’autoportraits mis en scène, publiés dans une édition qui a été réalisée dans le cadre d’un partenariat avec des étudiants de la Sorbonne lorsque j’étais aux Beaux-Arts de Paris. Il fallait faire des duos : un apprenti artiste / un apprenti critique. On a rencontré deux personnes qui travaillaient ensemble, comme nous, Nicolas Heimendinger et Fani Morieres, et on s’est très bien entendu. On a voulu court-circuiter la commande, cette demande un peu absurde qui conduit des artistes de 25 ans à parler comme s’ils avaient une longue carrière. L’humour, à travers les mises en scène photographiques et les textes stéréotypés à outrance, nous semblait être la seule façon de se prêter à cet exercice.

J.D. : Il y a quelque chose d’assez caustique dans ces projets, d’autant que lorsqu’on voit les éléments isolément, cela peut prêter à malentendu. En voyant vos cartes de visite par exemple – je suppose que vous en changez sans arrêt – je me suis d’abord dit que vous ne vous preniez pas pour n’importe qui. Et c’est quand on en voit plusieurs qu’on comprend l’ironie. C’est la même chose avec vos images en fait : si on voit votre travail pour la première fois, on peut se dire qu’il y a là un rapport à la séduction qui est un peu douteux et puis rapidement, quand on regarde votre démarche dans son ensemble, on détecte l’ironie et la dimension critique.

E.M. : Je pense qu’au premier abord notre travail est toujours abrupt. Quand ils reçoivent notre carte de visite, les gens sont rarement à l’aise. J’en avais fait une qu’on aurait pu prendre pour celle d’une masseuse thaï, sur laquelle il était écrit « Versatile artist » avec une typographie faite de femmes nues.

J.D. : Vous avez également un travail de commande photographique et de direction artistique pour des magazines ou dans le champ de la publicité. Où est la frontière avec votre travail artistique ?

R.D. : Oui, on a fait des images pour divers magazines, pour les affiches d’un théâtre, pour des couvertures d’albums de musique, ou encore des shootings de flacons de parfums. On reprend parfois des séries ou des logiques de collage qu’on a déjà amorcées…

E.M. : Mais en vérité on ne sépare pas le travail de commande du reste. Nous créons des choses en continu, et lorsqu’on fait appel à nous, que ce soit pour un shooting commercial ou une exposition, nous adaptons nos « chantiers » du moment au canal de diffusion.

Cet entretien a été initialement publié dans l’ouvrage Perspectives contemporaines sur les publications d’artistes en décembre 2017

Auteur·e

Les activités de Jérôme Dupeyrat se déploient à différents endroits du travail de l’art : la recherche et la critique, l’édition, le commissariat d’exposition, la création et l’enseignement. À travers l’ensemble de ces pratiques, il prête attention aux relations multiples entre art, édition, images, médias, pédagogie et politique.