Entretien avec Arlette Farge.
Arlette Farge et Valérie du Chéné
Arlette Farge : Une exposition se tient actuellement à Sète, dans l’Hérault, au Centre Régional d’art Contemporain, avec l’intitulé suivant Nos troubles. Elle aura lieu jusqu’au 12 janvier 2003.
Nos troubles, le titre renvoie à une sorte de communauté partagée d’artistes qui ressent ensemble et différemment du trouble, des troubles. C’est déjà quelque chose du présent qui se situe par rapport à un ailleurs ou à une autre fois. Parmi les œuvres exposées il y a des photos, des dessins, ceux de Valérie du Chéné que j’ai invitée aujourd’hui pour nous en parler. J’avais déjà remarqué ses dessins dans une émission que j’avais faite, il y a un an ou deux ans à propos des dessins des étudiants des Beaux-Arts. Étant donné son actualité, cette exposition à Sète, j’ai trouvé intéressant qu’elle puisse venir ici parler de ses dessins.
Ils sont 70 exposés dans ce CRAC et ce sont des dessins urbains. Des dessins urbains et violents à la ligne épurée, un corps n’est qu’un contour comme une trace de, en couleur, plusieurs couleurs, peu, du rouge, du vert, de l’orange, du noir surtout, souvent du marron, mais c’est aussi l’expression de mouvements amples et décidés. Ce sont des dessins que l’on ressent comme une signature, comme une impression forte et grande, donnés d’un coup de crayon.
Netteté, précision du dessin bien sûr, mais aussi violence des situations, beaucoup de ces dessins se passent au Brésil. Comme des traits, des traits sûrs d’eux-mêmes ou implacablement, pour ces dessins de Rio, la police et des hommes armés s’affrontent le plus souvent. Quelque chose qui ressemble au tracé que l’on dessine à la craie sur la chaussée quand il vient d’y avoir un crime, dont la police arrive et qu’elle entoure le cadavre avant de faire les expertises. Des morts, des voitures de police, un cercueil, un métro, des armes, des personnes à la fenêtre, une école, des rébellions de mineurs.
La ville n’est pas représentée, il n’y a pas de décor, un trait, un seul quelquefois, elle est dans le blanc de cette page, on l’imagine, encore plus présente peut-être que si elle était représentée. Simplicité du dessin d’enfant ? L’enfant ne résume pas toujours ainsi, je crois, le trouble qui l’envahit à la vue de scènes de rue saisissantes.
Alors Valérie du Chéné, est-ce que vous faites un travail engagé, est-ce que vous dessinez comme vous respirez, est-ce que vous dessinez comme par des pulsions qui ont rapport au présent ?
Valérie du Chéné : Par rapport aux dessins de Rio cela venait surtout d’une situation où j’étais. Je pourrais peut-être recadrer la situation. C’était en 2000, j’étais à Rio et trois semaines avant que je reparte à Paris, il y a eu une montée de violence assez sensible. Je me trouvais dans un quartier assez tranquille, dans un appartement assez beau et c’est vrai que je ne savais pas trop quoi faire, mais en même temps je me sentais un peu concernée parce que ça faisait quatre mois que j’étais à Rio. J’ai donc décidé de faire des dessins d’après des photos de coupures de journaux, donc ce ne sont pas des dessins qui ont été faits en direct, c’est important à dire, ils sont indirects. Tous les jours je prenais deux journaux, O Globo qui correspond à peu près au journal Le Monde, et O Dia qui pourrait correspondre au journal Le Parisien. Avec ces deux journaux, je sélectionnais certaines photos, souvent elles étaient en première page, mais pas forcément. Ensuite, je les regardais puis je faisais un dessin d’après ces photos. J’ai utilisé un papier qui ressemble au papier journal parce qu’il est relativement courant et économique. J’ai utilisé le feutre, c’est un choix important, car le trait peut faire penser aux contours des cadavres au sol, mais en même temps je voulais utiliser ce matériau qui est un peu « léger » au moyen de son prix et sa durée de vie. En même temps je montre des scènes violentes, mais, avec ce trait, le côté léger fait un contraste qui pour moi correspond à Rio et au Brésil. Le feutre était vraiment le matériau qui allait avec le sujet que je voulais choisir.
AF : Ce que je trouve intéressant dans ce que vous venez de dire, c’est cette espèce de superposition, en tout cas dans votre tête ou dans l’élaboration du dessin entre la photo et ce que vous allez créer. Vous avez d’abord besoin de la photographie pour établir votre dessin.
VC : J’en avais d’autant plus besoin que je ne pouvais pas me promener dans les favelas pour regarder et faire mes dessins comme on peut faire des croquis de vues.
AF : Non, sur le vif, j’entends bien, mais vous auriez pu être au courant de la situation et l’imaginer, là vous avez pris le support de la photographie.
VC : Oui, parce que j’avais entre les mains des journaux de tous les jours, ce sont ces photos qui m’y ont fait penser.
AF : Comment avez-vous pu inscrire ces dessins dans cette exposition générale où vous allez exposer à Sète le 15 novembre? Puisqu’elle s’appelle Nos Troubles et comme je le dis, j’avais le sentiment d’une communauté partagée. Est-ce que c’est une communauté partagée de gens engagés, si cela veut dire encore quelque chose aujourd’hui, ou des gens qui ont un sentiment de prise de position par rapport à un présent?
VC : Je pense que les dessins du Brésil ont été sélectionnés entre autres pour ça.
AF : Et les autres artistes qui vous accompagnent dans cette exposition ?
VC : Le titre de l’exposition Nos Troubles a forcément un lien avec les évènements d’aujourd’hui.
AF : Vos dessins donnent l’impression d’une rapidité, d’un éclat, d’une vigueur, quelque chose entre le cinéma, la photo et l’instantané ; je pense que c’est une vision. Est-ce votre rapport au monde que vous exprimez là ?
VC : Bien sûr mais il ne faut pas oublier que j’étais à Rio, et je pense que n’importe qui à Rio, par rapport à son travail, par rapport à des choses comme la violence va faire quelque chose.
AF : Vous êtes optimiste ! Il y a des gens qui n’en feraient rien, mais vous, vous l’avez fait.
VC : J’ai un travail un peu concret. J’étais aux Beaux-Arts de Rio, c’est un endroit où l’on a l’impression d’être un peu retiré du monde, c’est un vieux palais dans une forêt tropicale, donc on peut ne pas « entendre » ce qui se passe dans la ville. C’est vrai que de faire ces dessins m’a fait du bien d’autant plus que cela faisait deux ou trois ans que je ne dessinais presque plus. Ce sont ces évènements qui m’ont fait reprendre le dessin régulièrement.
AF : Toujours de cette manière ?
VC : Cela dépend, pour les dessins de Rio, vous avez parlé de dénonciation, mais c’est aussi une transcription. Les dessins que je fais d’après des évènements absurdes de la vie quotidienne sont aussi des transcriptions. Je pars toujours du réel que je choisis, qui est souvent absurde, parfois violent, mais cela dépend beaucoup aussi du contexte dans lequel je suis.
AF : Le terme transcription est très juste, plus juste que dénonciation. Dans “transcription” il y a quelque chose de fort parce qu’il n’y a pas de décor, ça, c’est extraordinaire.
VC : Oui, je n’avais pas réalisé cela tout de suite, mais c’est vrai qu’il n’y a pas de décor, dans la photo il y a tout un décor. Je voulais vraiment montrer des choses précises, surtout des actions avec les gens, et c’est pour ça que je n’ai pas mis de décor. Je n’y ai pas réfléchi en même temps que je faisais mes dessins, mais je voulais les rendre le plus lisibles et le plus communicatifs possible. Sur une période de dix jours, j’ai dessiné d’après des photos de journaux que j’avais sélectionnées puis j’ai arrêté.
J’ai acheté un carnet du même format que les dessins (un peu plus grand que le format A5) et je les ai mis dans des pochettes. Ensuite mon but était de les montrer à tous les gens que je rencontrais, que je connaissais, qui venaient de tout milieu. Pour moi, montrer ces dessins, était d’une importance fondamentale.
AF : Ce dispositif dont vous parlez c’est de l’art action, montrer c’est agir.
VC : Quand je suis revenue à Paris, ça faisait deux semaines que j’avais fait mes dessins. J’ai entendu dire qu’il y avait une sélection pour une exposition de dessins aux Beaux-arts de Paris. J’y suis allée car c’était encore fondamental pour moi de les montrer.
AF : L’urgence de montrer, l’urgence de transcrire, en fait vos dessins donnent une impression d’urgence. Pourquoi au milieu de cette série y a-t-il une mystérieuse carte ?
VC : C’est la météo.
AF : Pour ceux qui ne peuvent pas voir, c’est un dessin, un trait avec quelques quartiers, des nuages en bleu, un peu de soleil et un peu de géographie. Pourquoi la météo au milieu des violences ?
VC : A Rio il fait souvent beau et chaud, c’est ce contraste avec la violence que j’ai perçue dans la ville. Et même dans le côté un peu absurde du titre du dessin « la police tue sur la ligne jaune », il est lié au fait que les autoroutes n’ont pas de numéro, mais des couleurs. Et pour contrebalancer sur des évènements violents, je trouvais utile de mettre une carte météo comme un autre mouvement.
AF : On pourrait dire aussi que vous avez un réel attrait, une réelle obsession pour les véhicules. Quand vous dessinez la police bien sûr il y a les voitures de police, mais vous avez fait aussi une autre série où il y a des camions. Cette série qui n’a certainement pas été faite au Brésil montre des rues et des lignes de camions toujours sous le même principe ; très rapide, instantané. Il y a quelque chose du cinéma dans votre visualisation du réel. Que dites-vous à travers ces dessins ?
VC : Pour revenir aux dessins de Rio, les véhicules sont omniprésents, surtout les bus, on se déplace beaucoup en bus ; ils vont très vite et font la course entre eux. Quand on est au fond du bus parfois on peut faire des sauts de 50 cm, par rapport au mouvement, c’est assez important. La deuxième série est l’histoire d’un homme d’une favela au-dessus de Copacabana qui s’est fait tuer. Le lendemain, les habitants de cette favela, pour montrer leur mécontentement, sont descendus dans la rue, ont bloqué un tunnel où passent beaucoup de voitures et ont pris un bus en otage. J’ai donc fait deux dessins d’après des photos du journal où l’on voit des hommes pousser une voiture pour montrer leur colère. Il y avait une photo à côté où l’on voyait des femmes qui, pour montrer le même mécontentement, poussaient des poubelles orange vides et des chaises.
AF : Après cela vous avez fait une série où il y a presque uniquement des camions.
VC : Je l’ai fait un an après. Il n’y avait pas autant de véhicules qu’à Rio, mais c’était plus pour parler de problèmes sur l’espace.
AF : Sur l’espace, sur la pollution, vous voulez dire ?
VC : Non pas la pollution, par exemple le premier : « Est-il possible de passer entre un trou, une cabine et un camion » pour moi ce sont des choses fondamentales sur l’espace que je peux aussi utiliser en volume. Ce sont des choses qui paraissent absurdes.
AF : Vous avez parlé plusieurs fois de l’absurde, vous avez dit qu’il y a des dessins qui sont vraiment de l’ordre de l’absurde. Qu’entendez-vous par ce terme, car je suppose que si l’on manie l’absurde on a envie qu’il prenne du sens, on a envie de dire quelque chose.
VC : Au départ je ne veux pas spécialement parler de l’absurde. Je veux simplement retranscrire ou transcrire des évènements réels.
AF : Ce que vous faites très bien d’ailleurs tout le temps.
VC : Sauf que souvent il y a certaines absurdités qui tendent au ridicule ; comme la série avec le cheval « Est-il possible de fabriquer des allumettes tirées par un cheval » qui va aussi être montrée à Sète.
AF : Là, c’est presque du Queneau.
VC : Le cheval est exposé à Sète parce que c’est presque un véhicule. C’est d’après une situation vécue dans laquelle je transportais trois morceaux de bois de 1m80 dans le TGV, d’où je me suis fait expulser à Montpellier. Le titre de ce dessin vient du contrôleur qui était en train de me faire une amende et qui disait à un de ses collègues : « Cette demoiselle va fabriquer des allumettes tirées par un cheval ». Ce qu’il disait était d’un humour douteux, je lui ai demandé de répéter ce qui ne lui a pas plu. Il a fait arrêter le train puis a jeté les trois morceaux de bois sur le quai et je suis descendue. J’étais en colère et j’ai fait ce dessin deux jours après.
AF : Donc vous faites du dessin-réaction. Tout à l’heure j’ai dit que vous faisiez du dessin-action parce que vous partez du réel, un réel qui vous a fâché ou qui veut dire autre chose, ou une situation absurde et vous démarrez. Je les ressens comme des flashes, des instantanés, comme une position prise rapidement par rapport au monde qui vous entoure.
VC : Voilà, oui.
AF : Il y a une autre série qui est là ; je ne suis pas sûre qu’elle soit entièrement présentée à Sète, mais on va en parler quand même, c’est Tant qu’il aura des femmes, parlez-moi de ces premiers dessins où l’on voit un magasin.
VC : J’ai sélectionné trois dessins qui sont visibles ensemble. Il y a ce premier dessin qui s’appelle Tant qu’il y aura des femmes, c’est une photo que j’ai prise à Perpignan dans un petit passage commercial qui n’est pas spécialement à la mode aujourd’hui. Tant qu’il y aura des femmes est une marque de magasin pour des robes de mariées, un peu ringarde, je pense.
J’ai fait cette photo puis le dessin. Le deuxième dessin s’appelle Les pâles du désir, c’est d’après une photo du quotidien L’Indépendant de la région de l’Aude et de l’Hérault, une photo d’éolienne avec ce titre-là : C’est un sujet problématique et important en ce moment dans la région.
AF : C’est quelque chose qui est actuellement en pleine discussion, donc c’est là aussi une sorte de réaction ?
VC : Oui. Le troisième, c’est Reprise de tête, c’est un dessin sportif. D’après la photo d’une voiture de course en train d’avoir un accident.
AF : J’aimerais bien que vous parliez des dessins de boxe sportive que vous faites et qui ne sont pas forcément montrés à Sète, correspondent-ils à cet engouement pour le sport à l’heure actuelle, à tous les problèmes que cela pose ; ou bien à une sorte de visibilité du corps qui vous permet de dessiner rapidement, ou autre chose ?
VC : Ces dessins de boxe, je les ai faits en même temps que les dessins sur le rugby. Ce qui est drôle dans ces journaux comme L’Indépendant, c’est qu’il y a beaucoup de pages sur le sport, les photos sont parfois plus intéressantes que celles qui parlent de l’actualité. Le rugby est un sport très important, le corps aussi. J’ai appelé ces dessins Sportif comme une blague, pour pouvoir les montrer avec des dessins différents comme les véhicules.
AF : Je m’étais posée des questions sur cette série, sur la boxe ou le rugby. Finalement ce qui est le plus important, c’est votre façon de lire le journal, l’actualité. Vos dessins sont à la fois très réalistes et par moments énigmatiques. On ne sait pas pourquoi on a une série de camions justement parce qu’il n’y a pas de décors, il n’y a pas de montagnes, il n’y a pas de villes autour. Il y a une espèce de prise de position radicale que vous énoncez.
VC : J’ai aussi un travail d’écriture et je fais des constructions.
AF : En fait c’est un rapport à l’actuel qui me paraît être très frappant.
VC : C’est comme dans la série de Rio, il y a des dessins qui ne parlent pas forcément de la violence : Les ailes à imagination, où l’on voit deux personnages portant une espèce de forme rouge, j’avais envie de l’intégrer entre deux dessins évoquant la violence. Ou des choses un peu plus absurdes comme le dessin où il y a une manifestation étudiante : un étudiant avait écrasé un œuf sur la tête du Ministre de l’Education de l’État de Rio. Le lendemain dans tous les quotidiens en première page, on voyait la tête du ministre avec l’œuf qui dégoulinait. Dans cette histoire, deux jours après, l’étudiant avait écrit une lettre pour s’excuser, comme quoi il ne recommencerait plus jamais. Deux mois après le pauvre Ministre de l’Education a reçu un morceau de bois sur la tête ; je crois que quelque temps après il a démissionné.
AF : Suite aux élections du Brésil qui ont mis Lula à la tête du pays, peut-être que tout d’un coup, votre série va prendre un élan historique particulier.
Je vous remercie beaucoup d’être venue aujourd’hui, vos dessins sont donc exposés au CRAC à Sète dans l’Hérault, avec d’autres artistes et l’intitulé en est Nos Troubles et cette exposition a lieu jusqu’au 12 janvier 2003.