Le temps de l’éternel recommencement.
Marion Delage de Luget
La fatigue, pandémie de notre temps ? Aurait-elle son dynamisme, sa force propre ? Les insatiables et autres insatisfaits seraient-ils des fatigués ? Nietzsche n’est pas loin de le dire. Car plus qu’un symptôme du nihilisme, la fatigue semble selon lui être son origine même, le fondement de cette envie de rien, cette volonté du néant qui caractérise par-dessus tout l’homme moderne : « Désormais le spectacle qu’offre l’homme fatigue – qu’est-ce aujourd’hui que le nihilisme, sinon cela ?… Nous sommes fatigués de l’homme… ».1
La fatigue se donne en spectacle. Elle s’exhibe. Sous la forme d’une homogénéisation croissante, elle inhibe la capacité humaine à s’affirmer – à manifester avec quelque vigueur son être et sa différence, cette singularité propre à chacun par où la vie se manifeste. Car, comme le note très pertinemment Jean-Louis Chrétien, dans cette modernité nihiliste que Nietzche décrit, « […] l’homme n’a plus la force de dire oui, ni même à quoi dire oui. »2 . Pour quoi faire ? À quoi bon ? Avec la fatigue s’installe un pessimisme actif qui nie l’avenir. Et, en corrélat, la dimension mortifère de l’impuissance, où rien ne se passe véritablement. Rien parfois que l’effort – épuisant car stérile – de faire que quelque chose advienne.
Trop d’efforts pour qu’au final rien ne s’accomplisse ? Dans son travail de performance, Nicolas Puyjalon reprend parfois presque à la lettre ce constat nietzschéen. Cela est particulièrement frappant lorsqu’il réalise cette action si judicieusement nommée, Sortir la tête de l’eau3 : il commence par faire le tour d’une pièce en apposant haut sur les murs, à bout de bras, un trait de ruban adhésif bleu, puis s’ingénie ensuite par toute une série de moyens rocambolesques à « faire surface » en outrepassant cette « ligne d’eau ».
D’abord il gonfle quelques vessies, les noue le long d’un cordage dont il se ceinture comme d’un chapelet de flotteurs. Ensuite il déroule un autre adhésif, gris métallisé cette fois, afin de matérialiser sur un pan de cloison les barreaux d’une échelle. Harnaché de son encombrante bouée pour seul équipement, le voilà qui s’évertue alors – bien sûr sans grand succès – à gravir les échelons tout juste collés, à escalader les murs lisses et les encoignures totalement dépourvues de prises du lieu d’exposition. Pour s’aider, il gaine ses paumes et ses orteils en les entourant de scotch, mais l’adhérence est loin d’être suffisante : il patine, il retombe. Il tente de prendre appui du pied sur un radiateur, lequel menace aussitôt de céder. Nouvel essai. Il parvient momentanément à se suspendre du bout des doigts au mince chambranle de la porte, sans toutefois parvenir à s’y hisser bien haut. Dans un renfoncement, il obtient enfin quelques résultats : escaladant en opposition entre les parois, bras et jambes en grand écart comme lorsqu’on grimpe une cheminée, au prix d’un intense effort, il se hausse enfin suffisamment pour que le bout de son nez émerge un bref instant du seuil de la ligne bleue. La salle exulte, applaudit, encourage à poursuivre. Mais ce fugace morceau de bravoure a déjà trop coûté – pantelant, Nicolas Puyjalon jette un œil un brin désabusé vers la limitation, assurément hors de portée.
C’était dès le départ explicite, la performance ne concrétisera pas l’objectif énoncé. Nicolas Puyjalon a beau faire et refaire, l’ascension demeure d’évidence une prouesse asymptotique. Pourtant il persévère, opiniâtre. Il s’obstine. Comme une bravade, il réitère les mêmes mouvements inefficaces, les mêmes contorsions inopérantes. Il se démène, il se débat, il s’essouffle… en vain. Sortir la tête de l’eau, autrement dit arriver au terme d’une situation difficile ; et cet espoir se transmue en une quête dramatique. Le performeur est à bout, précisément parce qu’il n’en voit pas le bout : la tête irrémédiablement sous l’eau, s’acharnant à recommencer perpétuellement ces mêmes gestes infructueux. Condamné à l’absurde monotonie de la répétition, enfermé dans un cycle, il s’épuise. Fatigué, il éprouve l’éternel retour, dans tout ce que la notion peut signifier de négatif. Tout se répète et tout se répète pareillement, cette structure cyclique exprimant tout le pathétique d’un circuit fermé. Éternel retour du même, de l’identique, du toujours pareil. Sans but, sans finalité ni horizon, le performeur, c’est-à-dire l’homme fatigué qu’il incarne, accuse l’inlassable retour d’un temps qui, figé dans sa course circulaire, revient encore et encore. Ainsi le temps de la fatigue, c’est l’éternité – c’est la mort.
C’est le temps de Sisyphe, condamné à faire rouler jusqu’en haut d’une colline un gigantesque rocher qui en redescendait chaque fois avant de parvenir au sommet. Sisyphe donc contraint à recommencer perpétuellement, son épuisante tâche. Une condition tragique car irréversible. Et pourtant, bien que fatigué, Sisyphe persévère, son effort acharné venant du coup lui-même participer de ce flux incessant : au lieu de se rendre, avec quelle détermination obstinée il rate, à chaque nouvel élan, le but libérateur que son entêtement promet. Mais voilà. L’« à nouveau » de la fatigue ne donne de fait jamais lieu à rien de neuf. Le re-commencement qui la caractérise n’augure aucune échappée, chaque nouvelle amorce anticipant seulement le tracé en boucle d’un seul et même chemin maintes fois parcouru. Et connu, voire re-connu d’avance.