Tendre l’oreille, la main, à la mémoire du lieu.

Lucie Taïeb

Ce qui nous happe à la première image: le cadre. Une main, une cuve, et lorsqu’enfin le lourd couvercle est soulevé: des voix qui sourdent de l’eau. La première attention est portée à « ce qui est ». Cette forêt, cette rivière. Le personnage qui évolue ici n’est que le relais, l’incarnation d’une forme de perception: patiente, curieuse, au contact du monde. Portant une pierre de la rivière à son oreille comme une conque. Le son est stratifié, et on ne sait pas d’abord de quoi il est question, ni s’il doit être question de quelque chose, car pour le savoir, il faut d’abord regarder attentivement, écouter l’eau, les pierres: voix, crépitement métallique ou peut-être magnétique, tremblement - entrailles.

L’humain montré comme animal capteur: mains posées sur deux hautes feuilles, front contre la mousse humide, plan proche autour de l’oreille, dans la pénombre, ornée d’un anneau, comme souvenir lointain d’une jeune fille à la perle. Laura Molton n’oublie jamais, semble-t-il que ses images s’inscrivent dans une histoire, une histoire des images, précisément, et on perçoit en les regardant des échos de beauté, sans pourtant que jamais l’objet soit esthétisé.
Le premier tiers du film passe ainsi, au bord de l’eau, en compagnie de ce garçon souvent immobile, concentré, étonnamment placide. Puis deux femmes émiettent une sorte de terre sombre sur une branche de bois, inventent des gestes, de nouveau cadre rapproché sur les mains plutôt que sur les visages. On attrape cette phrase, à propos de Haguais, qui parlent peu, et en particulier du nucléaire. Aux gestes de ces mains, comme un rituel d’enfance dans la forêt (l’eau n’est jamais loin) répondent ceux de laborantins qui prélèvent l’eau de la rivière, et mesurent. La voix reprend, « j’ai joué enfant dans cette rivière ». Puis la jeune femme a appris que l’eau était « plus contaminée ou plus radioactive que la moyenne » - et s’interroge sur ce que cela peut bien signifier, exactement.

Les sons, les crépitements présents depuis le début du film, revêtent une autre signification: faire entendre ce qui ne se perçoit pas ici autrement: la présence d’une contamination invisible. Toucher le monde, l’approcher, prend alors également un autre sens: la terre, l’eau, les arbres, le paysage vu et vécu de près recèlent des propriétés particulières, détectables uniquement après analyse, et potentiellement (mais à quel point?) dangereuses. La voix poursuit: « et ça fait bizarre parce que j’avais les pieds dedans quasiment toute mon enfance. ».
Du traitement des déchets nucléaires non comme problème abstrait, enjeu politique, environnemental, mais comme aspect intrinsèque d’un lieu de vie. Autrement dit: le politique, l’action environnementale n’ont rien d’abstrait. Il est question de la rivière dans laquelle se déroule une enfance.

Ainsi strate après strate, l’oeuvre, dans sa linéarité, tisse la complexité d’une relation à la terre et au temps. Car d’emblée, les voix qui résonnent du fond de la cuve évoquent la présence du passé dans le paysage, et les mémoires qui restent entremêlées à la matérialité du monde. Désormais on accompagne un homme qui redécouvre les archives familiales, celles d’une lutte anti-nucléaire que son père a documentée au plus près. Dans la cave, qui a pris l’eau, il déballe les cartons et raconte, celle qui filme est présente, hors champ, elle pose des questions, ou ponctue simplement le discours de l’homme, qui est montré en train de faire, et non seulement en train de parler: ouvrir, regarder, s’étonner, s’approcher d’un autre carton, sortir des piles de papier, rire, se réjouir de retrouver tel souvenir, projeter de passer son temps libre, plus tard, à classer ces archives reléguées à la cave - depuis combien de temps? Et le montage donne à voir, insérées dans cette séquence, les images d’archives de l’enfouissement de fûts sur d’impressionnantes surfaces, dans le paysage. Ici et là enfouir, recouvrir, oublier un temps puis: ne pas se résoudre à oublier.

Quelle patience aura-t-il fallu à Laura Molton, qui n’est pas haguaise, pour gagner la confiance de celles et ceux qui s’adressent à elle, partagent avec elle leurs souvenirs, disent un peu de leur relation à cette terre « abîmée »? C’est à présent la lecture et la traduction d’un poème du poète haguais Côtis-Capel, dans le salon d’une jeune femme, qui devient séance de remémoration.
Peut-être qu’au juste il n’était question que de cela, dès le départ: l’attachement à une terre, à un pays. La manière dont une région agricole subit une mutation involontaire, lorsque les terres sont ouvertes pour y stocker ces déchets nucléaires qu’il faut bien reléguer quelque part. Avec la mutation disparaissent aussi peu à peu ceux qui avaient mémoire de ce lien à la terre. Le poème (et avec lui le film) encapsule cette mémoire qui resurgit, lorsqu’une voix hésitante, émue, le lit dans son patois, cherche la traduction vers le français. Exercice d’écoute, ici encore, non plus de la rivière et de ses pierres, mais du texte lui-même qui est un témoignage.
Au cours de la dernière séquence, filmée au ras de la végétation, du contact avec une eau qui s’y déverse, on comprend, sans savoir exactement comment cela s’est fait: on a reçu, presque à notre insu, comme un don, durant cette heure brève qu’aura duré l’oeuvre de Laura Molton.