Les apparitions.
Valérie Mazouin
« Dans le jeu s’ébauche la première forme d’expérience individuelle »
— Walter Benjamin, Écrits français, Gallimard, Paris, 1991, p.182.
Provoquer les surprises, faire le choix du jeu au cœur des images, Valérie du Chéné et Régis Pinault cherchent à ne pas tromper l’enfant qui est le plus proche d’eux, celui ou celle que l’âge adulte a su protéger. Baudelaire a écrit : « L’enfant voit tout en nouveauté ; il est toujours ivre ». Ce travail filmique et d’exposition en projet-gigogne (exposition-film - film-exposition) est la trace de cette ivresse de l’enfance vue comme une errance joueuse. Leur deuxième film À pas chassés, socle de leur exposition, s’ouvre sur la scène d’une enfant absorbée à lire une bande dessinée et se termine sur la disparition d’un fantôme. Porbou, la ville espagnole frontalière qui voit mourir Walter Benjamin, ce philosophe et critique allemand, est le territoire élu. Les écrits de l’auteur, essentiels aux artistes, entrent en forte résonance plastique. La lumière, la couleur, l’enfance, thèmes chers à l’écrivain, dessinent le scénario du film qui s’articule autour du fantôme-philosophe et de la ville devenue espace onirique. Le langage choisi du tournage développe un espace chimérique. Je constate ici la constitution d’une matière qui intrinsèquement offre une projection instantanée de l’espace d’exposition. Un lieu de disparition auréolé de mystère se déploie aujourd’hui à la Chapelle Saint-Jacques en apparitions simultanées que sont le ciel, la mer, les objets, la couleur, la lumière, les mots, les architectures.
Décor et disparition
« Ce qui rend à ce point incomparable et irremplaçable la toute première vue d’un village, d’une ville dans le paysage, c’est quand, le lointain résonne en communion étroite avec le proche. L’accoutumance n’a pas encore fait son œuvre. À peine commençons nous à nous y retrouver que le paysage a brusquement disparu, comme la façade d’une maison, lorsque nous y pénétrons. »
Sens unique, Walter Benjamin, extrait du châpitre Bureau des objets trouvés, objets perdus, 1ère parution 1928.
Je sais que lorsque le film s’engage, nous sommes déjà à l’intérieur de la maison. Valérie et Régis invitent à habiter, habiter une enfance, construire une flânerie, jouer du dedans-dehors où le temps semblerait s’étirer avec délice. L’ambivalence des émotions, l’omniprésence des sentiments offrent une projection de l’enfance dont la symbolique des objets, des couleurs et des sites géographiques témoignent : la mer, une lampe de pêcheur, une lanterne, un phare, des sphères argentées des colorés, les chênes du sud, les rochers gris, noir, blanc, la nuit, le jour. Habiter un lieu, être habités, je pense à cela. D’ailleurs, je les vois encore marcher dans la rue, poser leur caméra. Je tente de les comprendre dans leur poursuite punitive d’une rumeur : celle qui avec cruauté ne retient pas l’innocence et effrite les ivresses. Je vois qu’il y a cette attente des reflets, des souffles, des lumières, ceux et celles qui éclairent une histoire à plusieurs entrées et que l’on attend plus douce. Ici même, l’exposition est déjà en question ; au moment du tournage. En présences vives, les silhouettes évanescentes - Fantôme - Philosophe - Enfance s’effacent peu à peu, enveloppent l’ensemble de la production d’images. Les objets ont alors véritablement une double parole, ils oscillent entre forme narrative à regarder et compagnons d’actions, de dialogues, à la fois pour le film et l’exposition.
Aujourd’hui, après avoir réalisé leur second film À pas chassés, l’exposition en est un prolongement, une continuité́. Le film emboîte le pas à l’installation. Ensemble, de l’installation à la manipulation ; objets, dessins, vidéos, peintures, sculptures, affiches, réinvestissent les images cinématographiques. Le film et l’exposition s’encouragent dans une narration chargée de ce supplément d’âme accordé au décor de théâtre. S’opère alors une progressive disparition cinématographique qui réactive l’esprit des lieux. La praxis à l’œuvre pour un champ des possibles : l’exposition d’un jeu à deux voix, quatre mains, une pensée partagée, une scène pour des espaces ludiques de circulation.
Les textes de Walter Benjamin et la thèse Georges Bataille, Walter Benjamin: divergences du matérialisme (1929-1939) d’Ana Samardžija Scrivener ont permis la réalisation du scenario du film.
Walter Benjamin, né à Berlin en 1892, est un philosophe, historien de l’art, critique littéraire, critique d’art allemand de la première moitié du XXè siècle, rattaché à l’école de Francfort. Il trouve refuge en France après la prise du pouvoir par les nazis en 1933. Il se suicide le 26 septembre 1940 à Portbou.
Ana Samardžija Scrivener est philosophe. Après des études de philosophie et de lettres françaises à l’Université́ de Ljubljana, Slovénie, elle poursuit les études de philosophie à l’Université de Strasbourg, auprès de Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe. En 2019, sous la direction de Catherine Perret, elle soutient une thèse de doctorat en esthétique : Georges Bataille, Walter Benjamin : divergences du matérialisme (1929- 1939).