Entretien avec Anne Deguelle.

Caroline Coll

Caroline Coll : Le titre de l’exposition que vous présentez à l’abbaye de Maubuisson, Abbey Road, renvoie bien entendu au lieu lui-même mais aussi à la notion d’un cheminement…

Anne Deguelle : Depuis que je crée des pièces – cela fait une vingtaine d’années -, mes œuvres ont toujours travaillé la question du lieu où elles sont présentées. Le titre Abbey Road s’est imposé subitement à moi et il faut le prendre dans sa littéralité.
Il fait aussi allusion à la pièce du même nom présentée dans l’exposition, au cœur de l’abbaye. Une quarantaine d’images restitue mes déplacements en RER entre mon atelier parisien et cet autre atelier temporaire qu’est l’abbaye. Ces images souvent contrastées, « collées » les unes aux autres enregistrent les variations de l’espace péri-urbain. Au-delà du Paris « carte postale », elles mettent à plat l’évolution du paysage urbain, ses hésitations, son va-et-vient entre urbanisme et campagne. Elles enregistrent aussi le changement des saisons.
Cette notion de déplacement dans le temps - et pas seulement dans l’espace - renvoie également à mon propre cheminement. L’exposition présente des pièces réalisées à dix années d’intervalle et démontre cette obstination à prendre en compte une interrogation sur les lieux d’exposition comme raccourci d’une interrogation plus vaste sur les systèmes ou les mécanismes de notre monde.
Abbey Road fait enfin référence à un album des Beatles devenu classique qui désignait lui aussi un atelier de travail : le studio d’enregistrement du même nom situé au n° 3 de Abbey Road. Le cheminement vers l’abbaye est aussi cheminement d’un atelier à l’autre…

CC : L’exposition se développe autour de trois thèmes : l’eau, le ciel, le féminin. Qu’est-ce qui a motivé ces choix ?

AD : La forte présence de l’eau sur le site de l’abbaye et l’effet de saisissement éprouvé lors de ma première visite ont indéniablement infléchi ce choix. L’eau conduit le visiteur dès son entrée sur le domaine, elle l’accompagne sans relâche jusqu’à l’abbaye en un cheminement visuel et sonore alternant apparition et disparition jusqu’à s’engouffrer mystèrieusement sous les murs du bâti. Mais je ne savais rien alors des nécessités sophistiquées que cela impliquait…
Le ciel s’impose comme corollaire de l’eau et du cloître. Il se reflète dans les miroirs d’eau, sa géométrie dessine celle du carré du cloître qui, même s’il n’est plus visible aujourd’hui, n’en finit pas de nourrir notre préhension de ce passé. Le dialogue sous-jacent entre microcosme et macrocosme n’est pas si éloigné du questionnement contemporain des astrophysiciens autour de la mystèrieuse masse manquante de l’univers.
La documentation disponible sur l’histoire du site révèle qu’il s’agissait d’une abbaye de femmes. J’ai découvert l’importance de cette représentation féminine dans le monachisme. Le féminin agit comme une présence obstinée dans ces lieux avec en pointillé l’idée de quelque chose à sauver.
Il y a eu d’abord ces très jeunes femmes, issues de la noblesse et apportant une dot conséquente qui s’engagent dans cette vie de clôture jusqu’à leur mort. Que venaient-elles y faire ? A une époque où apparaît l’idée du purgatoire et où la notion de salut revêt une grande importance, les moniales étaient des intermédiaires, elles intervenaient comme médiateurs pour les autres. Ces cinq siècles d’occupation féminine et cistercienne sont placés sous le signe du sauvetage des âmes.
Après quelques désordres, lorsque les femmes réapparaissent à la fin du XIXème siècle, c’est encore avec le souci de sauver…les restes de l’abbaye. Aujourd’hui, les femmes encore animent ce lieu culturel, ce qui pose un nouveau questionnement et l’idée d’une autre forme de sauvetage.

CC : Comment ces thèmes se relient-ils les uns aux autres ? Y a-t-il un dénominateur commun ?

AD : La lumière comme élément physique et, par effet de conséquence, spirituel, sert de fil conducteur.
Sans lumière, il n’y a ni couleur, ni peinture, ni monde. Cette lumière blanche est tout à la fois le moyen de notre connaissance et la condition de notre aveuglement. Car en réalité, nous sommes dans un noir profond, le soleil ne nous éclaire pas, il nous aveugle. Les éclipses sont intéressantes à ce propos, c’est pourquoi l’une d’elle ouvre l’exposition dans la grange aux dîmes.
Dans mon travail, il y a beaucoup de photographies et de projections lumineuses. Ces médiums sont présents dans l’exposition, ils agissent aussi comme métaphores de notre connaissance de l’univers. Le fait d’arrêter les photons conditionne l’apparition des images.
Installations, vidéos…, le blanc sera présent tout le long du parcours. On peut aussi percevoir cette présence comme une mise en boucle de la création de l’abbaye due à … Blanche de Castille.

CC : Photographies, vidéos, environnements, projections lumineuses, œuvres sonores… Comment comprendre la multiplicité des pratiques auxquelles vous recourrez ? Champ de recherches sur « l’image » ou moyens d’explorer les signes du réel ?

AD : Tout d’abord tous ces moyens sont à la disposition de tous les artistes et bien d’autres sont à notre disposition, ce ne sont que des médiums. Personnellement je ne me définis ni comme photographe, ni comme vidéaste ou cinéaste, Toutefois, comme nous venons de l’évoquer, j’ai une prédilection pour tout ce qui touche la lumière, projection et éléments lumineux, lampes, néon etc. et la photographie dans sa forme traditionnelle est encore un enregistrement de la trace des photons dans l’espace.
Il y a ensuite un souci d’incorporer le spectateur au centre du travail, par sa présence et ses déplacements dans ou autour de l’œuvre. Nous ne sommes plus depuis longtemps dans un rapport centré, frontal et idéal – l’œil du Prince -, nous évoluons au contraire dans l’univers de la fragmentation. Les installations permettent les déplacements et une approche fragmentaire de l’œuvre. Il devient acceptable de voir un moment de l’œuvre, sa vision ou son expérimentation parcellaire ne sont pas forcément une trahison mais s’apparentent au moment, et il y a beaucoup de moments possibles.

CC : Nombre d’œuvres présentées à l’abbaye ne peuvent-elles à la fois être perçues comme des témoignages – rendant compte d’un événement, d’un vécu ou encore d’une réalité sociale – et comme des images agissant poétiquement ? Comment articulez-vous ces deux aspects ?

AD : Ma démarche prend appui sur deux nécessités. Le lieu qui intervient dans l’œuvre est d’abord lieu commun. Je l’entends à la fois comme territoire partagé et fondement d’un raisonnement. Dans la rhétorique du XVIIIè siècle, le lieu commun est, dans un discours complexe, l’articulation qui permet à tous de se retrouver. Il s’agit donc de pointer ce qui est là, simplement de l’éclairer et le seul fait de l’éclairer induit une sorte de ré enchantement. Il s’agirait donc d’une tentative de ré enchantement du monde. Ce ré-enchantement traverse les œuvres d’art, cela nous le savons par expérimentation, mais il traverse aussi une parole ou un témoignage dit plus « quotidien ». La poésie n’est donc pas de mon fait, elle est présente en jachère.
Le travail de l’artiste n’est au mieux qu’un révélateur intuitif. J’assemble des éléments épars pour tenter d’en faire quelque chose de juste, notamment par rapport au lieu d’exposition, et quelque chose qui existe en soi.

CC : Quels rôles attribuez-vous à l’histoire et à la mémoire dans cette approche des lieux ?

AD : L’histoire est un moyen, un outil pour décrypter mais elle est temporaire, sujette à variations suivant les préoccupations successives des époques. On parle alors de ré interprétation, de relecture. Il s’agit en quelque sorte de refaire le cheminement à l’envers, comprendre pourquoi telle version a été retenue plutôt que telle autre.
La mémoire implique une idée plus collective et plus poétique. Ce qui est encore plus troublant, ce sont les oublis, les amnésies, le manque. La fabrique de la mémoire comprend cet entrelacs des deux : il faut oublier pour mémoriser. Pour citer Jacques Roubaud1  : « c’est l’image de l’hésitation des étoiles à briller dans un ciel de mémoire ».

CC : Quel(s) rapport(s) cette mémoire entretient-elle avec le présent ?

AD : Un souci constant puisque c’est la mémoire qui crée notre présent, qui l’engendre et le nourrit, réactivé ou réactif. Le déchiffrage de notre présent encore plus énigmatique que le passé, transite par la mémoire.

Notes

  1. Jacques Roubaud, “Anne Deguelle. Déduction d’étoiles doubles”, die Raüber des Strandguts / les pilleurs d’épaves. Single Verlag, Berlin, 1998