Les dialogueur·euse·x·s.
Marie DuPasquier

Anna Meschiari, Les dialoguer·euse·x·s, 2024, acrylique sur toile, impression sérigraphie, 17 pans, 600 x 150 cm
Refresh, refresh
Direi qualcosa di autentico, et pourquoi pas en deuxième plan. L’architecture selon lui avait une fonction au service de la vérité. C’est tout.
Ah oui, c’est peut-être ça. C’est dans une sorte d’à-peu-près, il faut se donner des contraintes pour pouvoir reconstruire les filiations des dialogueur·euse·x·s
Oui, construisons une filiation, Kitty l’avait vu, l’avait expérimenté́ sur une grenouille.
C’était bizarre.
C’était vraiment une autre époque, les dialogueur.euse.x.s n’avaient pas encore découvert les autres trucs.
Au départ, il y a une liste de tissus avec mention de tende « opalina » retrouvée au détour de repérages. Avec son papier légèrement défraichi et son logo intemporel, la note indique une collaboration entre la designeuse-textile italienne Renata Bonfanti et l’architecte Angelo Mangiarotti pour les nouveaux intérieurs du Club 44. Cette pièce d’archive, à priori de moindre valeur en regard d’autres documents tels que plans ou contrats, n’en est pas moins une composante de cette histoire : celle des relations entre l’Italie du Nord et La Chaux-de-Fonds des années 1950-1960 sur fond d’effervescence novatrice, celle des liens entre les représentants de différents corps de métier considérant l’espace, la lumière, les aménagements et les pièces de design comme un ensemble cohérent1 . La note nous informe sur les étoffes choisies pour les rideaux du Club 44 mais elle soulève aussi des questions et évoque les lacunes de connaissance inhérentes aux documents préservés.
Anna Meschiari s’installe justement dans ces brèches. Elle travaille avec les trames narratives existantes autant qu’avec leurs coupures et les ellipses formées par le temps, pour leur potentiel de projections, de fantaisies et d’ouverture de possibles conjectures. L’artiste s’infiltre dans les archives du Club 44 et s’empare des lieux avec son installation Les dialogueur·euse·x·s. Elle articule œuvre textile et murale, pièce sonore, archives papier et audiovisuelle. Elle ne comble pas mais recompose.
De longues toiles fines suspendues à 6 mètres de haut par l’artiste parent le pourtour de la salle. Des rideaux habillent les grandes baies vitrées du bâtiment depuis son origine en 1912 et ont été imprégnés par les paroles de près de 2800 conférences et assurent encore aujourd’hui la continuité fluide entre intérieur et extérieur. L’artiste se réapproprie cette « doublure »2 de l’architecture alors que la texture et les tonalités se démarquent de celles de l’environnement direct. Son nuancier se distancie de la Polychromie Architecturale3 investiguée pour se rapprocher de teintes éclectiques, élaborées à partir d’acryliques terreuses à acides, adoucies par dilution. Les 30 mètres de toile à beurre d’Anna Meschiari et l’apparition en contre-jour d’un code répété en sérigraphie rejouent les apparences industrielles. Pourtant, les tentures semblent porteuses d’une nouvelle intimité et redéfinissent la substance de cet intérieur.

Anna Meschiari, Les dialoguer·euse·x·s, 2024, acrylique sur toile, impression sérigraphie, 17 pans, 600 x 150 cm, détail
« 010000X010010000000…». Une écoute attentive permet de distinguer le code avant qu’il ne se fonde parmi les voix de la pièce sonore diffusée, avant qu’il ne se mue en entité quasi personnifiée infusant peu à peu son entourage. « Le truc s’approche, ça ne sent pas, on dirait une image, ça évolue, ça ne reste pas stable, ça ne marche pas non plus, plutôt ça glisse en quelque sorte ». Les voix sont celles des dialogueur-euse-x-s. Ce sont aussi les voix d’Anna Meschiari qui se mêlent à celles des conférencières qui ont traversé l’histoire du Club 44, comme la biologiste Kitty Ponse en 1953 ou l’astrologue Elizabeth Teissier en 1980, qu’elle a captées lors de ses recherches et incorporé dans sa pièce sonore 010000X010010000000.
La répétition et la déclinaison de motifs, dans un ensemble architectural dans lequel design, arts graphiques et textiles se répondent, font partie de la manière dont le Club 44 a été repensé dès 1957. Son identité visuelle corporate et ses variations de logo cohérentes proviennent largement des pratiques de communication alors en vigueur dans l’industrie horlogère de La Chaux-de-Fonds. Anna Meschiari complète sa proposition avec un large papier peint aux éclats métalliques et offre une version renouvelée, intemporelle, moins définitive et pourtant familière d’un motif multiplié et décliné. Une systématique qui entre en résonnance avec celle des programmes de conférences des années 1950-1970 conservés méthodiquement par l’institution.
À travers son installation l’artiste propose non seulement une relecture de l’espace architectural et de ses composantes mais elle réinterprète également les gestes et modes opératoires qui l’ont prédéterminé. Anna Meschiari tisse sa trame à partir d’éléments composites mêlant pièces d’archive de l’institution ou de la
région, mais aussi fractions de textes, textiles, sons et images existants ou qui auraient pu exister. Leur imbrication lui permet de glisser vers la fiction, vers une vision futuriste du lieu et de ses archives en devenir. Elle nous invite à revoir notre conception non seulement des espaces et de leur histoire mais aussi celle du temps. Plus qu’une narration, c’est une composition que l’artiste nous livre. L’exposition Les dialogueur·euse·x·s colle aux murs du Club 44 et fait corps avec l’identité du lieu, en toile de fond. Elle prend sa place pour devenir le nouveau support des paroles à venir. Elle est l’œuvre dont nous retrouverions la trace aujourd’hui.