Anne Deguelle, la fascination du détail.
Emmanuelle Hamon
Anne Deguelle (1943, Paris), qui vit et travaille à Paris et dans l’Aveyron, est une artiste inclassable qui recourt à des médiums différents. L’artiste est connue pour sa pratique de l’in situ, elle se nourrit du lieu et de son histoire. Rassemblant des éléments épars, des détails négligés, des anecdotes, elle révèle dans des formes poétiques des constellations de sens. L’artiste mobilise tous les moyens possibles pour explorer les signes du réel à travers des grandes figures de l’histoire de l’art qu’elle s’est choisi comme sujet de recherche.
Lors de la 20ème édition de l’AFIAC, Anne Deguelle est accueillie par Françoise et Julio Talens. Elle choisit de raconter plusieurs histoires qui sont au cœur de son travail depuis de nombreuses années et qui rentrent en résonance avec les centres d’intérêt de ses hôtes.
Quelques mois plus tard, nous nous retrouvons, dans sa maison aveyronnaise à la frontière du Tarn et du Tarn-et-Garonne, pour évoquer cette expérience unique ” Des artistes chez l’habitant » qu’elle qualifie de performance.
Emmanuelle Hamon : Le sujet de la 20ème édition du festival Des artistes chez l’habitant en 2019 était Histoire(s), un sujet au singulier et au pluriel qui correspond pleinement à votre démarche artistique.
À cette occasion vous avez convoqué quelques grandes figures de l’histoire de l’art qui font partie de votre corpus de recherches depuis de nombreuses années : Marcel Duchamp, Raymond Roussel, Albrecht Dürer1
. Pouvez-vous revenir sur votre processus de décryptage de récits, d’anecdotes, de détails que l’histoire n’a pas retenus ? Pourquoi avez-vous choisi une figure plutôt qu’une autre, quelles sont ces questions qui vous animent de façon permanente ?
Anne Deguelle : Je me suis toujours intéressée aux récits négligés par l’histoire de l’art qui concernent ses grandes figures. La révélation a été la découverte du journal qu’écrit Pontormo2
dans les deux dernières années de sa vie. L’artiste florentin est en pleine réalisation d’une fresque, il est très inquiet par son âge, et il consigne étonnamment dans son journal de façon très détaillée tout ce qu’il mange, ses malaises, sa digestion, tandis que les commentaires sur son œuvre sont très succincts : « j’ai peint la main de ce garçon, j’ai peint ce personnage », on n’en saura pas plus. C’est une découverte incroyable pour moi et d’autant plus que cela nous le rend plus proche et permet une meilleure compréhension de sa peinture. J’ai mieux compris ces regards creux dans ses portraits, c’est bien son inquiétude au quotidien qui transparait. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé que rien n’était négligeable, même les détails les plus triviaux de l’existence.
Au départ, ce qui n’étaient que des notes, des réflexions pour moi sont devenues des œuvres artistiques à part entière. À l’époque où je m’engage pleinement dans la carrière artistique dans les années 1980, il ne fallait surtout pas toucher à l’anecdotique, au récit. Moins on en savait sur comment était fabriquée l’œuvre, mieux cela valait. C’est l’œuvre qui portait le monde en elle-même. Puis cela a basculé, c’est maintenant dans l’air du temps. Tout est devenu possible, digne d’attention et d’intérêt, et beaucoup d’artistes se sont engouffrés là-dedans. Le processus, la façon dont on fabrique l’œuvre, fascine désormais.
Entre 1986 et 1988, j’avais réalisé des séries photographiques de doubles portraits de figures célèbres tant littéraires qu’artistiques en portraits d’enfant ou d’adolescent avant qu’ils ne se mettent à créer, reproduits deux fois à l’identique et juxtaposés. On se demande toujours quand on voit des enfants : que va-t-il devenir plus tard, qu’est-ce qui va l’intéresser ? Et ce qui est troublant, c’est que parmi ces enfants, certains vont devenir des figures majeures de l’histoire. Pourquoi eux et pas d’autres ? Pourquoi l’art franchit les époques, pourquoi certains artistes sont jugés importants, pourquoi certains sont oubliés, pourquoi certains ressuscitent en quelque sorte, pourquoi certaines œuvres font l’unanimité et d’autres pas du tout ? Donc des histoires. Dans cette série de portraits, il y avait entre autres James Joyce, Marcel Proust, Marcel Duchamp, Raymond Roussel. Ce travail a constitué un point de départ.
La grande figure, qui tient une grande place dans mon travail artistique, c’est Marcel Duchamp. Je ne crois pas qu’il y ait un seul artiste qui, tôt ou tard, ne se soit pas référé à Duchamp dans son travail ; même s’il ne l’intéresse pas spécialement, il est toujours cité à un moment donné. Il est une espèce de grande figure tutélaire de l’art. Mais pourquoi, alors qu’il a très peu produit et a toujours contesté l’art ? J’aime son paradoxe, son humour, sa distance par rapport à l’art, et cette façon de regarder le monde un peu froide et amusée.
E.H : Marcel Duchamp est une référence importante pour vous, ainsi que tout ce qui gravite autour ; c’est à travers lui que vous découvrez l’écrivain français méconnu Raymond Roussel.
A.D : Oui, Raymond Roussel est également un personnage paradoxal, mais c’est surtout un aspect de sa biographie qui m’intéresse. Il n’a pas eu beaucoup de succès de son vivant, pour ainsi dire aucun, si ce n’est auprès d’autres êtres singuliers, tels les surréalistes comme André Breton et Marcel Duchamp qui a toujours dit que c’était la découverte de Roussel qui avait complètement orienté son travail.
E.H : Des œuvres d’art sont aussi pour vous une source de recherches du détail, bien entendu Le Grand verre de Duchamp mais aussi Melencolia (1514) d’Albrecht Dürer.
A.D : Cette petite gravure de Dürer dont on n’a pas résolu tous les mystères me fascine et m’intrigue beaucoup, notamment la présence du polyèdre. Que veut-il dire et à quoi fait-il allusion ? Il y a aussi dans cette œuvre des objets qui sortent du cadre, Dürer avait le sens de la composition, ce n’est donc pas un hasard, mais qu’est-ce que cela signifie ? Tous les artistes, y compris les contemporains, connaissent Melencolia et nombreux sont ceux qui ont travaillé sur celle-ci, sur ses énigmes.
E.H : Marcel Duchamp, Raymond Roussel, Melencolia de Dürer font partie de votre corpus de références majeures dans l’ensemble de votre œuvre. Ce sont celles que vous avez introduites dans la maison de votre famille d’accueil à Fiac. Revenons sur cette rencontre, quel a été le processus de pénétration de ces récits. Comment s’est passée cette rencontre ?
A.D : Françoise et Julio sont un couple absolument charmant, avec un formidable sens de l’hospitalité. Lors de notre première rencontre en juillet 2019, ils étaient installés depuis un an dans leur maison qui se trouve à proximité d’un golf à Fiac. Au départ, j’ai été un peu déstabilisée parce que tous les espaces étaient occupés, couverts d’objets et je me suis demandée : comment vais-je faire ? Puis, lorsque je suis revenue pour un séjour plus long, Françoise m’a fait faire le tour de l’habitation, m’a fait découvrir ce qui les entourait et ce qui les intéressait. Au fil des jours, cela s’est concrétisé pour moi ; j’ai trouvé des prises, des angles d’attaque.
E.H : Quelle a été votre première prise ?
A.D : La première prise contre toute attente a été le bouddhisme, alors que je n’y ai jamais vraiment réfléchi. Françoise est assez fascinée par l’esthétique et l’éthique du bouddhisme et m’a expliqué son approche quotidienne et j’ai trouvé des points d’écho en tant qu’artiste dans l’intérêt qu’elle accorde aux petites choses de la nature, aux plantes, aux arbres. Et il y a ce nœud tibétain sous forme d’étoffe auquel elle tient beaucoup, le nœud de l’interdépendance qui prend la forme d’un diagramme géométrique et qui m’a fait penser à la gravure de Dürer. J’ai alors commencé à tisser des fils et à envisager de faire un autre diagramme à l’échelle de leur jardin : de convertir en trois dimensions la figure du carré magique de Melencolia. J’ai donc reproduit un carré monumental de 16 cases, chacune comportant un chiffre de 1 à 16. Dans le carré magique, les chiffres sont disposés dans un ordre qui peut sembler chaotique mais qui ont la propriété de pouvoir s’additionner dans tous les sens possibles et d’obtenir toujours la même somme de 34.
Avec Françoise et Julio, nous sommes allés couper des bambous de 5 ou 6 m de hauteur à proximité de leur maison, de façon à pouvoir borner le diagramme. J’ai inscrit les nombres à la feuille d’or sur des lauzes, des pierres plates que j’ai ramenées de l’Aveyron pour croiser à la fois leur habitat et le mien.
E.H : À partir de cette première prise, de ce projet de carré magique, comment vont venir les autres récits, comment vont-ils s’entremêler les uns aux autres ?
A.D : À partir du moment où j’ai trouvé un angle d’attaque, j’ai pu m’autoriser à entrer dans la maison sans trop bouleverser les choses, y glisser quelques éléments et y introduire d’autres histoires, d’autres figures de l’art moderne, notamment celle de Raymond Roussel.
Dans mes recherches sur cet être singulier que je découvre à travers Marcel Duchamp, je découvre l’histoire du petit sablé qui est assez magique : Raymond Roussel était fasciné par l’astronome Camille Flammarion3
, qui a publié des ouvrages de vulgarisation scientifique, tellement simples d’accès, que les gens prenaient beaucoup de plaisir à découvrir et à comprendre le cosmos.
Camille Flammarion recevait régulièrement à son observatoire à Juvisy-sur-Orge et un beau jour Raymond Roussel est enfin invité à sa table. À l’issue du repas, un café est servi à tous les invités avec un petit sablé en forme d’étoile. Raymond Roussel ne mange pas son sablé et va le conserver précieusement toute sa vie durant, dans un coffret en forme d’étoile, vitré, cadenassé, avec une étiquette sur laquelle on lit : « Étoile provenant d’un déjeuner que j’ai fait le dimanche 29 juillet 1923 à l’Observatoire de Juvisy chez Camille Flammarion qui présidait. Raymond Roussel”.
À sa mort, ses affaires sont dispersées, mais comme le hasard fait bien les choses, c’est l’écrivain Georges Bataille4
qui trouve le petit sablé au Marché aux puces à Paris et l’offre à sa compagne de l’époque, l’artiste Dora Maar5
qui va le conserver jusqu’à la fin de sa vie. C’est l’histoire qui rebondit et l’écrivain produit un très beau texte intitulé « Les mangeurs d’étoiles ». Ce petit sablé existe toujours, et on peut le suivre à la trace : il y a eu une exposition, à laquelle j’ai participé à Porto, Locus Solus. Impressions de Raymond Roussel au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía à Madrid en 2011, puis à la Fondation Serralvès à Porto en 2012 et enfin au Palais de Tokyo à Paris en 2013. Le sablé de Raymond Roussel y était exposé.
Depuis les années 1990, ce sujet est récurrent dans mon travail et il prend à chaque fois des aspects différents.
J’ai donc proposé à Françoise et à Julio de confectionner des petits sablés, en référence à Raymond Roussel. J’en avais préparé aussi chez moi mais je les avais oubliés dans le four. Nous les avons présentés sur une table ronde et au centre nous avons disposé les petits sablés carbonisés, comme un soleil noir et tout autour les sablés fabriqués sur place. J’y avais inséré quelques documents et la photographie du petit sablé de Raymond Roussel.
Cette présentation était complétée par une table documentaire avec des ouvrages de Raymond Roussel, dont La Poussière de soleils (1926), et des références à Marcel Duchamp.
Je ne pense pas que Duchamp ait été au courant de l’histoire du petit sablé mais ce qui est amusant est qu’il s’est fait tondre une comète sur le sommet du crâne, avec le même nombre de branches que le sablé de Roussel. Il y a un jeu de fascinations entre tous ces personnages : Raymond Roussel fasciné par Camille Flammarion, Marcel Duchamp par Raymond Roussel. L’admiration est telle qu’un jour Duchamp va apercevoir, dans un hôtel, Roussel en train de jouer aux échecs – tous les deux sont deux grands joueurs d’échecs – il n’osera pas se présenter alors qu’il n’a pas la réputation d’être timide, c’est bien là l’expression de la fascination.
E.H : Vous employez beaucoup le terme de fascination, vous êtes vous-même fascinée par ces grandes figures de l’art. La fascination est-elle ce moteur qui vous fait rejouer ces histoires, entreprendre des recherches jusqu’à l’épuisement des détails ?
A.D : Oui, mais c’est une fascination que l’on remet au quotidien, c’est le quotidien qui devient fascinant, à partir de petits objets dérisoires : un petit sablé. Tout le monde a mangé des sablés, tout le monde peut en fabriquer, c’est très simple. Ce petit objet, que l’on néglige complètement, que l’on mange et qu’on oublie la seconde suivante, peut devenir un objet de passage, une icône, l’objet d’un réenchantement du monde. C’est cela qui m’intéressait dans le projet de Fiac, «Des artistes chez l’habitant». Ces personnes qui nous reçoivent sont comme nous les artistes, la seule différence c’est que nous sommes un peu plus obsessionnels. Chacun a des petites icônes, des possibilités de réenchantement, qui sont des formes de mini-résistance à ce que nous vivons, à la démoralisation de notre époque où tout est mercantile, en perte d’aura poétique qui peut être réactivée à partir de choses très simples en définitive.
E.H : Le temps d’un week-end, les visiteurs ont pu déguster des sablés confectionnés par vos hôtes et par vous-même correspondant au principe de convivialité de l’Afiac, qui permettait de partager ces histoires entremêlées, dont vous n’avez cessé de faire le récit trois jours durant. Vous avez également introduit une autre histoire inattendue sur leur écran de télévision.
A.D : J’avais filmé très récemment chez moi dans l’Aveyron un couple de couleuvres dans leurs ébats amoureux que ma présence n’avait pas du tout troublé. Ces deux serpents s’enlaçaient exactement comme la figure du caducée, qu’utilisent encore les médecins comme symbole. J’ai eu envie de montrer une autre histoire possible, un pont entre le jardin de ma famille d’accueil et le mien, que j’appelle plutôt histoire naturelle.
E.H : Vous avez également présenté sur un plateau dans l’espace de la terrasse couverte de la maison, une installation horizontale, composée de différents éléments, de fragments, comme une planche de travail qui renvoyait à toutes les histoires évoquées dans cette exposition, aux liens qui se tissent entre les récits.
A.D : C’est ce que j’appelle un « Diary », un journal où je rassemble des éléments qui rendent compte d’une collecte faite de hasard, d’une réflexion en cours. Ce plateau était composé de fragments, constitués d’éléments manufacturés et naturels, des plantes, des branches redoublées en bronze, une allusion à la gravure de Dürer. J’ai introduit également le porte-bouteille de Duchamp avec son texte explicatif et décidé que c’était l’original retrouvé, puisque l’initial avait été perdu. Je mélange ainsi l’histoire de l’art officielle avec ma petite histoire qui est une fiction, mais qui est peut-être la véritable histoire.
E.H : Quel est le fil conducteur de toutes ces petites histoires singulières qui se font écho entre elles ? Votre travail ne serait-il pas placé sous le signe des étoiles ?
A.D : Oui, ces récits, qui peuvent sembler disparates, ont toujours un lien avec le cosmos : la comète de Duchamp sur son crâne, le petit sablé en forme d’étoile de Roussel, l’astre noir dans la gravure de Dürer. J’affectionne d’ailleurs beaucoup le terme de « sidération » qui dérive de l’étoile.
Ce cosmos qui semble être tombé sur la terre. Aujourd’hui, nous nous préoccupons beaucoup du destin de notre planète. Nous ne sommes nous-mêmes que des fragments de ce tout, au même titre que les plantes, les pierres, les animaux. Nous commençons à prendre conscience de cette totalité.
E.H : L’expérience que l’on fait de votre œuvre, c’est ce processus d’attention extrême aux détails de l’histoire. Vous nous apprenez à regarder ces petites choses banales de la vie qui ont une histoire fascinante, des énigmes à résoudre. Elles révèlent de multiples récits de notre quotidien, lesquels s’entrecroisant, finissent toujours par rejoindre vos chères étoiles.
A.D : Chaque fragment, chaque élément a sa propre histoire, c’est énorme et vertigineux. Ma démarche, comme d’autres artistes, est de mettre en évidence certains signes hermétiques. Nous ne sommes pas tellement plus capables que les autres de les expliquer, mais en les mettant en évidence, ils deviennent plus visibles, plus lisibles.
E.H : Pour poursuivre ce jeu de fascinations et aussi en guise de conclusion à cet entretien, pouvez-vous nous dire quels sont les artistes contemporains qui retiennent le plus votre attention actuellement ?
A.D : Les artistes que je regarde sont finalement ceux qui utilisent des matériaux très communs voire triviaux et qui parviennent à leur donner une force poétique, je pense à Gyan Panchal ou en plus ironique à Abraham Cruzvillegas, ou à Gabriel Orozco, à Taryn Simon aussi pour sa force d’investigation doublée d’un fort sens politique. Et enfin Betan Huws pour son travail autour de Duchamp, de même que Mathieu Mercier pour les mêmes raisons.