Avez-vous croisé Pierre Ménard dans les sous-sols du musée ?.
Franck-Michel Estève
Dans le film Ghostbuster (Ivan Reitman, 1984), la première manifestation spectrale que rencontrent les chasseurs de fantômes, protagonistes centraux de l’histoire, se déroule dans le sous-sol d’une bibliothèque1
. On devine dans la manière dont Steven Le Priol évoque ce passage du film dans nos conversations, l’impact de cette scène sur l’enfant de douze ans qui la découvrait au cinéma, sans deviner qu’elle lui reviendrait presque quarante ans plus tard, alors que devenu artiste, un musée lui ouvrirait les portes de ses réserves documentaires.
Pour moi qui suis plus âgé, si je tente de me remémorer un spectre de cinéma, c’est le capitaine Gregg du film de Joseph Mankiewicz L’aventure de Madame Muir (1947) qui me revient en mémoire. Dans un cas comme dans l’autre, c’est autour du livre que s’articulent principalement ces présences spectrales : dans l’éternel réarrangement des ouvrages de la bibliothèque pour la première et dans la dictée post-mortem de ses mémoires de marin pour le second.
Que les musées et les bibliothèques soient hantés est une chose établie. Reste à savoir par quoi ou par qui ?
Lors de nos échanges, Steven Le Priol m’alertait sur l’existence d’une œuvre de Christian Boltanski nichée dans les sous-sols de la Cité de la Musique à Paris et dont, je l’avoue, j’ignorais tout avant qu’il ne m’en parle2
. Cette commande publique cachée dans les sous-sols du bâtiment renferme les archives des morts du conservatoire (c’est-à-dire, dans l’argot musical, les recalés du diplôme), ainsi que les projets architecturaux non retenus pour le bâtiment.
S’il m’en a parlé c’est qu’en visitant les réserves du Carré d’Art, il a découvert des boites à archives rangées par ordre alphabétique et portant la mention : Dossiers artistes reçus. Reçus mais pas retenus pour la plupart, ces dossiers proposent autant de différents formats, de types de papiers et de reliures qu’il faudrait explorer un jour. C’est donc ici qu’ils finissent me fit-il remarquer. Dans une ville où chaque excavation met à jour un vestige antique, il est amusant de noter que le musée reproduit d’une certaine manière en son sein ce principe de strates. Ainsi, les documents conservés au premier sous-sol descendent au second sous-sol quand on décide de les retirer des rayonnages où ils sont en libre consultation.
Mais qu’est-ce qui gouverne ces choix ?
L’actualité d’abord, qui nécessite que l’ancien fasse de la place au nouveau3
, mais également le cas des ouvrages qui font doublons, et cette idée de faire doublons tombe à point nommé quand on veut parler du travail de l’artiste.
Strates et doublons nous renvoient vers un autre fantôme de cinéma, celui de Vertigo (Alfred Hitchcock, 1958). Ce film, plus qu’un autre, est devenu un spectre qui hante la littérature critique et le cinéma lui-même, mais revenons-y un instant malgré tout. Le personnage féminin centrale de l’histoire joué par Kim Novak serait donc trois femmes réunies dans une seule : Carlotta, Madeleine et Judy4
. Carlotta hante Madeleine que Judy incarne sous le regard de James Stewart, l’histoire est connue. Ce qui me retient réellement ici c’est la scène précise de la forêt de séquoias où Judy/Madeleine/Carlotta parcourt de sa main les stries circulaires d’un tronc débité, image du temps organisé en strates, et fait cet aveux spectral : Je suis née quelque part par ici et je suis morte là.
À ce moment précis, Judy ne joue plus à être simplement Madeleine mais à être Madeleine qui serait Carlotta, vérifiant cette caractéristique essentielle de tout bon revenant qui consiste tout d’abord à revenir, bien entendu, mais à revenir différent5
.
Le même mais différent, c’est à bien y regarder ce qui gouverne en premier lieu le travail de Steven Le Priol. La réplique, le faux-semblant ou les paronymies sont autant d’expressions possibles de cette idée du différent/identique (et inversement) qui traverse son travail.
Je pense naturellement ici à sa collection de répliques, œuvre patiente faite de petites peintures qui reprennent des modèles approximatifs reproduits au plus près de leur étrangeté (sosies, statues de cire, plantes artificielles, etc…), mais je pense plus généralement à son goût pour la collecte de documents et d’images ambiguës.
Ambigu, le terme est sensible et mérite qu’on s’y attarde. En effet, nous vivons dans des sociétés qui ont tôt fait de considérer l’ambiguité comme problématique, à se crisper face à ces choses qui se refusent à dire clairement de quel côté elles se tiennent et résistent sans cesse aux catégorisations.
Étant acté pour Steven Le Priol qu’il n’existe pas d’image pure, et partant du principe que toute image est hantée par celles qui la précèdent, alors se met en place un jeu non plus des différences mais des similitudes.
C’est ici que le spectre d’Aby Warburg, père de l’iconologie, fait son entrée6
. La contribution essentielle de Warburg aura été de révéler les fantômes d’une Histoire de l’art qui refusait d’admettre être hantée par des réminiscences formelles. Non contente de se jouer des cohérences chronologiques, sa méthode annule également, dans une certaine mesure, les hiérarchies habituelles qui organisent ses différents registres. Bien qu’elles soient toutes les trois différentes, ce qui réunit Carlotta, Madeleine et Judy c’est l’organisation de leurs cheveux sous la forme du même chignon ; itération capillaire qui semble résister au temps, aux époques et aux modes. Ainsi, le port commun de ce chignon les ferait disparaître individuellement pour ne laisser survivre qu’une dernière figure qui serait la somme des trois réunies en une seule7
.
L’autre épisode historique que vient citer Steven Le Priol ici, c’est la période allant de 1913 à 1915 durant laquelle Marcel Duchamp renonce à être artiste et devient documentaliste à la bibliothèque Saint-Geneviève. Or justement, c’est durant cette période où il cherche à ne plus être artiste qu’il l’est peut-être le plus, en tous cas, c’est dans cette période qu’il accumule avec soin les munitions qu’il tirera plus tard8
.
C’est à partir de ces deux précédents que le travail de Steven Le Priol au centre de documentation du musée s’articule. Comme il le remarque lui-même, on se retrouve ici face à une somme vertigineuse de documents autour de l’art contemporain (auxquels s’ajoutent ceux remisés dans les réserves) qui réclament qu’on invente un itinéraire capable de les traverser tous. Hélas il faut bien admettre que cet itinéraire idéal n’existant pas, il s’avère nécessaire de se rabattre sur un autre, plus raisonnable. Le risque ici serait d’appuyer ses choix sur ce qu’on connait déjà, de refaire un chemin balisé construit à priori sur des intuitions aisément vérifiables. Face à cette situation, l’artiste décide de se concentrer sur quelques pistes organisées par notions, telles que : désordre, discours, spectre, tour, cartes et plans, mobilier, modèle, déguisement.
Pourquoi celles-ci ? Parce que d’après l’artiste toujours : elles se répondent en écho et tracent les limites d’un récit intériorisé de l’Histoire, qui existe ici aux dépens de tous les autres.
Admettons que l’existence de cette proposition renverrait donc à l’état de fantôme toutes les autres de la même manière que ce texte précis renvoie aux limbes tous les autres textes qui auraient pu exister à sa place. Cette proposition bouscule la question ontologique habituelle “pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ?“ en la remplaçant donc par celle-ci: “pourquoi y-a-t-il cela plutôt que tout le reste ?“
C’est un dernier bibliothécaire célèbre qui nous donne peut-être la réponse, mais pas là où nous l’attendons9
. Si Jorge-Luis Borges dans sa nouvelle la bibliothèque de Babel établit bien les conditions de préservation de tous les livres passés, présents et futurs dés lors qu’ils comportent 410 pages écrites à partir de 25 signes, c’est une autre fiction qui me revient ici. Dans sa nouvelle Pierre Ménard, auteur du Quichotte, Borges nous raconte l’histoire de cet écrivain qui s’emploie donc à réécrire le roman de Cervantes à l’identique et ne parvient au final à n’en produire que quelques passages de qualité supérieure. Pourquoi ? Parce que cette entreprise est vouée à l’échec par l’existence même du roman original qui la précède et de la connaissance de l’auteur de tous les commentaires qui en ont été faits. Pierre Ménard atteste donc bien de la double impossibilité de refaire ce qui a été fait tout comme celle de créer une œuvre ex nihilo sans que celle-ci ne soit hantée par toutes celles qui la précèdent.
Cet effet d’archive que Steven Le Priol cherche à explorer dans son travail autour du document répliqué trouve donc son écosystème idéal dans les rayonnages du centre de documentation, tout en contournant son système classique de classification par ordre alphabétique pour en explorer d’autres (similitudes, répétitions, paronymies, anagrammes, etc..).
Une dernière chose mérite qu’on s’y attarde, Borges établit dans sa nouvelle une liste bibliographique fictionnelle des textes de Pierre Ménard, dont la plupart a été publiée à Nîmes entre 1901 et 191410
. Il reste donc à se demander à quel moment et entre quels niveaux des sous-sols du musée Steven Le Priol croisera son spectre, si ce n’est déjà fait.