En roue libre avec Anne Deguelle et Walter Benjamin, autour de l’exposition L’arctique fantôme.
Marguerite Pilven
Au terme d’une longue conversation dans son atelier, j’ai été frappée par le talent de conteuse d’Anne Deguelle. Aux murs, des fleurs séchées présentées seules ou assemblées en bouquets, fixaient la mesure d’un art de la collecte et du prélèvement qui en nourrit les récits et les porte autant qu’il les anticipe. Chacune de ses expositions les transforme en de stimulantes constellations à parcourir du regard, supports de paroles et réceptacles à récits. Nous ne sommes pas allés, comme elle, jusqu’à Pyramiden, mais les photographies qu’elle nous rapporte de cette ancienne cité minière construite aux portes du pôle nord, nous font entrer dans son palais de la culture, sa bibliothèque, son salon de musique, sa salle de sport et sa piscine, des bâtiments collectifs dont l’aspect subitement abandonné ont rappelé à Anne les installations de l’artiste russe Ilya Kabakov, grand metteur en scène de la fin du monde soviétique.
Une fin du monde, une fonte des glaces, le site archéologique d’une histoire récente, entremêlant dans ses ruines le double visage de l’économie mondialisée et de la guerre, voilà comment Anne Deguelle redécouvre ces images d’un voyage entrepris en 2014, en un évident écho avec 2023. Il y était d’abord question d’aller chercher du blanc, la lumière blanche comme élément physique à la source de tout phénomène de perception, ou d’aveuglement. Il n’y aura pas d’expérience du blanc à l’arrivée, mais celle du bleu de glace fondue qui lui fera rejoindre un bateau de touristes déçus à qui l’on propose d’aller toujours plus loin, plus haut, pour 2h30 de visite de Pyramiden, cité dystopique à ciel ouvert, en compagnie d’un militaire armé.
L’arctique fantôme, le titre choisi par Anne Deguelle pour cette exposition, en souligne l’aspect « carnet de route » et fait déjà l’effet d’une bande-son1
par son éloquence. J’ai partagé avec Anne un texte de Walter Benjamin sur lequel je reviens souvent, Le conteur, aussi traduit en français par Le narrateur. J’imaginais que nous pourrions, depuis cet écrit, revenir sur cet art de conter qui lui est si cher et lancer le désir en évitant d’avoir à dire ce que l’exposition aborderait, questionnerait, confronterait, ou qui est Anne Deguelle et quels sont ses sujets de prédilection.
Walter Benjamin a raison, ce qui est funeste à la narration, c’est l’information : « L’extraordinaire, le merveilleux, on le raconte avec la plus grande précision, mais on n’impose pas au lecteur l’enchaînement psychologique des événements. On le laisse libre d’interpréter la chose comme il l’entend, et ainsi le récit est doué d’une amplitude qui fait défaut à l’information ».
« Je ne connaissais pas cet étonnant texte qui a des fulgurances si contemporaines, m’a écrit Anne, je réalise combien on réclame, en tous domaines, de « nouveaux récits » comme si le morcellement de nos vies contemporaines nous faisait ressentir l’urgence d’un ciment collectif, d’un lien, d’une fondation d’un commun à jamais disparu. (…) Lors de visites d’atelier, de vernissages ou de demandes de présentation, j’ai souvent hésité à qualifier mes présentations orales de « performance » mais le terme est inexact, car il s’agit plutôt d’une petite improvisation en « roue libre », et d’un moment que je considère intrinsèque du travail, ou de l’œuvre. Je tiens à leur statut d’accompagnement, c’est un volet de l’œuvre comme peut l’être une édition, ou comme l’étaient les cartons d’invitation quand ils étaient entièrement conçus par les artistes ».
Voici donc pour « la manière ». Et qu’en est-il des choix d’accrochage, de dispositif, de rapprochement des images et des objets collectés autour d’un sujet ?
« On peut être étonné que mes présentations abordent très rarement, voir jamais, mes choix formels. Je considère que ceux-ci appartiennent au regard et qu’aucune considération verbale ne pourra rendre compte de ce moment suspendu - quand il existe - ni des décisions qui relèvent de la pure intuition. On peut bien sûr situer ce qui est tenté dans un cours historique ou dans l’évolution de sa propre démarche, mais in fine, cela va satisfaire comme « information », pour reprendre le terme de Benjamin, mais n’aura aucun rapport avec le phénomène que l’on qualifie d’œuvre d’art.
En revanche j’ai toujours une énorme confiance dans les visiteurs et je sais que parler simplement du contexte, là je rejoins Benjamin, leur fait toucher ce qui leur appartient. Cette sorte « d’artisanat contextuel », peut créer une confiance et constituer un vrai partage.
Je ne sais plus si nous avions parlé, du journal de Pontormo, une grande révélation pour moi quand je l’ai lu dans la revue Macula, traduit par Jean-Claude Lebenzjtejn.
Pontormo réalise les fresques de San Lorenzo, mais il n’en dit rien, ou juste de laconiques
« j’ai peint la main » ou « j’ai peint le bras », il ne parle que de ce qu’il ingère, le temps est compté, il va mourir, il faut finir la fresque et il ne doit pas tomber malade. Aucun commentaire sur le travail, mais le journal est totalement révélateur.
Pour Pyramiden, j’y trouve tous les ingrédients d’une fable, ce qui le permet c’est d’avoir en face l’insolente beauté de l’immense glacier, ce qui nous échappe c’est sa transmutation en un flot titanesque de catastrophes irréversibles, inventons une nouvelle arche de Noé !
Dernière utopie : je crois encore dans les vertus de l’art, il ne s’agit pas de changer le monde, mais juste de tourner légèrement la tête, repenser à Néandertal qui ne taillait jamais ses bifaces de la même manière, rationnaliser ne l’intéressait pas, et à la boite vide-poche de Josef Beuys, « intuition ».