Geoffrey Badel.
Margaux Bonopera
Animaux cuirassés, bêtes effrayantes de formes et de mouvement, vivantes sculptures hiératiques, gestes terribles ou gracieux… maléfices représentés par des razzia méticuleuses et totales, maladies ravageant homme et bétail
– Jean Painlevé, Le Vampire, 39-45
Lorsque l’on découvre pour la première fois le travail de Geoffrey Badel, il s’épanouit en nous une sensation étrange, comme si certaines des images de nos rêves prenaient enfin forme devant nos yeux, comme si l’artiste était venu hanter nos songes pour y récupérer quelque inspiration.
Pour l’exposition Comme un écho tonne présentée au Frac Occitanie Montpellier, l’artiste Geoffrey Badel (Montélimar, 1994) présente un ensemble d’œuvres autour de la figure de la chauve-souris. Si son appellation latine, verspertilio, signifie le soir, son nom en français moderne la qualifie à partir d’un autre animal. Depuis la Grèce antique jusqu’à aujourd’hui, elle est le réceptacle de toutes sortes de croyances, de fantasmes et de complots, malmenée et modelée par les rumeurs. Cependant, sa grande originalité réside avant tout dans le fait d’être le seul mammifère ailé. La chauve-souris est un animal méconnu et contrariant car difficilement classable et « étiquetable ». Et c’est précisément cela qui intéresse Geoffrey Badel. Car comme d’autres figures qui hantent sa pratique - tel le fantôme - la chauve-souris se maintient dans les espaces ambigus de notre monde : entre le jour et la nuit, l’envers et l’endroit, la vibration et le son, l’oiseau et le rongeur, l’ange et le diable. Les chauves-souris protectrices des écotones de notre monde, partagent avec les spectres un attrait pour les zones peu fréquentées ou rentables. Telles que les grottes, les greniers ou les bibliothèques, dont elles sont parfois les gardiennes1
.
C’est après une rencontre fortuite avec l’animal dans une grotte en Dordogne en 2021 que l’artiste décide de s’y attacher. Dans un premier temps, il s’intéresse à sa face, sorte de masque, tortueux, sinueux et compressé, repoussant s’il en est. Mais la gueule de l’animal (émetteur et récepteur d’ondes ultra sophistiquées) séduit l’artiste, et il en produit alors une série de portraits, où les lignes faciales structurent le dessin qui semble vibrer sur des feuilles de papier ancien. Il réalise également l’empreinte de son propre visage grimaçant en plâtre, sorte de masque destiné à rehausser un nichoir pour chauve-souris, placé à l’entrée du Frac. Et l’ensemble des sillons, plis et lignes perceptibles sur la surface du portrait mascaron de l’artiste laisse supposer qu’une communication serait possible entre l’artiste et l’animal. Une compréhension inter-espèce, inter-monde à défaut de pouvoir faire l’expérience de la totale métamorphose, bien qu’il étudie l’anatomie potentielle d’un homme ailé. Comme Nastajssa Martin lorsqu’elle dit « Je suis inside out. Le fond animiste des humains c’est le visage déformé du masque. »2
, l’artiste sait qu’il ne connaîtra rien de la perception du monde extérieur par sonar ou écholocalisation malgré sa grimace. Comme il ne connaîtra rien de « l’expérience d’une personne sourde et aveugle de naissance »3
malgré son travail acharné pour signer et apprendre une autre langue que la sienne. Cependant, il sait qu’il peut rendre justice à ceux et celles qui furent, pour des raisons fonctionnelles, placés à la marge de nos sociétés et c’est en se plaçant dans un rapport de reconnaissance et de réciprocité que l’artiste créé des espaces de réparations.
En s’attachant à la figure de la chauve-souris, l’artiste vient donc s’opposer à l’autorité civilisationnelle, à l’organisation des hommes, aux lois sanitaires. Jamais domestiqué, le mammifère ailé est désormais suspecté de nous contaminer. Il nous hante inéluctablement, nous rappelle les territoires sauvages perdus et les limites de notre propre corps. L’animal nous percute violemment par sa différence, son ambiguïté et ses qualités. La chauve-souris dans la pratique de Geoffrey Badel est ce spectre qui rôde et dont le froissement d’ailes nous rappelle que celui qui vole n’est pas toujours oiseau, que le langage n’est pas que parole et que ce qui séduit est rarement ce qui protège.