À propos des dernières images.

Paul de Sorbier

And it seems to me if we forget
Our roots and where we stand
The movement will disintegrate
Like castles built on sand1

L’imaginaire de Guilhem Roubichou, enfant et adolescent, fut imprégné de réalités liées aux territoires situés au plus loin des métropoles : les étendues rurales, les petites villes où survivent des industries qui peinent à réinventer leur modèle de fonctionnement dans l’économie contemporaine, mondialisée et ultra-concurrentielle. Lorsqu’il dépeint sa jeunesse, il n’y a nulle trace d’art contemporain. Un jour, cependant, tel un effet concret des « années Lang » et da sa politique culturelle décentralisatrice, arrive dans son entourage une action artistique conduite par un Frac (Fonds régional d’art contemporain). Elle attisa à tel point sa curiosité qu’elle initia une inscription dans une école préparatoire pour des études en art. Il partit ensuite à Tarbes puis à Nice, à la Villa Arson, une École nationale supérieure d’art, d’où il sortit diplômé. La construction de sa démarche artistique s’articula autour de la connexion entre des mondes étrangers, avec le désir de se réapproprier ses origines et le capital culturel qui lui avait été légué. C’est depuis le prétendument lointain dont il est originaire, c’est avec les ruines des modestes industries obsolescentes, c’est en tant que « boursier » et non pas « héritier », pour reprendre une opposition chère à Pierre Bourdieu, que Guilhem Roubichou devint artiste et s’invita dans le monde de l’art.

Guilhem Roubichou, STEELstarsACIDsong, 2024, peinture, acier, oxydations, bicarbonate de soude, dispositif sonore ; Étoile, 2024, dessin de Noé découpé au plasma dans de l’acier, vue de l’exposition personnelle Codetta, Maison Salvan, Labège, 2025, photo Vincent Boutin

La pratique de l’artiste repose en partie sur la récupération d’objets le plus souvent usagés, rouillés, parfois à la limite de la disparition ou réinvestis par le vivant (bonbonne, moteur, grille, vitrine, etc.). L’une de ses forces est de faire de ces rebuts une ressource autant par déplacement (avec l’idée du ready-made duchampien) que par agencement et association. L’artiste ne s’interdit pas d’utiliser des matériaux neufs, mais ce ne sera que pour mieux les propulser dans son univers artistique délibérément fait d’altérations, de découpes rudimentaires, d’assemblages imparfaits et bruts, de formes post-crises. Une œuvre est assez emblématique des premières années de sa pratique, les Brise-vues. Arpentant des espaces résidentiels, il s’arrêta devant ces toiles de plastique vert que les individus installent pour protéger leur intimité. Il constata qu’à mesure que s’usaient ces surfaces occultantes, du lichen (de la vie donc) apparaissait et composait un nouveau paysage, un nouvel horizon. Aux propriétaires, il proposa de remplacer ces toiles vieillissantes par de nouvelles. Une fois les toiles récupérées, il les déplaça en tant que peintures ready-made dans les espaces d’exposition. Pour ce projet, il est littéralement question de faire avec ce qui se défait, de considérer ce qui disparaît comme une ressource. Ce paradoxe est peut-être l’axiome de la pratique de Guilhem Roubichou. Mais une autre dimension apparaît centrale avec les Brise-vues, celle de l’odeur se dégageant des pièces, le lichen apportant une senteur proche de l’humus, de l’extérieur et, ainsi donc, de la provenance exacte des toiles. Depuis lors, une partie du travail de Guilhem Roubichou se porte sur l’olfactif, les parfums renvoyant toujours pour lui au souvenir de là où il vient et de là où il est passé. Cette optique proustienne est au cœur de l’exposition Codetta.
Dans le langage musical, le terme codetta signifie une fin provisoire, une forme de ponctuation entre deux mouvements de la partition. Ce choix terminologique semble décrire l’intention de l’artiste pour son projet à la Maison Salvan. Il souhaite y rejouer ce qu’il installa dans d’autres espaces d’art, dans des lieux tels que le Box ou les Abattoirs à Toulouse, le BAM Project à Bordeaux et d’autres encore. Codetta serait alors une somme, un jalon, la rétrospective d’un temps de son parcours avant l’emprunt de nouveaux chemins. Pourtant, cette manière de regarder l’exposition est partiellement vraie ou bien ne renvoie qu’à la strate inférieure d’une ambition plus haute. C’est ce qu’illustre, en particulier, un travail sonore connectant les œuvres et les salles les unes avec les autres. La fréquence électrique de néons enfermés dans une cheminée, la résonance d’un goutte-à-goutte et les craquements d’un plancher sont mesurés, récupérés et réemployés en tant que source de la matière que l’on entend restituée par les peintures, elles-mêmes 2 , de la première partie de l’exposition. Il y a certes cinq salles, il y a certes à l’évidence quatre traitements différenciés des espaces de la Maison Salvan, mais c’est pourtant bien dans une méta-proposition unique et immersive que pénètrent les spectateurs et les spectatrices. Inversement, dans le vaste ensemble façonné, une œuvre est quasiment appréhendable en tant que monade, en tant que fragment enfermant les propriétés de l’ensemble. Placée sur le petit mur au fond de la première salle, elle contient et implique beaucoup des préoccupations de l’exposition et des envies les plus actuelles de l’artiste : les pistes picturales colorées récentes ; l’inclusion d’éléments préalablement découpés, sculptés ; la multiplication des motifs ; la manifestation de l’enfance au travers des signes graphiques employés.

Guilhem Roubichou, Expressions roses, 2020, protocole de peinture murale à partir de poussière de brique ; Parfum Saverdun3 par Studio Flair ; Assemblage n° 5, 2025, ossature cumulus et brouette récupérées dans la briqueterie, vue de l’exposition personnelle Codetta, Maison Salvan, Labège, photo Vincent Boutin

Guilhem Roubichou travaille depuis son intimité, son identité, ses origines. La poussière de brique projetée sur les murs de la troisième salle, par exemple, provient d’une briqueterie, aujourd’hui fermée, qu’il voisina durant toute sa jeunesse. Aussi conceptuel que puisse être devenu son travail, il est notable que ses œuvres adviennent de gestes forts (souder, poncer, meuler) renvoyant à un système de valeurs manuel qu’il côtoya certainement enfant. En miroir de cette dimension personnelle qui innerve sa démarche, l’artiste implique son fils, haut de quelques pommes, dans les productions. C’est ce dernier qui a dessiné les formes suspendues dans l’espace (trous noirs, soleils, éclairs et, si l’on cherche bien, trois lettres formant le prénom Noé), ou bien celles qui se voient dupliquées sur les murs de la quatrième salle à la craie bleu et rose, ces couleurs stéréotypiques et genrées dont on affuble les enfants. Guilhem et Noé sont aussi affins au travers de l’art, au travers de ce que les déterminismes sociaux auraient pu ne pas permettre.

Guilhem Roubichou, Carte au trésor, 2024, peinture murale à la craie reprenant différents dessins/cartes aux trésors de Noé, détail ; Mobile, 2024, acier, signature de Noé, découpe au plasma, vue de l’exposition personnelle Codetta, Maison Salvan, Labège, photo Vincent Boutin

Ce que deviennent les formes du fils, dans les productions du père, se révèle sombre. Elles témoignent d’un monde d’après, postapocalyptique : un Bardo volodinien 3  peut-être. Les pièces suspendues présentent des formes saillantes. Le métal est brut, les arêtes ne sont pas polies. Un château de sable se montre enfermé dans une vitrine au métal rouillé. Il est voué à disparaître, à s’effacer, à l’instar de ce monde occidental, on peut le craindre, qui, au vingtième siècle, crut qu’il pouvait tout faire subir à la Terre, s’illusionnait de la société des loisirs et acceptait de se voir embouteillé tous les étés pour le plus grand bonheur des échappements de gaz… Les peintures qui, pour certaines, reprennent la silhouette des formes en suspension, résultent d’une réalisation complexe : oxydation à l’aide de divers agents chimiques acides, frottage, collage de métal ou de résine, vieillissement au grand air… Les fonds utilisés, d’un format standardisé, sont systématiquement ces vulgaires étagères en acier galvanisé que l’on trouve dans les garages, les remises ou les celliers. Rarement dans les white cubes ! Ces peintures se montrent aussi fascinantes qu’effrayantes ; l’on souhaiterait les regarder uniquement à l’aune de leur formalisme (couleur, matérialité, geste), mais l’on est rattrapé par une réalité : leur composition assemble des rebuts industriels et chimiques qui furent nocifs. Le trouble grandit avec les œuvres les plus récentes. Semblant se camoufler davantage, elles apparaissent plus sophistiquées et comportent davantage d’intentions, de couleurs, presque de vernis. Au total, traverser l’exposition n’est pas sans rappeler l’expérience hallucinée du visionnage d’À l’ouest des rails 4 qui, sur fond de rouille, de boue et de crasse, dépeint la déchéance d’un gigantesque complexe industriel du nord de la Chine.
Au sein de Codetta, des blocs de temps immenses sont suggérés de toute part. Une construction de sable s’érode imperceptiblement. De la rouille lentement formée tombe, en pellicules, de surfaces qui, un temps, furent métal étincelant. Une salle, la troisième, rassemble une fresque faite de terre et de gestes répétés (à la manière des hommes aurignaciens) et l’accrochage d’une peinture composée à partir de produits chimiques et d’outils mécaniques potentiellement dangereux (à la manière des plus récents hominidés). Les dessins d’un enfant, partout, insufflent des formes réutilisées par l’adulte. Enfin, mystérieusement, les hommes et les femmes sont absents de cet environnement global alors qu’ils en sont à l’évidence les initiateurs. Certes, des sons se perçoivent, des parfums se respirent, mais il ressort que ces présences résultent d’une programmation antérieure, peut-être d’un passé très lointain, qui peut le savoir ? L’exposition est un monde clos où, de manière autonome, se poursuit un cours des choses. Peut-être que Codetta est un mouvement dans le temps, un témoignage de l’âge des humains qui file vers l’on ne sait où. Une sorte de HAL9000 5 aurait pris possession de cette grande relique pour la propulser infiniment. Peut-être, encore, l’exposition est-elle une vaste nature morte immersive ? Assurément, elle constitue un memento mori. Partout, elle nous signifie la catastrophe ultime, celle que nous concevons collectivement, avec soin, jour après jour.

Guilhem Roubichou, STEELrainbowACIDstereo, 2024 - 2025, peinture acier, oxydations, dispositif sonore ; Ruine à l’envers, 2024, château de sable en vitrine, sable de la plage de la barre Anglet, brumisateurs, vue de l’exposition personnelle Codetta, Maison Salvan, Labège, photo Vincent Boutin

Les parfums convient des souvenirs très concrets de Guilhem Roubichou. Dans la fiction qui se noue au travers de l’exposition, aux côtés du château de sable, ils manifestent peut-être les quelques ultimes images conservées d’une humanité disparue ou encore les fragments d’une mémoire pour personne(s). L’un s’intitule Parfum de DLKC6   et synthétise l’espace de l’un des ateliers de l’artiste, les produits qu’il utilise et les activités qu’il y mène. Un autre, Chiberta, exhale une forêt résineuse du Pays basque, quelque temps après un incendie, à la fois encore brûlée mais voyant rejaillir de jeunes plants. Briqueterie de Saverdun propage l’ambiance d’un bâti déliquescent où les matériaux, comme la brique, se chargent d’humidité. Enfin, Orage – odeur de l’été quand la pluie tombe sur le sol chaud – constitue un souvenir d’enfance marquant de Guilhem Roubichou. Mais quelle était la véritable prémonition de cet orage ? Celle d’un monde qui avec entêtement ne ferait que toujours davantage s’enfoncer dans une crise globale ? Celle d’une vie personnelle, celle de l’artiste, qui allait devenir peut-être moins tracée, moins calme et confortable, et qui se montrerait plus hasardeuse et précaire car dédiée à la création – un domaine qui lutte pour demeurer et continuer à offrir des alternatives à des enfants qui ne peuvent rien faire d’autre que rêver, interroger, faire sans nécessité ni injonction…
Quelques images perdurent donc dans un temps ouvert : un château, une forêt, une industrie, un atelier, un orage. Elles résistent comme le lichen sur les brise-vues. Elles durent. Elles durent pour rencontrer finalement les yeux des visiteuses et des visiteurs. Il y a donc de l’espoir.

Auteur·e

Paul de Sorbier, au travers du projet de la Maison Salvan dont il est responsable, accompagne des artistes en résidence, apporte un regard sur des démarches qui murissent, des œuvres qui se façonnent. Il construit également avec eux des expositions et aborde le domaine de l’édition.

Notes

  1. « Et il me semble que si nous oublions / Nos racines et notre position / Le mouvement se désintégrera / Comme des châteaux construits sur le sable. » Robert Wyatt, The Age of Self, 1986.
  2. L’artiste se sert de haut-parleurs spéciaux qui utilisent la surface métallique des peintures comme membrane. C’est bien ainsi l’œuvre qui propage le son.
  3. Antoine Volodine, à l’aide de plusieurs personnalités littéraires, construit une œuvre immense – le post-exotisme – où se mêlent ère soviétique déchue, ruine et chaos, souvenirs hantés, nouvelles croyances chamaniques… Inspiré par le bouddhisme, il mobilise la notion de Bardo, un lieu du rêve entre la vie, la mort et la renaissance.
  4. Wang Bing, À l’ouest des rails, 2002, 9 h 11 min.
  5. Le nom donné à l’intelligence artificielle du vaisseau Discovery One dans 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick.
  6. DLKC est l’atelier collectif où est impliqué Guilhem Roubichou à Saverdun, en Ariège.