Super Jet.
Rémi Groussin
Le travail tentaculaire de Béatrice Utrilla émerge dans des univers de contre soirées. Après une dizaine de décas, Zoom Q2HD, Blackberry et Iphone en poche, elle arrive à point nommé, regard à 360, pour capter une certaine beauté fugace.
Le territoire de chasse est vaste et rend compte de sa capacité à se perdre (nous avec). À la fois au bord de l’océan et sous un orage éclatant, d’une vision crépusculaire elle vise des jeunes ‘stand-up paddlers’, les surfeurs d’argent qui défient des vagues et des éclairs retentissants. Une autre fois à l’orée d’un bois, de son regard nocturne elle fait apparaître le feu, entouré de danseurs alcoolisés, envoutants et dévêtus. Ou bien déambulant, sa caméra posée sur un skate, dans une ancienne demeure dont la tapisserie est exagérément fleurie, elle fait s’enlacer et s’embrasser un couple de jeunes “dickhead”, sans jamais les arrêter. C’est un paysage de travail qui dépasse le simple cadre de notre vie quotidienne, de jour/de nuit, et nous embarque dans les abysses d’une vie que l’on n’oserait vivre.
Au dessus du monde et omnisciente, Béatrice Utrilla nous fait survoler des amas de nuages, annonciateurs d’une catastrophe qui ne semble pas arriver, dans Maintenant Live, où ses propres images et la voix de Michel Cloup se conjuguent en une franche nostalgie suspendue, sorte d’opéras assourdissants (Boules Quiès offertes à l’entrée).
Dans La chambre Double, le teaser du film qui ne sortira jamais, en collaboration avec Rémi Groussin, un miroir brisé au sol, d’un mètre de long, parodie d’un rétroviseur de voiture démesuré, laisse clairement présager 7 ans de malheurs sur ce couple d’artistes. Entre réalité, fiction et friction, ils laissent planer le doute d’une possible séparation permanente tout en célébrant leur passion fusionnelle. Une overdose de tout ce qui définit le foisonnement entêtant d’images mentales qu’ils arrivent à générer chez le spectateur. Il y aurait une vision divinatoire de notre fin de siècle à peine commencée? Ou, au contraire, assiste-t-on au documentaire direct de la merveilleuse cruauté actuelle? C’est en tout cas un travail duel, constitué de douceurs apaisantes et de basculements bruts, par lequel on aime à se prendre une bonne claque.
“Je ne suis pas ta mère” me répète-t-elle souvent.
Béatrice Utrilla entretient différentes collaborations, exclusivement masculines, et échange dans des rapports épistolaires d’un nouveau temps : 4G.G. Des correspondances plus ou moins amicales, aussi proches que distantes, naviguent entre Facebook et Skype constituant la base de certains de ses projets.
Ses vidéos sont autant de chocs émotionnels intenses, comme le short film Je te Quitte réalisé à quatre mains avec Bertrand Arnaud. Un séduisant perroquet en liberté sorti des grilles de sa cage, répète : “…je te quitte, ça va ou quoi…”, une rengaine mimétique totalement artificielle, au moins tout autant que les architectures relationnelles par lesquelles le travail de Béatrice Utrilla nous enivre.
En 2010, reprenant des discussions MSN de jeunes collégiens, le film Quand il s’agit de Kévin, en collaboration avec Sébastien M. Barat, nous embarque dans un univers à peine pubère où nos adolescents sont déjà au travail. Un travail de rupture contre “la dictature du souvenir”. Peut-être parce que l’adolescence est encore cet âge où l’on a aucun souvenir, à part la nostalgie d’une journée à peine terminée.
Ce souvenir est justement mis à mal dans La Californie, en 2011, où elle déploie ses talents d’illusionniste et nous fait rêver un monde qui est juste à notre portée. La Californie c’est juste ici, une vision américaine des territoires locaux. Cette exposition proposait une collection d’images comme elle sait si bien les (mal)traiter, excessivement passées au filtre tramé, comme à la télé, pour sur-jouer la présence d’un média qu’il ne faut surtout pas oublier car il annule notre rapport exclusif et original à la photographie. Cette mise à distance par le truchement visible, nous propose donc une disponibilité de ses œuvres et une possible reproduction à l’infini de celles-ci. Son travail est aussi le notre, dans sa générosité la plus totale.
La véracité est au cœur même de ses diverses expositions. Le dispositif est en permanence rendu visible. Les photographies sont présentées sur des étagères, jamais complètement fixées au mur, on pourrait pratiquement les voler au milieu de la galerie dans une montée d’adrénaline “clépto-maniaque”. Béatrice Utrilla nous fait vivre des émotions fortes et c’est sans tricherie qu’elle nous en dévoile les mécanismes. Cependant son travail n’a pas vocation à nous éduquer, mais à réveiller des orgasmes inassumés. Pour cela, elle décortique les squelettes de nos rapports amoureux en les vivant vraiment. Imbriquant passionnément sa vie et son travail, elle endure la diversité des « Amours » existants et observe le bon ou le mauvais déroulement de ses expériences, à l’image d’un anatomiste social simplement vêtue d’un Boubou fleuri et généreusement parfumée d’Acqua di Parma. “Je travaille sur l’architecture de nos relations amoureuses […]”
Gros roulages de pelles en mode couguar, la série de photos Libre échange, où l’on peut voir Béatrice sucer les bouches de jeunes garçons esclavagés, devient un cours d’architecture magistral, où la méthode du “french kiss” abondamment mouillé nous est schématisée en plusieurs chapitres. Sans détours, cette série d’images/textes décrypte le baiser, ce signe extérieur et bien visible du rapport amoureux, pour l’emmener vers ce qu’il a de plus vampirisant : la servitude et de plus beau, l’excitation.
En plus d’être au cœur des rapports de société, Béatrice Utrilla est au centre de nos constructions urbaines. De tous ces bâtiments qu’elle caresse presque quotidiennement, elle a pu en construire Trente et Un Cent, un livre relatant une année d’immersion dans le quartier de la Reynerie. Béatrice s’est impliquée jusqu’à l’os dans ce projet, comme dans tout ce qu’elle entreprend, sa vivacité n’a d’égal que son instinct sauvage. La preuve en est relayée par Benjamin Lafore dans son texte Xsara Marine qui revient sur le rapt de leurs appareils de captation, au cœur de ce quartier : “[…] En souvenir d’une villégiature sur la Costa Brava, Béat se jette sur le tableau de bord, éteint le contact et cache les clefs […]”. C’est entre scissions et suçons qu’elle monte et démonte à la fois une architecture en béton. Ce n’est donc pas pour rien qu’on la surnomme le « Grand Monument », car l’essence des fondations de nos cités se retrouvent disséqués par son regard de mirador.
Finalement l’extrême beauté du monde que nous dévoile Béatrice Utrilla est d’une telle richesse que l’on se retrouve parfois à douter de notre propre capacité à savoir vraiment le voir. À l’image d’un joyau, il reste fugace et nous glisse entre les doigts dès lors qu’on croit fermement le tenir. C’est un travail qui échappe à toute définition, ce qui aurait pour désagrément de nier son potentiel explosif car ce travail là c’est “une bombe à retardement, un missile lâché sur le monde”.