From a speck of dust to strange things, Chambre d’Écho.
Smaranda Olcèse
Smaranda Olcèse : Vous développez une pratique pluridisciplinaire qui navigue entre le dessin, la vidéo, l’action in situ et la performance. À quel moment cet attrait pour le borderline, pour l’invisible et le para-sensible a-t-il commencé à se manifester ?
Geoffrey Badel : Le dessin est la colonne vertébrale de ma pratique, d’ailleurs j’y retourne en ce moment, après toute une période consacrée davantage à l’acte performatif. J’aime le dessin depuis mon enfance. Aux Beaux-Arts de Montpellier, j’ai alimenté mes recherches d’expériences vécues dès mon plus jeune âge auprès de mes deux grands-parents qui sont sourds. J’ai commencé par dessiner des formes assez symboliques que je considérais comme des vecteurs d’un langage énigmatique. Celles-ci venaient peupler des mises en scène de personnages déformés, disproportionnés, en dehors des canons de corps normés. Au fil de la pratique, j’ai eu envie d’incarner ces corps qui apparaissaient sur la feuille, pour pouvoir mieux les saisir dans mes dessins. Je ressentais une nécessité viscérale de passer par mon corps avant de revenir à la planche de travail. Il y a eu toute une période où j’ai aussi expérimenté dans la rue des actions assez fortes, littérales, à travers lesquelles je souhaitais interroger les spectateurs ou les simples passants par un rapport frontal au corps.
Par la suite, j’ai bifurqué plus profondément dans le domaine du paranormal. La parapsychologie est un domaine qui soulève encore beaucoup de méfiance et des réceptions très clivantes et cet endroit, où des véritables conversations peuvent émerger, m’intéresse toujours dans mes pratiques. Le domaine de l’invisible - qui inclut la magie, le paranormal, mais aussi les sciences cognitives, le subconscient… - reste pour moi à jamais relié à mon enfance passée avec mes grands-parents sourds.
Smaranda Olcèse : L’intérêt pour le domaine paranormal, ayant trait à des choses plus subtiles, invisibles, requiert un travail poussé de l’attention et de la sensibilité. Pouvez-vous évoquer les expériences où vous vous êtes engagé comme récepteur ?
Geoffrey Badel : Il y a certes le corps en tant que récepteur. J’aime travailler avec le doute, sur l’existence possible des fantômes, par exemple, sur la considération des modes de présence et d’existence autres que le mode physique. De plus, quand nous menons des enquêtes paranormales à plusieurs, il se créent les conditions d’un décuplement du pouvoir imaginatif et nous rentrons dans un imaginaire collectif qui stimule davantage la recherche, les perceptions – de son, de mouvement, de lumière – et les interprétations de possibles signes.
Ma première enquête, menée en solo, a pris comme sujet le Gouffre de l’œil Doux dans le massif de la Clape (Aude). Je suis allé récolter des témoignages auprès de la population locale concernant différentes expériences en liaison avec ce lieu particulier. Mon corps était en train de s’imprégner de toutes ces histoires, recevait ces matières avant même que je me rende sur place. J’étais en train de conditionner mon corps et mon imaginaire. Lors de ma rencontre avec le site, j’étais déjà chargé de toutes ces matières. Grâce à ces informations et à mon rapport physique au lieu, petit à petit l’idée de l’action est arrivée. Une action ayant pour but de réactiver l’histoire du lieu.
J’ai pu affiner ce protocole par la suite lors d’autres enquêtes que j’ai menées. J’accorde toujours une attention particulière à la manière dont ce que nous connaissons de l’histoire d’un lieu modifie les perceptions que nous pouvons en avoir. J’ai été ravi de découvrir que les chasseurs et les chasseuses de fantômes utilisent ce même type de protocole dans leurs enquêtes paranormales.
Smaranda Olcèse : Recherche, acte performatif et trace. De quelle manière ces différentes instances s’entretissent-elles pour faire œuvre dans votre travail ?
Geoffrey Badel : La recherche, que ça soit pour le dessin ou pour les enquêtes paranormales, me sert tel un échauffement en danse – bain d’imprégnation, dans un contexte littéraire, spatial, sociologique, pour enclencher un moteur, pour qu’ensuite des formes puissent émerger. Le métier d’artiste est pour moi un métier de recherche. Avec l’avantage d’une plus grande liberté dont ne jouissent pas les chercheurs en sciences sociales ou les anthropologues. Je travaille en ce moment sur une édition qui tente de retranscrire l’exposition proposée ICI et je passe beaucoup de temps dans les archives départementales de l’Hérault et en deçà de l’histoire de l’ancien couvent des Ursulines, je me passionne tout d’abord pour la matérialité du vieux papier, ses tâches d’encre, ses ratures. Les enquêtes paranormales privilégiaient l’expérience, sans m’imposer comme finalité la production d’objets. Petit à petit, j’ai ressenti la nécessité de ramener dans l’espace d’exposition des témoignages de ces expériences sous forme de traces photographiques et vidéo.
Mes enquêtes paranormales m’ont permis de mieux réfléchir quel type d’adresse je souhaite partager avec les personnes qui viennent voir mes expositions. Je crois aussi aux savoirs inconscients : tout ce que j’ai pu absorber pendant ces années de recherches s’est inscrit dans mon inconscient et c’est grâce à ces processus lents, de maturation, qu’aujourd’hui, des images apparaissent dans mon esprit. Mes dessins traduisent des images mentales qui demandent à être inscrites sur papier, dans une forme d’exorcisme. Le paranormal a nourrit tout cet univers.
Smaranda Olcèse : Pour aborder maintenant l’exposition From a Speck of Dust… Dans l’histoire de cette bâtisse emblématique de Montpellier, qui accueille le CCN après avoir été un couvent et une maison d’arrêt, quels éléments ont retenu votre attention et orienté la proposition artistique pour La chambre d’échos ?
Geoffrey Badel : Le moment où Christian Rizzo m’a invité à réfléchir à une exposition coïncidait parfaitement avec mon désir de travailler avec une équipe de chasseuses de fantômes. Le lieu se prête merveilleusement à ce genre d’enquête. Au fil des recherches, il m’est apparu étonnamment que les femmes marquaient intimement l’histoire de bâtiment - ancien couvent des Ursulines, maison centrale et centre pénitentiaire, ayant été dédiés uniquement aux femmes à certaines périodes. J’ai aussi suivi le gardien dans sa ronde à minuit et interrogé les membres de l’équipe permanente du CCN. Le film s’est imposé comme la forme la plus appropriée pour retracer l’enquête que nous avons menée ICI avec les chasseuses de fantômes. J’ai également réalisé une série de dessins automatiques, éclairés dans l’exposition à la lumière rouge – clin d’œil au laboratoire photo et à ces moments magiques où l’image apparait.
Smaranda Olcèse : Attardons-nous un instant sur le protocole que vous avez adopté pour réaliser ces dessins.
Geoffrey Badel : Pendant que nous travaillons le scénario de l’enquête, l’une de chasseuses de fantômes nous a partagé le protocole Ganzfeld1
– une technique utilisée autour de la télépathie. Il s’agit de s’isoler sensoriellement : des boules de ping-pong coupées en deux sur les yeux et du bruit blanc dans un casque audio sur les oreilles. La lumière rouge, quant à elle, permet de rendre le champ de vision complètement monochrome. Ainsi isolé, mon corps devenait réceptacle de possibles messages venus d’autres entités. Ma main, avec un crayon, réagissait comme un sismographe. Ce protocole exigeait un échauffement en amont, de manière à rentrer dans une sorte de transe. Au fil de ces 30 minutes de l’expérience, mon corps parvenait à des mouvements assez cycliques, avec des sensations fortes, chaleur et autres manifestations. Nous avons réalisé 3 séries de dessins automatiques, chacune de séries correspondant à l’un des ateliers ou studio de danse – Buffard, Baguet et Yano – du CCN. Chacun de ces espaces était préalablement échauffé par les chasseuses de fantômes qui l’investissaient. Elles commençaient par se présenter, expliquer notre recherche et les différents dispositifs mis à disposition des entités pour entrer en communication. Nous avions également des détecteurs de magnétisme, des caméras infra-rouges, des jeux de tarot, des pendules, des petites clochettes et des dictaphones prêts à enregistrer les réactions de différentes présences dans les espaces. J’arrivais ensuite dans le studio déjà préparé. Nous avons travaillé deux nuits de suite (22h – 1h du matin) et nous avons enregistré 6h de rushes. Nous avons également fait une séance de Ouija. Ce mélange d’outils technologiques et archaïques relevait d’une démarche volontaire de notre part. Nous avons réussi à parvenir à une expérience de dissection sensorielle de l’espace : nos sens décuplés, les oreilles et les yeux en alerte, ainsi qu’un ressenti très aigu de la température dans les salles. Dans ma pratique artistique, je me sers du paranormal comme prétexte pour questionner l’usage que nous faisons de multiples informations que le corps perçoit et de la richesse des interprétations possibles. La frontière entre notre corps et le contexte dans lequel il se trouve est très poreuse, permet de multiples aller-retours.
Smaranda Olcèse : Christian Rizzo aime également les fantômes et leur accorde une place de choix dans ses créations.
Geoffrey Badel : Nous avons discuté et partagé notre intérêt commun au moment où il m’a lancé la proposition d’exposition. Il a su réveiller et encouragé mon désir d’enquêter dans le lieu.
Smaranda Olcèse : Dites-nous quelques mots sur vos choix pour la scénographie de cette exposition. Pourquoi cette présence d’images infra-rouges ?
Geoffrey Badel : C’était un choix de départ. Les images infra-rouges nous donnent à voir la température, la chaleur, les coins les plus froids d’un espace, conférant ainsi une tout autre vision de ce qui est filmé. Du point de vue esthétique, je suis particulièrement attiré par le grain de ce type d’images. Dans le film, l’irruption des images infra-rouges permet de montrer différentes perceptions de l’environnement et d’inviter à d’autres approches sensibles. Le tissage de ces différents types d’images s’adresse au corps de multiples manières, réveillant davantage le sens tactile ou l’odorat, modifiant ce que nous percevons avec les yeux et les oreilles.
Le choix de projeter ce film à échelle humaine contribuait à créer une scénographie immersive nous permettant de nous glisser dans les plis de l’espace et mieux suivre les personnages de l’enquête. Le son était travaillé en quadriphonie de manière à ce que l’espace soit baigné dans les matières sonores et puisse devenir un espace psychique, l’espace borderland du CCN, à même de faciliter des mises en résonances très fortes de par la nature in situ du travail.
Smaranda Olcèse : Comment avez-vous vécu le premier confinement du printemps 2020 et le fait que l’exposition soit brutalement fermée, pour enfin pouvoir ouvrir à l’automne 2021 ?
Geoffrey Badel : Heureusement l’exposition a été reprogrammée à l’automne 2021 et a pu retrouver son publique. Le premier confinement a été un moment assez dur. L’exposition fermée, plein de résidences par ailleurs annulées… Après un premier mois très douloureux, j’avais fini par me dire que de cette manière l’exposition était réservée uniquement aux fantômes du Centre. Le confinement a marqué un temps de recul sur ma pratique. J’ai commencé à écrire. J’ai également lancé une collecte de rêves.