Agnès Fornells: dériver vers l'imaginaire

Joël-Claude Meffre

L’exposition consacrée aux travaux photographiques d’Agnès Fornells a l’avantage de nous présenter une synthèse de son activité créatrice. Depuis plusieurs années en effet, elle effectue une sorte d’itinérance au cœur des quartiers populaires de Mexico. Celle-ci doit se comprendre comme une marche, une dérive urbaine, consistant à saisir, capter, emmagasiner des séries de signes qui sont ceux d’un milieu de vie, témoins d’une conscience sociale et communautaire: ce milieu est celui de la rue en tant qu’espace public.
«Dériver» (selon le propre mot de l’artiste) correspond bien à cette attitude consistant à se mettre à l’affût de situations visuelles susceptibles de retenir l’attention au gré de la marche (que l’artiste qualifie de «furtive», dans le sens où celle-ci progresse comme une «passe-muraille» ou bien «incognito»).
Elle réalise ainsi des images très cadrées sur des objets qualifiés de «troublants», revêtant des aspects divers, hétéroclites, insolites, qui se présentent en agencements variés, en accumulations, amoncellements, attestant d’usages, de pratiques sociales, de relations humaines commerçantes, privatives, inscrites au cœur de la vie quotidienne.
Ses cadrages isolent, en les décontextualisant d’une certaine manière, ces agencements d’objets qui, du coup, selon la perspective de l’artiste, se chargent d’une force, d’une coloration poétique. En quoi ces «situations d’objets», pour ne pas dire «ces objets situés», sont-ils dotés d’un pouvoir esthétique ? C’est que le parti pris d’Agnès Fornells consiste à percevoir ce monde d’objets comme des agencement sculpturaux et/ou picturaux. En cela, elle se réfère à la formule de Francis Alÿs selon laquelle il s’agit de se mettre en quête de «rencontres sociales qui provoquent des situations sculpturales».
Ainsi, la quête d’images donne lieu à des séries de signes sociaux qui, par des cadrages appropriés, sont retournés sur eux-mêmes, détournés de leur fonction primaire, utilitaire, pour les introduire dans la sphère esthétique, sphère où sont sollicitées les puissances de l’imaginaire.
Notons que cette préoccupation artistique répond à cette affirmation de Charles Sanders Peirce selon laquelle le signe est action; action de créer des voies nouvelles de signification, action de déplacer sinon de dépasser les valeurs acquises et leurs modes perceptifs, action d’ouvrir de nouvelles perspectives; et, de façon essentielle: action de signifier. Si donc, à la base, la prise de vue est l’acte initial fondamental, le signe qui est produit porte bien sur le monde ambiant, saisi dans cette dérive au gré des rues et sur la conscience que nous en élaborons.
Action de signifier, donc. Cela implique qu’au-delà de la volonté courante de produire des images documentaires, il s’agit bien d’extraire les objets de leur position instrumentale pour les élever jusqu’à leur ipséité, c’est-à-dire les envisager selon une autre vérité d’eux-mêmes. Ce qui alors peut conduire à une autre intelligibilité du monde, fondée sur l’état de surprise, de perplexité, de trouble, provoquant la sensation esthétique.
Par ailleurs, avec la collecte des situations d’objets, Agnès Fornells rejoint les préoccupations de la «série» contemporaine, qui déplace l’accent sur la syntaxe plastique, les composantes picturales, affirmant une prédilection permettant la mise en œuvre d’un processus créatif. Ainsi, l’artiste organise-t-elle ses séries selon des «motivos» (motifs) où les images sont ordonnées en séquences rassemblant des formes apparentées: parmi elles, citons la série «apilamientos» présentant des accumulations d’objets (sacs en tas, agencements de matériaux de construction, bidons, pneus colorés, etc…; ou des signalétiques improvisées sur des obstacles de rue («precaución»); enfin celle où l’on découvre des dormeurs placés dans des situations singulières («descanso»). Par ailleurs, il y ces «fondos», ces vues frontales en cadrage serré de pans de murs extérieurs recouverts de traces diverses, qu’on peut voir comme des palimpsestes du temps… Le moindre détail de ces traces y fait sens, suggérant une approche proprement picturale.
On notera aussi la prégnance de la lettre, du graphe, du mot, du logo, comme thème iconographique (sous la forme de tags, plaques de rues, enseignes diverses). La lettre est un des marqueurs sociaux parmi les plus visibles et les plus pertinents. Mais entre le graffito fugace, invasif, la plaque de rue et l’enseigne géante, il y a une gradation de signaux qui révèlent des usages différenciés. Tous animent, accrochent, à des degrés divers, les mouvements du regard, sollicitant les ressources de l’imagination. Parmi les images proposées par l’artiste, la lettre y a donc une place privilégiée, car elle souligne, démarque les objets sculpturaux de la rue et les «fondos», témoins de la vie des surfaces murales. La lettre ainsi contribue plus que tout autre figure à la poétisation de l’espace. À ce titre, le cas du logo géant «Pan Pan Pan» est remarquable: tel que l’image nous le montre en un plan resserré, il nous interroge sur la nature de l’objet commercial à quoi il renvoie, en même temps qu’il relève du gag et de l’humour. Toujours est-il qu’un tel signal illustre ce que peut être l’étincellement de l’inventivité humaine, parmi tous les «motivos» rassemblés par l’artiste.
L’exposition montre enfin une série de photographies évoquant le procédé du collage. On a là affaire à une toute autre approche, où le lecteur d’image est dérouté par une sorte d’étrangeté visuelle, de trouble, dans la mesure où le sujet reconnaissable (objet, rue, ciel, arbre, flaque) chavire, porté qu’il est jusqu’à une dimension de renversement spéculaire. L’image produite nous introduit dans une sorte de rêverie où le procédé (l’art) du reflet est alors prégnant. L’artiste explique que les vues ont été prises en fixant le reflet du monde ambiant dans des flaques d’eau de la rue, renvoyant à l’idée que l’eau est rare à Mexico et qu’elle y est rationnée. Ainsi donc, «De l’autre côté de la flaque» est un titre tout à fait approprié pour viser l’intention de l’artiste composant des images où le sujet et confronté à sa réflexion dans le miroir d’eau, toujours dans le contexte de la rue.


De par leur cohérence thématique, les images photographiques d’Agnès Fornells témoignent d’une fidélité à un monde urbain dont elle a exploré et explore les ressources humaines, sociales, esthétiques. Elle élabore ainsi progressivement une œuvre où le lieu du sens n’est pas seulement celui d’un terrain ferme et balisé, mais plutôt celui des interstices entre les multiples facettes du réel qui s’offre au regard, dans le parcours dynamique entre l’image photographique et le monde.

Texte écrit à l’occasion de l’exposition Ciel & Suelo au Domaine du Département Pierresvives à Montpellier

Auteur·e

Poète français, né en 1951. Les rencontres avec le poète Bernard Vargaftig puis avec Philippe Jaccottet ont été déterminantes dans le développement de son travail d’écriture.
Au début des années 1990, il découvre l’enseignement du soufisme et s’initie à la culture et la spiritualité du monde arabo-musulman. Il consacre plusieurs essais à ce domaine dont celui dédié au grand soufi Husayn Mansur al-Hallâj (2010).
Il publie ses premiers livres de poésie aux éditions Fata Morgana. Dans les années 2000, il noue de nombreux liens avec poètes, écrivains et compositeurs. A ce jour, il a publié une vingtaine de livres (poésie, récits divers, nouvelles).
Joël-Claude Meffre s’intéresse aux arts plastiques : ses complicités avec les peintres et les plasticiens lui ont donné l’occasion de réaliser une quarantaine de livres d’artistes. Il écrit par ailleurs des textes pour les artistes plasticiens et les photographes.
Il fait partie du collectif d’artistes Méta-Skholè, avec l’artiste performatif Jean-Paul Thibeau.
Il est direction de publication de la revue en ligne ”Territoires visuels”.