Elégie du quotidien.

Catalogue de l’exposition About decline, Galerie du Château d’eau, Toulouse

Michaël Blin

Les yeux s’ouvrent sur le vacillement d’une course, retenir son souffle, traverser des chambres de solitude, l’horizon bute, le pas s’enraye. Sur les yeux se reflète un monde qui chavire. Si l’on se saisit d’une chose ce n’est que dans une fuite haletante, si l’on s’arrête en un lieu c’est pour l’accepter incertain, sans cesse repoussé au bord de sa défaillance. Des regards nous interpellent, sauvages, absorbés dans la contemplation de leurs propres vides, des gestes imparfaits s’amorcent, des cris s’étouffent dans l’opacité d’un monde sourd. Parti prenant du mécanisme de la chute, le geste photographique de Gaël Bonnefon fige avec ténacité l’éreintement de ces nuits désœuvrées. Happé par ce tumulte incessant il participe à ce cycle où tout n’arrête pas de mourir et de renaître. Il s’y exerce dans une traque frontale et sans concession, accidentant les scènes traversées, animal, il fouille avec insolence le quotidien pour en dévoiler son irréversibilité, en pointer les rouages et les règles. Se pliant à l’infatigable scansion des nuits qui sont égrenées, sa pupille s’y aiguise et son corps y est exhorté. Il ne trouve d’aplomb que sur son propre vide, ignorant vers où va ce chemin qu’il reconnaît parfois curieusement à des traces qui ne sont pas les siennes, ne sachant pas davantage pourquoi il s’y est engagé avec tant de présomption, si même à le poursuivre obstinément il n’aura aucune chance de déboucher sur le lieu encore insoupçonné de sa destination (Louis-René Des Forêts, Ostinato).

Par une perpétuelle recherche d’intensité la pratique de Gaël Bonnefon éprouve cet engrenage, dépassant ses voies sans issue, traversant un monde en déliquescence dans lequel chaque photographie s’essaye à poser un pas, l’une après l’autre, sur le fil d’un réel qui menace de se rompre et de rejoindre son double fantasmé. Somnolent, oscillant de ce lieu à son écho chimérique, de ce visage à son double fictionnel et disparate, se tenant à la lisère du quotidien et de son spectacle, il ne s’agit pas d’être le héros de sa propre histoire mais le spectateur de sa propre tragédie (Oscar Wilde, De Profundis). Les décors peuvent bien être réduits en un tas de cendres, les êtres se retirer dans leurs néants, les arbres paraître mentir et les lumières corrompre les espaces ; éprouver le monde comme double c’est ici consentir à son altération ainsi qu’à celle des frontières qui séparent l’autre de soi même et le réel de la fiction. Mourir… dormir, rien d’autre ; et d’un sommeil se dire qu’on en finit du mal de cœur, des mille chocs naturels dont hérite la chair : tel est le dénouement à souhaiter à genoux. Mourir… dormir ; dormir… peut-être
rêver (Shakespeare, Hamlet).

Les couleurs du monde sont mises en tension, elles peinent à contenir les corps, la bordure des choses s’use à dompter le tiraillement de tonalités déclinantes. L’image s’abîme dans la matière. Ce monde rêvé a une peau et les images en ruminent les mouvements intérieurs, le photographe comme un peintre y apporte son propre corps, lui qui participe de l’événement, qui s’inscrit dans l’ébauche des tableaux et dont les yeux se font yeux de chair.

Nous ne mourrons pas c’est le monde qui nous quitte (Edward Munch, L’arbre de la
connaissance pour le meilleur et pour le pire
).

La poursuite du déclin nécessite une vitalité hors norme, une vigilance quotidienne qui sans cesse se penche sur les remparts de l’évanouissement et implique une urgence qui n’est effective qu’à la condition de ne jouer jamais qu’en perdant, de ne sauter que pour la chute, de ne tenter que pour la saveur de l’échec. Il s’agit de se tenir devant l’abîme qui se dresse entre soi et le monde, au rebord des choses et de leurs défaillances, ce n’est là qu’un monde qui meurt lentement devant l’autre qui renaît sous de fabuleuses couleurs pour s’assombrir et retourner comme il se doit à l’état de rien (Louis-René Des Forêts, Ostinato). Contre ce gouffre qui aspire un univers animé par son propre crépuscule, au dessus duquel ces êtres issus d’un hasard irrémédiable se penchent, s’exerce une lutte. C’est contre cet hasard que se poursuivent les gestes, se dressent les corps, se font les images, déjouant les sourdes opérations de ce monde, cherchant obstinément à révéler dans l’inventaire du monde, une seule image, celle de la présence perdue.

About decline, catalogue de l’exposition au Château d’Eau , Toulouse, 2012

Auteur·e

Michaël Blin (né Soyez) est né en 1987. Il obtient en 2011 un DNSEP à l’Ecole des Beaux-Arts de Toulouse où il entame une réflexion sur la narration via les médiums de la photographie, de l’écriture et de la vidéo. Il développe depuis un travail photographique intime et quotidien à travers plusieurs séries photographiques : Noli me Tangere, Contrepoint, Sehnsucht… exposés à Bruxelles (Espace Contretype), Marseille (Villa Méditerranée)… En parallèle de ce travail il écrit et réalise des films : en 2016 son premier film Knockdown, essai documentaire réalisé avec le soutien du G.R.E.C. obtient le prix du pavillon au festival Côté Court. En 2018, il réalise un court métrage de fiction : Prendre feu, sélectionné à la Berlinale 2019. En 2021 Lise, second court métrage de fiction. En 2022, il termine un moyen métrage : Ostende. L’écriture sous tend son travail visuel et narratif et accompagne chacun de ses désirs de fiction.