La terre puis le territoire.

Paul de Sorbier

« L’histoire d’un ruisseau, même de celui qui naît et se perd dans la mousse, est l’histoire de l’infini » 1

« L’île nue » est un film de Kanedo Shindô2 reposant sur une étendue d’eau, véritable âme. Dans cette œuvre, le volume aqueux est érigé en seul témoin et gardien de la mémoire d’individus isolés, emblématiques des simples que l’histoire habituellement refoule : un père, une mère et un fils ; trois paysans qui s’évertuent à survivre dans un îlet, minuscule morceau de terre pris en étau entre une terre desséchée et le soleil. Cet acte de préservation, qu’opère poétiquement la présence de l’eau, entre en résonance avec un dessein de Christian Boltanski3 .

L’artiste enregistra le son des battements de cœurs de plusieurs dizaines de milliers de personnes pour les rassembler dans une île : une terre que clôt la mer du Japon et qu’arpentait, certainement jadis, une famille sociologiquement cousine de celle héroïne du film de Kanedo Shindô. Aujourd’hui, enserrant ce havre de la multitude réunie, l’eau veille sur les cœurs et, pourquoi pas, propage les battements sauvés par ondes aussi furtives que vaillantes.

Pour son exposition à la Maison Salvan, Laura Molton aborde précisément l’eau pour ce qu’elle contient et ce qu’elle emporte avec elle. Elle s’intéresse à une malédiction qui s’en empara alors qu’une usine s’implanta sans tenir compte de sa présence, sans s’annoncer aux populations qui en ruisselaient depuis toujours. Les hommes et les femmes furent abusés par les lumières industrielles. Ils travaillèrent pour elles, oubliant « la geste agricole4  » et profitant du développement « d’une terre devenue territoire ». Que reste-il de cette fracture ? Une mémoire tarie et une pollution fantomatique que les sources diffusent par la conduction de l’atome. Cette pollution – on la sait mais on la refoule – résulte de la construction de l’usine de retraitement de la Hague qui, depuis 1966, emmagasine et retraite des déchets radioactifs. Cette pollution est aussi présente ailleurs, dans une contamination des mémoires, d’endolorissement des esprits. Que sait-on du temps d’avant, du temps d’un mode de vie alternatif et de la militance pour une autre péninsule du Cotentin ? Seul le présent semble dorénavant importer et l’usine brille de présent.

En réaction, avec espoir, Laura montre des individualités résistantes et agissantes qui aspirent à un « territoire également terre ». La première séquence, ouvrant l’exposition, dépeint des mains qui osent franchir une frontière. Elles ouvrent un couvercle et surgit alors le flux de l’eau, le flux d’informations et le flux du film de l’artiste lui-même : il « s’ébranle » ; il entame sa fabrication tout autant que sa diffusion en direction des visiteurs et des visiteuses. Ces mains s’avèrent d’ailleurs surprises par le potentiel qui surgit de la source atteinte ; une voix en sort, un peu balbutiante mais soulignant l’idée qu’une enquête est possible et qu’elle va précisément commencer. En arrêt un certain temps, elles disparaissent finalement pour laisser place à un dernier plan de coupe : un personnage – l’artiste, disons-le – s’échappe et nous emporte dans son sillage. Le film débute peut-être vraiment.

Laura nous propose alors d’observer un jeune homme, vêtu de manière contemporaine, mais dont le comportement se montre interloquant, presque animal et parfaitement adapté au milieu ripisylvaire où il évolue. Il se contorsionne et épouse de tout son corps la géographie qui s’offre à lui. Il entre en contact avec l’eau, ses bras se présentant comme de véritables connecteurs. L’énergie qui en provient – le pouls battant, le sang affluant – rencontre celle d’un ruisseau. Sourd alors une matière sonore enfouie, spectrale, encore faiblement identifiable à ce stade du film et de l’exposition. Une forme d’inquiétude point aussi et la mémoire des films de Kyoshi Kurosawa affleure. Comme le cinéaste a une manière sans nul pareil de faire naitre la tension et le trouble avec des moyens ténus, ici, par exemple, avec peu d’effets, la boucle d’oreille du personnage filmé par Laura avec insistance acquiert une étrangeté maximale. Est-ce un implant, une trace de mutation, un stigmate ? Tandis que les « paroles de l’eau » deviennent davantage identifiables, une nouvelle séquence est proposée par l’artiste, plus lumineuse, plus collective. Un dialogue à deux voix se noue peu à peu. Des mains plus assurées, comme si elles recouraient à des gestes usuels, s’attèlent de nouveau à « ouvrir » le passé en manipulant une matière noire. Une archive sonore est avivée et se retrouve insérée dans le montage. Elle énonce distinctement la question du nucléaire.

Maintenant que le sujet est formulé, Laura poursuit son enquête pudique et poétique dans l’enfilade des salles et des projections de l’exposition. Des chercheurs militants s’attèlent à prélever de l’eau et à l’analyser. Une habitante rappelle des souvenirs et laisse entendre que le nucléaire infiltre silencieusement l’inconscient et l’imaginaire des perceptions d’enfants. Un homme puise dans des archives enfouies, abimées. Il trie, s’émeut de ses découvertes, à la valeur intime et collective, et peine à caractériser ce qu’il reçoit. Une femme aborde un poème et s’essaie difficilement à sa traduction dans un rapport de connivence avec l’artiste qui tient la caméra. Des mains apparaissent de nouveau dans la dernière salle pour prendre soin d’un végétal caractéristique des dunes du nord de la France, la tortule, dont la nature se montre pleinement résiliente en raison de sa faculté de « reviviscence ».

Ce à quoi le spectateur et la spectatrice assistent constitue un ensemble organique : un essai documentaire d’auteure dont le montage est diffracté en cinq projections et dont la mise en espace implique une installation immersive. Les écrans dressés, littéralement reliés au mur, apparaissent comme les pages d’un livre ouvert. Le matériel est entièrement à la vue, au sol. L’artiste, est en quête de ce qui est masqué, pourquoi alors enfouir un dispositif, c’est-à-dire tout ce qui permet la manifestation des images et des sons de l’exposition ? Enfin, l’artiste dessine la présence des câbles, elles façonnent des circulations, des espaces, une forme de cartographie. Celle-ci « répare » ; elle est, pourquoi pas, une réponse à la manière dont le site nucléaire de la Hague est nébuleux, un territoire d’enfouissement des déchets, des paroles, des mémoires, des réalités de l’atteinte à l’environnement. D’ailleurs, il ne se montre pas autrement, sur les cartes satellites, qu’au travers de quelques pixels. Triste camouflage numérique d’une réalité industrielle plastronnant au cœur du doux bocage normand.
Dans « remonter les rivières », le médium sonore – agrégeant des sons captés, composés et d’archives – se présente comme central. Il manifeste l’invisible, l’atome tapi qui infiltre captieusement la terre et les corps. Il suggère le passé et la mémoire enfouie d’un temps où la terre était agricole, d’un lieu où humains et environnement échangeaient. D’une tonalité fantastique et inquiétante, parfois, il exprime aussi un milieu en tension depuis l’arrivée de ce que l’on nomme pudiquement l’usine. Cette dimension sonore du projet filmique peut de prime abord sembler ténue, discrète – compte tenu de l’importance des images – mais elle se révèle décisive : tout en « renseignant » le spectateur et la spectatrice sur ce qui est enfoui, caché – c’est-à-dire l’enjeu concret du film –, elle permet à l’artiste de laisser sa caméra du côté de l’espoir, auprès du végétal et des êtres alliés. Laura n’a ainsi plus « besoin » de figurer le vil paysage industriel que, de toute façon, l’on ne voudrait pas voir exister.
Et, reprenant un peu de distance avec l’exposition, nous nous interrogeons. Le sujet de Laura n’est peut- être pas celui de la mort qu’est l’atome. Le nucléaire n’est-il pas devenu, finalement, un déclencheur pour s’intéresser à sa contreforme, son ennemi, c’est-à-dire la vie ? Ce à quoi prête attention l’artiste, tout au long des séquences du film, c’est à la poésie, à l’eau, au végétal, aux âmes rencontrées et conviées. Effectivement, par ce projet, l’artiste est résolument du côté du soin. Elle concourt à libérer la parole, à préciser les mémoires, à rendre acteurs les corps et, par-là, à filtrer l’eau d’un ruisseau jusqu’à « la dernière petite goutte [qui fera ainsi] encore vivre 5 »

Texte publié dans le cadre de remonter les rivières, exposition personnelle de Laura Molton à La Maison Salvan, Labège, 2023

Auteur·e

Paul de Sorbier, au travers du projet de la Maison Salvan dont il est responsable, accompagne des artistes en résidence, apporte un regard sur des démarches qui murissent, des œuvres qui se façonnent. Il construit également avec eux des expositions et aborde le domaine de l’édition.

Notes

  1. Élisée Reclus, Histoire d’un ruisseau, 1869
  2. Kaneto Shindô, L’île nue, 94 mn, 1960.
  3. Christian Boltanski, Les archives du cœur.
  4. Voir comment Armand Robin aborde le mode de vie agricole (Le temps qu’il fait, Paris, Gallimard, 1942).
  5. Jean Giono, Que ma joie demeure, Paris, Grasset, 1935.