Un observatoire introspectif des mondes.
Mark Bembekoff
Surplombant la ville de Los Angeles, le planétarium du Griffith Observatory propose un spectacle intitulé Centered in the Universe (littéralement « Au centre de l’univers ») qui pose des questions aussi fondamentales que la place de l’homme dans l’univers – qui est-il, d’où vient-il ?
Immortalisé par Nicholas Ray dans une scène de Rebel Without a Cause (La fureur de vivre, 1955), ce théâtre de tous les possibles devient la métaphore d’un cosmos dont nous ne soupçonnons qu’une infime partie. Tout comme les personnages incarnés par James Dean et Natalie Wood – qui sont à la recherche d’un sens à leur existence dans une adolescence tourmentée, entre affrontements de gangs et autorité parentale stérile – le spectateur du Griffith Observatory se retrouve dans des conditions propices à une forme d’introspection : les fauteuils de ce cinéma sont orientables, et permettent quasiment de s’allonger. Ou comment passer d’un monde clos à l’univers infini.
On retrouve cette même position dans le cabinet de Freud. Le célèbre divan sur lequel le psychanalyste recevait ses patients leur permettait de s’allonger sur un tapis qashqai du XVIIe siècle. D’échelle différente, le dispositif semble finalement le même : si la représentation du ciel étoilé du Griffith Observatory se trouve en hauteur face au regard du visiteur, cette même représentation, chez Freud, vient envelopper le sujet, dans une matérialité soyeuse et confortable.
En effet, le tapis qashqai recouvrant le divan reproduit le schéma d’une constellation d’étoiles, motif souvent privilégié par ce peuple nomade de la région iranienne de Shiraz. Comme un miroir en laine douce reflétant le ciel, ce tapis positionne l’homme dans le Cosmos.
On assiste ici à une forme de mouvement à double révolution, entre introspection du sujet et extrospection vers un univers infini que vient matérialiser ce tapis. Bien que la Californie semble loin des plaines désertiques d’Iran, il paraît opportun de dresser des parallèles entre ces deux civilisations, la scène artistique américaine – et encore plus précisément californienne – étant fortement marquée par une mystique ancestrale à laquelle le peuple qashqai participe grandement. Au-delà du film de Nicholas Ray, bon nombre d’artistes de la côte ouest n’ont eu cesse de puiser dans la symbolique de l’Asie centrale, dans une volonté affirmée de repenser notre rapport au monde. L’apport des recherches de Sigmund Freud et sa psychanalyse ont évidemment opéré comme un filtre déterminant dans ce positionnement artistique.
Ainsi, les expériences sensorielles et cinématiques des années 1950 et 1960 s’inscrivent dans cette histoire. En 1957, pour le planétarium Morrison de San Francisco, Jordan Belson collabore avec le musicien Henry Jacobs pour créer une série de spectacles Vortex alliant images et son. Les images abstraites des films de Belson ne sont pas sans rappeler certains des motifs géométriques colorés élaborés par les Qashqai. Ces formes opèrent ici comme des mantras menant le spectateur vers un univers autre, aux confins de l’inconscient.
En axant ses recherches sur le tapis qashqai du divan freudien, Anne Deguelle révèle le coté mystique de cette culture ancestrale et la manière dont celle-ci, via Freud, a rejailli sur certaines formes de création modernes et contemporaines. Les images composites (2010) de l’artiste décortiquent ainsi les motifs abstraits des tapis, achetés par Freud de son vivant, qui sont juxtaposés à des œuvres « occidentales ». Le memento mori du crâne anamorphosé des Ambassadeurs d’Holbein, ou encore le portrait de John Giorno endormi et filmé par Andy Warhol dans Sleep sont mêlés à des détails de tapis qashqai, ce qui en fait ressortir davantage leur symbolique et leur force formelle. En jouant habilement avec ces formes, et en en proposant une mise en espace spécifique pour le Freud Museum, Anne Deguelle s’inscrit dans une arborescence qui permet au visiteur de S’orienter – pour reprendre le titre de cette installation de l’artiste de 2001 – dans une cosmogonie complexe où se rencontrent fortuitement diverses influences.