Sémillance des limbes.

Joséphine et le monde.

Paul de Sorbier

L’artiste Derek Jarman, atteint d’une maladie alors incurable, employa son énergie déclinante à cultiver un jardin presque situé à l’ombre d’une centrale nucléaire. Joséphine Salvan tailla ses buis, récolta ses prunes et soigna, elle aussi, son environnement dans un contexte d’urbanisation intense du paysage avoisinant. Nicolas Puyjalon, quant à lui, décida d’investir la Maison Salvan durant l’été 2024, en la recevant comme un espace d’investissement, de recours, de soin peut-être. Il plaça sa pratique habituelle de la performance au second plan, pour privilégier un travail contextuel, de résidence, donnant lieu in fine à une installation qui assemble des dessins, des vidéos, des objets. Émanant d’une recherche sur l’intime, tout ce qui est donné à voir dans sa proposition apparaît dans une forme de nudité: les dessins faits de pastel gras sur des formats A4 flottent en toute simplicité sur le mur, les vidéos se retrouvent diffusées sur des écrans dégagés di superflu. Ces dessins-inspirés à la fois parle contexte, par les premières apparitions de Gaston infiltrant le journal de Spirou et par la revue Butt1 – précèdent les vidéos. Ils en constituent la recherche, une forme prototypique de storyboard décousu et rêveur. Ils regagnent ensuite une forme d’autonomie dans l’installation. Ils étalent alors l’étendue sensible d’un thème exploré : l’immensité singulière d’un quotidien parmi d’autres, d’un personnage souhaitant échapper aux représentations. En réaction, ils appellent à eux des regards qui, librement, peuvent s’appesantir, s’impatienter pourquoi pas, chercher, se comporter un peu comme la caméra dans la très belle scène d’ouverture du film Showing Up2 . L’ensemble de la matière dessinée et filmée façonne un corpus à la fois fictionnel et documentaire en se situant à l’intersection de plusieurs réalités. Cette matière témoigne tout d’abord de la démarche au long cours de Nicolas Puyjalon, sous une forme quasi autobiographique, par une manifestation de son travail de performance : il coud de potentiels costumes, il revisite certaines de ses actions en mettant en scène, par exemple, un repas outrancier, fait d’ambiguïtés entremêlant plaisir et malaise. Elle évoque encore la mémoire de Joséphine en sa maison. Elle renvoie enfin à des pratiques et des stratégies de communautés LGBT+ qui, depuis des décennies, puisent dans les espaces domestiques des cadres spatiaux pour l’apaisement et la lutte.

Je suis un cœur battant dans le monde, 2024, installation, vue de l’exposition collective Sémillance des limbes, 2024, Maison Salvan, Labège, détail, photo Vincent Boutin

L’exposition interroge les seuils, ces fins espaces de télescopage ou d’hybridation entre l’extérieur et l’intérieur. On peut relever le filtre violet de la première salle, la présence du chien boudin de porte, le rideau de porte anti-mouche à l’arrière. Beaucoup d’images filmées par Nicolas Puyjalon soulignent ces interstices particuliers. Sur l’une d’entre elles, à l’heure bleue, l’artiste se dresse tranquille et solitaire devant le centre d’art devenu son foyer. Cette situation évoque la notion d’émigration intérieure et cette attitude d’artistes allemands et allemandes sous le régime nazi. Depuis chez eux, ils se révoltèrent passivement contre les forces dominantes, en ne réemployant aucun signe idéologique émanant du pouvoir dans leurs productions, voire même en s’y opposant par l’allégorie. De l’image de cette résistance calme de l’artiste, mise en scène par Nicolas Puyjalon, découlent des métaphores gigognes : le rythme d’une personne âgée contre celui de son environnement; un homme et son identité singulière, encore un peu dérangeante dans le corps social, contre la normalisation des conduites; un artiste et sa recherche contre le fonctionnement parfois utilitariste du monde de l’art.

Je suis un cœur battant dans le monde, 2024, installation, vue de l’exposition collective Sémillance des limbes, 2024, Maison Salvan, Labège, détail, photo Vincent Boutin

Dans les nuits imposées, dans les espaces quotidiens et domestiques, un simple néon de cuisine - à l’instar de celui installé par l’artiste - a la capacité de donner de la lumière, de créer une parfaite intimité et de bâtir un environnement idoine. Un néon est alors peut-être une véritable « lune si claire que [l’on peut lire à sa lumière »3 .

Texte à propos de l’installation Je suis un cœur battant dans le monde, 2024, présentée dans l’exposition collective Sémillance des limbes, 2024, Maison Salvan, Labège, de Paul de Sorbier, commissaire.

Author

Notes

  1. Revue portant sur les cultures homosexuelles masculines au ton libre
  2. Kelly Reichardt, Showing Up, 2022, 1h48min
  3. Ernst Jünger, Sur les falaises de marbres,Paris, Gallimard, 1979 pourla présente édition