Valérie du Chéné. Être artiste, être ensemble.
Johana Carrier
Au départ, il y a un questionnement, celui de la place de l’artiste dans le monde, de son rôle et de son impact sur la société. Valérie du Chéné se pose ces questions dès 2000, alors qu’elle est en résidence à Rio de Janeiro et que des émeutes y éclatent. Confrontée à une réalité sociale, politique, individuelle dont elle n’appréhende pas tous les ressorts, elle va répondre par son travail à ses interrogations sur ce que peut signifier d’être artiste dans cette crise. Elle va ainsi réaliser des collages à partir de titres de journaux qu’elle associe à des dessins où elle réinterprète les faits. Les saynètes sont dessinées au trait avec une économie de moyens où seules les actions et la violence sont représentées, avec aussi quelques diagrammes et cartes. L’approche frontale, voire factuelle, révèle une tentative de connecter avec un contexte tant étranger que difficile à vivre, et de mise à distance des événements pour mieux les comprendre. Pendant la crise du Covid, époque 1er confinement au printemps 2020, ce travail à partir des journaux reprend, mais sous la forme d’un ping pong dessin-texte avec l’historienne Arlette Farge [Le Piège, 2020], avec qui l’artiste entretient une relation étroite depuis plusieurs années.
Ces dialogues sont typiques de la méthode de Valérie du Chéné, qui place la rencontre et la collecte d’histoires orales au centre du processus. C’est ainsi qu’elle a mené des projets dans un centre d’art associé à un hôpital psychiatrique où les visiteurs lui racontent un événement marquant de leur vie [Bureau des ex-voto laïques, 20061
] ; dans différentes villes en France et au Japon où des habitants lui décrivent un lieu extérieur, réel ou imaginaire [Lieux dits, 2009-20102
] ; dans le hall d’un immeuble, en discussion avec ses résidents [Incidence, 20133
] ; ou encore dans une prison où elle mène, notamment, des entretiens avec des détenus [En mains propres, 2014-20154
]. Toutes ces rencontres et ces paroles forment la matière première d’œuvres qu’elle réalisera ensuite.
Si Valérie du Chéné procède avec méthode (questionnaires, prises de notes et de croquis, fiches techniques, journal de bord…), si elle analyse les données recueillies, le cadre mis en place lui permet finalement de se débarrasser d’un certain nombre de questions pour foncer, avec une énergie forte et singulière, vers la réalisation5
. Et la magie opère car les œuvres s’émancipent totalement de ces données pour atteindre une existence propre.
Valérie du Chéné dit qu’il est important pour elle de mettre au jour des mécanismes de vie ou des éléments de volumes invisibles. Car il en va de même quand elle travaille en volume ou dans l’espace, intérieur et extérieur, et c’est souvent la couleur qui vient en souligner les éléments constitutifs. Le travail sur les pierres [Les Laborieuses, 2021, puis Les Dormantes, 2022] en est typique, autant que poétique. Elle extrait les pierres de la garrigue des Corbières où elle vit et travaille, elle les lave, les brosse et les peint par couches successives avec différentes couleurs pour en révéler les nombreuses facettes6
. Les catégories se mélangent, la distinction entre sculpture et peinture s’efface, l’une engendrant l’autre, et vice-versa, tandis que plan et volume se rassemblent en un seul objet7
. Les pierres sont mutiques, mais la couleur peut être bavarde et former un paysage à travers le velouté de la matière. Et quand l’artiste ramène ses pierres dans la garrigue pour les filmer en compagnie du bruit du vent, elle leur donne vie et cherche à leur faire raconter une histoire8
.
Dans l’exposition Toujours solaire (2020)9
, les pierres sont associées à une peinture murale monumentale qui se déploie sur plusieurs étages. Le spectateur qui les arpente fait l’expérience de la couleur, marche dedans, son « corps [comme] embarqué dans l’espace »10
.
Quant aux films expérimentaux que Valérie du Chéné réalise ces dernières années avec l’artiste Régis Pinault, ils procèdent eux aussi de cette démarche partagée. Travail de longue haleine, ils les préparent à travers des recherches historiques et géographiques, mais surtout un dialogue formel entre eux, qui résulte en dessins, peintures et objets – sans parler des situations ni des rencontres –, et qui délègue, à nouveau, l’origine à un processus. Les œuvres et les films ainsi produits, signés des deux artistes sans autre précision, traduisent leurs échanges et une méthode qui est certainement un moyen, pour elle, de s’éloigner de sa zone de confort pour, toujours, se dépasser.